Peu connu en France, le personnage de Jean Hus (vers 1372-1415) est pourtant révéré en République tchèque comme un héros national. Mais, si les besoins de la cause ont présidé à son annexion par le camp nationaliste, ce docteur évangélique incarne avant tout, loin de tout conformisme intellectuel, les potentialités subversives du christianisme à l’égard de toute autorité, ecclésiastique comme étatique. Le mouvement se réclamant de lui, que l’on nomme le hussitisme, est ainsi à l’origine d’une révolution chrétienne inédite à la fin du Moyen Âge.
S’il est un lieu commun sur lequel « réactionnaires » et « progressistes » s’accordent, c’est que la religion chrétienne est nécessairement du côté du conservatisme politique et social. Jadis remisée sur le banc de l’obscurantisme par les esprits les plus « éclairés », elle tend aujourd’hui à être instrumentalisée par les courants nationalistes ou conservateurs qui, alléguant des « racines chrétiennes » réduites à un simple patrimoine identitaire, vantent une chrétienté idéalisée afin de sanctifier l’ordre établi et de justifier la sacralisation du pouvoir politique. C’est hélas oublier que le christianisme a très fréquemment été, au cours de son histoire, un facteur de subversion plutôt que de conservation. Des premiers martyrs chrétiens au théologien Jacques Ellul, en passant par le réformateur Thomas Müntzer, le philosophe Søren Kierkegaard ou encore le penseur hétérodoxe Nicolas Berdiaev, de nombreux auteurs justifient leur révolte contre l’ordre établi au nom de leur foi chrétienne, allant quelquefois jusqu’à prêcher, pour certains d’entre eux, une forme de révolution sociale. Une autre figure, à bien des égards inclassable, mériterait d’être citée : celle de Jean Hus.
Jean Hus, ou Jan Hus, naît vers 1372 de parents modestes dans le village de Husinec, en Bohême. Son parcours révèle une ascension sociale exemplaire pour l’époque. Ayant eu le privilège de recevoir une instruction, il monte à Prague pour devenir clerc et suivre le parcours universitaire. Le jugement ultérieur de Hus sur cette phase de sa vie s’avèrera catégorique : bien qu’alors destiné à la prêtrise, le jeune clerc aurait commis le péché, pourtant relativement commun dans les milieux estudiantins, de s’adonner aux jeux de hasard, aux fêtes et aux carnavals. L’étudiant de basse extraction se serait d’autre part trompé sur le but de sa vie, étant plus préoccupé par le désir de réussir et de parvenir socialement que par le salut de son âme.
C’est malgré tout durant cette période que Hus se convertit, sans doute de façon progressive, bien que le clerc présente les choses de façon quelque peu lapidaire. À l’entendre, il aurait en effet connu une soudaine volte-face « lorsque le Seigneur Dieu me donna de reconnaître les Écritures ». Cette révélation n’en est pas moins initiée par les rencontres de Hus avec des intellectuels proches du mouvement réformateur pragois, très présent à l’université. Les figures emblématiques de ce courant insistaient alors sur le retour au message évangélique, ainsi que sur la nécessaire réforme du clergé pour y parvenir. Ces universitaires ne se contentaient pas d’être des intellectuels. Le principal représentant de ce renouveau évangélique, Jean Milic, fonde ainsi la chapelle de Bethléem, amenée à devenir une école de prédicateurs populaires, un internat pour étudiants pauvres, un lieu d’instruction pour le peuple et le laboratoire de la Réforme pragoise.
Mais c’est avant tout par l’intermédiaire de ses lectures que Jean Hus en vient à une piété évangélique. Les écrits du réformateur anglais John Wyclif, qui commençaient à se diffuser largement dans les milieux universitaires pragois, ont sur lui une influence profonde. C’est à Wyclif que Jean Hus doit la majorité de ses idées : la nécessité d’une Réforme de l’Église, la primauté de l’Écriture, le retour à la pauvreté évangélique, la prédication de la Parole en langue vulgaire…
L’ascension d’un prédicateur : vers une Réforme populaire
Hus entre à la chapelle de Bethléem en 1402 et devient vite son prédicateur le plus apprécié. Sous son ascendant, la chapelle devient le centre d’un christianisme populaire, où les Pragois se massent pour entendre un enseignement en tchèque et chanter certains cantiques dans leur langue. La réforme tchèque se distingue par son « évangélisme moralisant et pimenté d’eschatologie » (Olivier Marin). Alors que la Réforme protestante ultérieure sera marquée par un fort paulinisme, le premier hussitisme privilégie les Évangiles, en particulier le sermon sur la Montagne, et l’Apocalypse sur les épîtres de saint Paul. Une telle orientation théologique se traduit par une insistance sur la nécessaire pauvreté du clergé, ainsi que sur son indispensable moralisation, sans oublier une tendance au millénarisme, marquée par l’attente de la fin des temps, pouvant dévier vers le radicalisme. Tous ces éléments convergent vers une critique du clergé existant, jugé corrompu, décadent et peu évangélique. Par l’intermédiaire de Hus et d’autres prédicateurs populaires, le courant réformateur pragois, d’universitaire qu’il était, tend à devenir un mouvement de masse.
Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que la hiérarchie ecclésiastique ait tenu à censurer ce ferment de subversion. Sous la pression de Rome, l’archevêque Zybnek interdit la critique du clergé en tchèque, la prédication dans les chapelles, ainsi que le chant des cantiques en langue vernaculaire. Choqué par de telles décisions et bénéficiant du soutien du roi de Bohême Venceslas IV, Hus décide d’en appeler au pape Grégoire XII. Mais, sans grande surprise, Rome promulgue une bulle d’excommunication contre lui en 1411.
Le mouvement semble alors hésiter entre une réforme populaire radicale et une réforme princière, d’inspiration gallicane. Mais l’histoire tranche brutalement. En 1412, Hus dénonce l’autorisation faite par Venceslas d’une campagne d’indulgences dans son royaume, censée financer la croisade du pape pisan Jean XXIII contre le roi Ladislas Ier de Naples, soutien du pape de Rome, en ce temps de Grand Schisme pontifical. Pour le réformateur, la remise de peine qu’offre l’indulgence constitue une offense au sacrifice de Jésus-Christ, qui seul peut effacer les péchés. Hus défend en outre des étudiants condamnés à mort pour avoir critiqué les indulgences. Fulminant contre un tel outrage, le roi retire son soutien et le menace. Ne pouvant plus en appeler au pape ni au roi, le réformateur choisit de s’adresser directement à Dieu. Dans son Appel à Jésus-Christ (1412), Hus défend sa cause devant le tribunal du Roi des rois : « Moi donc, fondé sur le saint et fécond exemple de mon Sauveur, je fais appel à Dieu pour la grave oppression, pour l’injuste sentence et l’excommunication qui m’a été signifiée par les papes, scribes, pharisiens et juges assis dans la chaire de Moïse. Je lui confie ma cause, suivant en cela les traces de mon Sauveur Jésus-Christ. »
Obligé de fuir Prague, Hus n’abandonne cependant pas sa mission d’annoncer l’Évangile. Sillonnant les campagnes tchèques, il prêche en plein air aux paysans et villageois qui veulent bien l’écouter. Il en profite pour écrire des traités défendant sa conception de la vérité évangélique, comme son De Ecclesia (1412-1413), qui définit l’Église, non pas tant comme une institution, mais comme la communauté des croyants. Cela revient à opérer une profonde mutation, remplaçant le principe de hiérarchie par « une culture politique de tendance égalitaire » (O. Marin). Pendant ce temps, Prague, largement acquise aux idées du réformateur, est sur le bord de la révolution. En retour, la ville est menacée d’un appel à la croisade par le pape.
Le concile de Constance : la marche au martyre
Afin de calmer les tensions, l’empereur Sigismond, héritier de la couronne de Bohême, demande à Hus de venir au concile de Constance tout juste réuni (1414) pour présenter ses thèses et essayer de parvenir à un accord avec la hiérarchie ecclésiastique. Promettant au réformateur qu’il ne lui arrivera aucun mal, Sigismond lui accorde un sauf-conduit. Après hésitation, Hus finit par se rendre à Constance, sans omettre d’évangéliser les villes qu’il traverse.
Mais, plutôt que d’apaiser la situation en Bohême, les entreprises de Sigismond ne font que l’exacerber. Avant même que Hus prenne le chemin de Constance, les Pragois commencent à administrer le calice aux laïcs, en plus de l’hostie. Si la communion des laïcs au calice n’avait disparu que très progressivement, entre le XIIe siècle et le XIVe siècle, en Occident, cette évolution avait contribué à sacraliser la figure du prêtre, seul autorisé à boire le sang du Christ, dans l’imaginaire collectif. La revendication du calice pour les laïcs, ou utraquisme, devient vite un puissant symbole unificateur et l’acte de baptême du mouvement hussite naissant. De fait, l’utraquisme sape le principe de hiérarchie sur lequel repose l’édifice traditionnel : « Avec la participation de chaque chrétien à la coupe, la différence existant entre clergé et laïques tendait à s’effacer » (Amadeo Molnár). Bien plus, en présentant les ecclésiastiques comme des « voleurs » de la coupe, les hussites se donnent à la fois une cause, un ennemi commun et une vision du monde, plus égalitaire, tout en désacralisant fortement l’ordre établi. Il n’est pas surprenant que le calice, ultérieurement affiché jusque sur les bannières de guerre du mouvement, soit devenu le principal point de cristallisation de la conscience révolutionnaire tchèque.
Face à de telles menaces, l’institution ne tarde pas à réagir. Alors qu’il se présente au concile, Hus est arrêté et jeté en prison. C’est en tant qu’accusé que le réformateur comparaît. Les pères du concile lui reprochent notamment son appel à Jésus-Christ, qu’ils décrivent comme une source de subversion et de révolte contre l’Église. Ils l’enjoignent de se rétracter et d’abjurer par exemple sa conception de l’Église pour avoir la vie sauve. Le prisonnier leur répond alors avec conviction : « Moi, Jean Hus, serviteur de Jésus-Christ en espérance, je ne veux pas déclarer que chaque article tiré de mes écrits est erroné pour ne pas condamner les données des Saintes Écritures et spécialement d’Augustin. »
Le 6 juillet 1415, le jugement est prononcé dans la cathédrale de Constance : Hus est déclaré hérétique, soumis à la cérémonie humiliante de la déconsécration et condamné au bûcher. Le réformateur choisit alors la voie de l’imitatio Christi : à la suite de son Sauveur, il accepte d’être livré au pouvoir séculier par un clergé coupable, lors d’un procès inique. Ne nous étonnons donc pas de la tonalité christique de ses paroles. Entendant la sentence, il s’agenouille et prie à voix haute : « Seigneur Jésus-Christ, je t’implore : pardonne à tous mes ennemis pour l’amour de ton nom. » Tandis que les évêques le parent des ornements sacrés pour ensuite l’en dévêtir, il rappelle que « Mon Seigneur Jésus fut revêtu d’une tunique blanche pour être exposé à la moquerie lorsqu’il fut conduit d’Hérode à Pilate. » Les ecclésiastiques, criant au blasphème, réitèrent leur appel à l’abjuration. Hus leur répond : « Je redoute de le faire parce que je mentirais devant le Seigneur, parce que je ferais offense à ma conscience et à la vérité de Dieu. […] Je crains en outre de le faire, parce que je ferais offense aux gens auxquels j’ai prêché et à tous ceux qui proclament fidèlement la Parole de Dieu. » Les évêques mettent alors sur la tête de l’accusé une couronne de papier arborant des démons et l’étiquette : « Celui-ci est un hérésiarque ». Et le réformateur de se réjouir : « Mon Seigneur Jésus-Christ porta pour moi, misérable infortuné, une couronne d’épines plus lourde et plus cruelle. Innocent, il fut jugé digne de la mort la plus ignominieuse. Et moi, misérable infortuné et pauvre pécheur, pour l’amour de ton nom et de ta vérité, je porterai aussi celle-ci, qui est beaucoup plus légère, même si c’est une couronne de honte. » Hus est conduit devant la cathédrale, où ses livres sont brûlés.
Le convoi s’achemine alors vers le bûcher. Priant sur la route, le réformateur dit à Dieu qu’il est « prêt à souffrir avec grande patience et avec humilité cette mort épouvantable, ignominieuse et cruelle, pour ton Évangile et pour la proclamation de ta Parole ». Après avoir été dévêtu, Hus est enchaîné au bûcher, ce qui lui donne ainsi l’occasion de proclamer que « Le Seigneur Jésus-Christ, mon Rédempteur et mon Sauveur, a été lié avec une chaîne bien plus solide et plus lourde. Et moi, misérable malheureux, je n’ai aucune honte d’être enchaîné pour son nom. » Il ajoute : « Aujourd’hui, pour cette vérité de l’Évangile que j’ai mise par écrit, que j’ai enseignée et prêchée, […] je suis prêt à mourir joyeusement. » Les geôliers allument alors le feu. C’est en priant et en chantant des cantiques que le réformateur tchèque expire.
La révolution hussite : une théologie de combat
Loin d’éteindre l’incendie, la décision du concile de Constance ne fait que jeter de l’huile sur le feu, donnant même aux hussites « l’un de leurs atouts maîtres : la force contagieuse, presque “virale”, du martyre » (O. Marin). La noblesse tchèque, rejoignant majoritairement le camp hussite, proteste avec véhémence contre la mise à mort de Hus. L’université de Prague, de son côté, valide la distribution du calice en 1417. Le hussitisme tend à se muer en un courant d’opposition puissant et organisé.
Dans les campagnes, des tendances encore plus radicales voient le jour : au nom d’un dialogue avec Dieu dénué d’intermédiaires, l’on commence à dévaluer les objets liturgiques, à contester la sacralité des lieux de culte traditionnels ou à remettre en cause les sacrements jugés non bibliques, comme l’extrême onction. Certains s’assemblent, à partir de 1419, pour former des communautés utopiques autour de prêtres révolutionnaires prêchant et distribuant les sacrements en plein air, sur le sommet de montagnes rebaptisées de noms bibliques, comme le mont Tabor. Pour ces raisons, ces « contre-sociétés » (O. Marin) se verront attribuer l’étiquette de « taborites ». Abolissant les dominations institutionnelles en faveur de la seigneurie du Christ, seul Roi régnant sur des hommes égaux, les partisans de ce « nomadisme cultuel » renouent avec l’expérience biblique du désert : « À la fixité des lieux de culte, ils opposaient le régime itinérant du tabernacle » (O. Marin). Le retour aux pratiques apostoliques, allant parfois même jusqu’à la communauté des biens, est également caractéristique. Les repas communautaires, l’insistance sur la fraternité des membres, et la communion autour du calice contribuent à forger un fort sentiment d’appartenance, un militantisme inspiré et une véritable conscience révolutionnaire.
Bien que globalement plus modérée que ses campagnes, Prague elle-même bouillonne. Des prédicateurs millénaristes, tels que Jean Želivský, incitent la population à mettre fin aux iniquités de la ville et à œuvrer pour la venue du Royaume de Dieu. Le dimanche 30 juillet 1419, enflammés par un sermon passionné de Želivský et mus par « le mythe du fléau de Dieu, d’une sainte violence dévolue aux humbles et aux opprimés » (O. Marin), les habitants se jettent sur l’hôtel de ville et défenestrent les échevins. Face à une telle fureur, le sous-chambellan royal préfère s’enfuir, entérinant ainsi la mise à bas des autorités traditionnelles dans la ville. La révolution hussite est née.
S’étalant sur pas moins de dix-huit années, durant lesquelles le trône de Bohême reste de facto vacant, elle voit s’opposer alternativement le camp révolutionnaire aux forces royalistes, les rebelles aux croisades lancées à l’appel de la papauté, les hussites modérés (ou utraquistes) aux hussites radicaux (taborites, horebites…). Les révolutionnaires entreprennent même, entre 1427 et 1436, d’envahir la chrétienté afin de répandre la bonne nouvelle évangélique. Le spectre du hussitisme hante alors l’Europe centrale. La révolution révèle d’autre part des personnalités d’exception proches de la légende, comme Jean Žižka, le général-prophète aveugle capable de défaire des armées innombrables par son génie militaire, ses charriots de guerre et, d’après la rumeur, l’aide de la Providence. Elle consacre également l’apparition d’un nouvel ethos révolutionnaire : celui du soldat du Christ combattant pour la progression du règne de Dieu, la défaite des forces du mal et l’abolition des oppressions pécheresses. Même le retour à l’ordre, à l’issue de la révolution, ne parvient pas à effacer toute trace de radicalisme, comme l’atteste le mouvement de l’Unité des Frères, constitué en 1467, qui prétend refonder l’Église sur la pureté évangélique, plutôt que d’essayer de la réformer, ainsi que l’avaient tenté ses prédécesseurs. L’impact de la révolution hussite sur la société tchèque est donc profond et durable.
Comme dans toute révolution, l’engagement des disciples excède la pensée du maître. De même que Marx a assuré qu’il n’était pas marxiste, il y a fort à penser que Hus aurait refusé le hussitisme. Il n’en reste pas moins que son martyre a planté les semences que les révolutionnaires cultiveront : « Le caractère libérateur de la vérité, sur lequel Hus insiste avec tant de vigueur, impliquait une rupture : la libération d’une aveugle obéissance servile à l’ordre établi » (A. Molnár). Les hussites se sont contentés de dérouler les conséquences induites par les prémisses de leur maître. La théologie s’est mue en programme politico-religieux. Mais la démarche hussienne, pour moins extrême qu’elle paraisse, s’avère vraisemblablement plus radicale que le militantisme effréné des révolutionnaires. Par son désintéressement, son humilité et sa volonté de suivre fidèlement le Christ, Hus œuvre plus à démasquer la vilenie de ses adversaires et l’iniquité du système qui le condamne que tous les fanatiques et les bellicistes ne sauraient le faire. Sans doute le martyre, seul acte authentiquement révolutionnaire, est-il la plus grande des subversions. Quoi qu’il en soit, l’exemple de Hus et du hussitisme offre un parfait témoignage des potentialités radicales, toujours renaissantes, de la foi chrétienne. De fait, « la Révélation produit dans tout groupe, toute société une rupture et entraîne inévitablement la mise en question de l’institution et des pouvoirs établis, quels qu’ils soient » (Jacques Ellul). Que les conservateurs de tout poil se tiennent donc sur leurs gardes. À trop recourir au christianisme pour défendre un Ordre qu’ils fantasment, ils risquent in fine d’en saper les fondements.
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