« L’Oubli de la Vie. Michel Henry face au monde moderne » de Matthieu Giroux

Matthieu Giroux, notre directeur de la publication, publie aux éditions R&N L’Oubli de la Vie. Michel Henry face au monde moderne, un essai consacré au phénoménologue chrétien mort il y a 20 ans. PHILITT reproduit ici l’introduction qui met en lumière les enjeux principaux du livre : reconquête phénoménologique de la vie, réforme de la tradition vitaliste, ethos antimoderne de Michel Henry, sources d’inspirations, inquiétude vis-à-vis du développement de la technique…

« Est-il exact d’affirmer que la vie est restée la parente pauvre de la réflexion de l’Occident, l’objet de toutes ses méprises[1]

Michel Henry

Le projet philosophique de Michel Henry, initié en 1946 avec la rédaction de L’essence de la manifestation, sa thèse d’État publiée par la suite en 1963, est avant tout une recherche sur la nature de l’ego[2]. S’inscrivant dans la tradition phénoménologique, Henry emprunte à celle-ci des éléments de doctrine et de méthode tout en critiquant ses plus éminents représentants, notamment Husserl et Heidegger. En effet, si Henry exprime toute son admiration pour la phénoménologie constituée, « mouvement de pensée qui est l’un des plus importants de notre culture[3] », il s’en éloigne sur des points décisifs, en particulier la question de l’intentionnalité. Ceci dit, il ne récuse pas les grands principes de la phénoménologie : 1) « autant d’apparaître, autant d’être » (emprunté à l’école de Marburg) 2) « toute intuition donatrice est une source de droit pour la connaissance » (formulé par Husserl au §24 des Ideen I) 3) « droit aux choses mêmes ! » (zu den Sachen selbst !)[4]. Il estime en revanche que Husserl, malgré tout son génie, n’a pas été en mesure de cerner la nature de l’ego dans sa dimension originaire. En définissant l’essence du cogito comme « conscience de », comme visée, comme intentionnalité, le fondateur de la phénoménologie a lié, de manière définitive et exclusive, le destin de la subjectivité avec celui de la transcendance.

« Le premier manquement théorique des Leçons de 1907, c’est donc le déplacement de la cogitatio dans la vue pure qui doit la convertir  en une donnée absolue, comme si elle ne l’était pas déjà en elle-même et par elle-même, en son s’éprouver originel, en sorte que cette épreuve ou ce pathos est la donne absolue que Husserl cherche ailleurs et que, la cherchant ailleurs, il ne trouvera jamais[5]. »

Husserl ne va pas aller au bout de la révolution qu’il entend mener et reste prisonnier des schémas classiques qui lui sont parvenus via l’idéalisme allemand. Pour lui, la pensée est nécessairement un « voir » et l’appréhension de l’ego lui-même ne peut s’émanciper de ce voir, de cette « vue pure ». Le principe de l’intentionnalité husserlienne consiste à révéler l’ego dans sa relation aux objets du monde, aux phénomènes, donc dans un hors de soi. Et la connaissance même de cet ego n’est dès lors possible que dans un rapport d’objectivation. Cette façon de comprendre l’ipséité[6] est pour Henry insatisfaisante et manque l’essentiel, à savoir le mode spécifique de révélation de la subjectivité. Il va donc s’agir pour lui de renouveler totalement cette question en s’éloignant des approches spéculatives héritées de Kant qui font de l’ego une simple représentation.

Henry va tenter de faire tomber ce voile d’idéalité et de redonner une assise réelle, charnelle, au sujet. C’est avec cette exigence à l’esprit qu’il va se saisir de la notion de vie ou, plutôt, c’est la vie qui va s’imposer à lui comme une évidence, dans la fulgurance de sa présence mystérieuse. Et c’est justement ce caractère mystérieux – car la « vie est une notion bien vague aux significations multiples[7] » – qui a suscité à son égard une sorte de soupçon de la part des philosophes.

Aux yeux de Michel Henry, la pensée occidentale, depuis la Grèce antique, a délaissé la vie. Il y a chez lui une déploration de la perte de la vie qui irrigue tous ces textes et qui donne à l’histoire de la philosophie une dimension tragique. Ce sentiment récurrent d’un oubli originel et la tonalité de certaines formules permettent de formuler l’hypothèse d’un ethos antimoderne de Henry. Nous nous proposons de reproduire ici quelques citations représentatives :

« Une vie qui se nie elle-même, l’autonégation de la vie, tel est l’événement crucial qui détermine la culture moderne en tant que culture scientifique[8]. »

« Kant conduit jusqu’au bout une métaphysique de la représentativité […] avec cette condition de toute représentation, ce n’est pas seulement celle-ci qui est perdue, c’est le tout autre qu’elle, soit cette condition elle-même, l’être du je pense, l’essence de la vie[9]. »

« La vie est perdue au moment même où elle est nommée […][10]. »

« Est-il exact d’affirmer que la vie est restée la parente pauvre de la réflexion de l’Occident, l’objet de toutes ses méprises[11]

« La loi de la baisse tendancielle du taux de profit à l’âge capitaliste n’est que l’expression sur le plan économique du phénomène crucial qui est venu affecter la production moderne : l’invasion en elle de la technique et l’expulsion de la vie[12]. »

L’oubli de la vie est donc pour Henry le véritable scandale de la philosophie. À la manière de Heidegger qui faisait de l’histoire de la philosophie une histoire de l’oubli de l’être, Henry fait d’elle une histoire de l’oubli de la vie. Cette vie, qui est la condition de possibilité de tout (de la pensée, de la connaissance, du sentiment, du travail, de la relation à autrui) a traditionnellement été évacuée du questionnement philosophique. L’histoire de la métaphysique montre que les hommes se sont intéressés au problème de la substance, de l’être, de l’âme ou encore de la conscience, mais jamais à proprement parler à celui de la vie.

C’est au XIXe siècle, dans le contexte de la montée du romantisme, une réaction à l’idéalisme, que la vie va devenir le thème explicite de la philosophie. L’irruption dans le champ intellectuel du Monde comme volonté et comme représentation (1819) d’Arthur Schopenhauer marque un tournant. Henry, qui ne manquera pas de souligner le caractère révolutionnaire de l’ouvrage, interprétera les concepts de volonté et de vouloir-vire comme une manière dissimulée de nommer la vie « Résumons-nous : dans le vouloir-vivre schopenhauerien ce qui veut, c’est la vie, ce qu’elle veut, c’est la vie[13]. » Plusieurs autres philosophes majeurs s’engouffreront par la suite dans cette brèche ouverte par Schopenhauer : Nietzsche, Bergson, Scheler… Mais c’est bien Henry qui donnera à la vie, dans le cadre de sa « phénoménologie matérielle »[14], le caractère d’une essence et sans plus hésiter à la nommer explicitement.

Henry, le vitalisme et Schopenhauer

Arthur Schopenhauer

On peut légitimement se demander où se situe Henry par rapport au vitalisme, tradition qui postule l’existence d’un principe vital irréductible à la matière et qui s’oppose au mécanisme. Appartient-il à ce mouvement de pensée et si oui de quelle manière ? Et quand Henry y fait explicitement référence, de quoi parle-t-il exactement ? À cette question, le philosophe Grégori Jean note dans son ouvrage Force et Temps (2015) : « […] dans les rares passages où il se trouve thématisé, le « vitalisme » désigne […] une lignée philosophique vague et finalement assez inattendue, soit la pensée schopenhauerienne avec ses prolongements philosophiques et idéologiques dans la culture européenne, croisant certains aspects de Nietzsche, de Scheler, et parfois même du jeune Hegel et de la tradition « romantique »[15]. » Nous sommes donc loin de l’acception académique du mot qui fait de Barthez, Bichat, Lamarck ou encore Bergson les tenants du vitalisme. Ce qui n’empêche pas Grégori Jean de qualifier la « phénoménologie matérielle » henryenne de « vitalisme phénoménologique » tout en précisant : « [D]e la même manière qu’il reproche au vitalisme son défaut de « phénoménologicité », c’est un défaut corrélatif de « vitalité » que Henry déplore dans la tradition phénoménologique[16]. » En d’autres termes, Henry souhaite retrouver cette vie oubliée mais il entend bien le faire phénoménologiquement, entendu que son approche constitue un « renversement »[17] pour la méthode même de la phénoménologie, renversement qui passe par la remise en question du primat accordé à l’intentionnalité dans le cadre de la connaissance.

Michel Henry évolue donc sur une ligne de crête. Il veut être phénoménologue mais en renversant la phénoménologie et reconquérir la vie tout en subvertissant la tradition vitaliste dont il propose une définition très personnelle. Mais dire cela, c’est dire encore peu de chose de la complexité de Henry qui ne se contente pas de discuter avec Husserl, Heidegger, Nietzsche ou Schopenhauer. Il y a chez lui, malgré sa parfaite connaissance de l’histoire de la philosophie, un refus de l’académisme qui semble relever à la fois du tempérament et de la pensée. Sa marginalité et sa sensibilité littéraire[18] se reconnaissent à certaines de ses sources d’où il tire des intuitions fondamentales : les textes sacrés, les mystiques (Maître Eckhart, Irénée), les romanciers (Kafka), les poètes (Novalis) et, chose inhabituelle pour un « phénoménologue chrétien », le grand théoricien du Capital : Marx.

« Voilà pourquoi lorsque, ouvrant le vieux livre, nous lisons : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », lorsque Kierkegaard écrit que « la Vérité, c’est ce pour quoi on voudrait vivre ou mourir », ou lorsque Marx déclare : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur vie, mais leur vie qui détermine leur conscience », nous sommes, en dépit des progrès de l’analyse du langage, atteints au fond de nous-mêmes et bouleversés en notre être même[19]. »

Cette intuition du caractère essentiel de la vie, Michel Henry ne la tire pas des grands systèmes philosophiques, des « classiques », hormis de Descartes dont nous étudierons plus tard le statut paradoxal[20], mais bien plutôt des marges. Est-ce étonnant alors que le plus marginal des philosophes allemands du XIXe siècle, Schopenhauer, soit pour lui une puissante source d’inspiration ? C’est, pour Henry, le grand mérite de Schopenhauer : avoir compris le caractère irréel de la subjectivité kantienne (la métaphysique de la représentation) et le caractère profondément réel de la volonté (l’autre nom de la vie). Mais si Schopenhauer a réintroduit avec génie la vie dans l’histoire de la philosophie, sa critique de l’individuation[21] représente pour Henry une aporie insurmontable. En effet, Henry lie de façon infrangible la question de la vie et celle de l’ipséité. Découvrir phénoménologiquement la vie, c’est la découvrir comme siégeant dans mon intériorité radicale. Contrairement à ce que prétend Schopenhauer, dont la philosophie conduit à la ruine de la subjectivité individuelle, la vie n’est rien au-delà de nous : « Ainsi Schopenhauer n’a-t-il pu mettre en cause l’essence de la représentéité que pour sombrer dans une philosophie de la nuit. Loin d’être écarté, le dilemme accablant de la pensée occidentale se repose avec plus de force : ou la représentation ou l’inconscient[22]. »

Oubli et présence de la vie

200 pages, 20 euros

Si la vie revêt donc pour lui un caractère essentiel, surgit alors une question inévitable : comment ce qui est essentiel peut-il être oublié ? Henry estime que l’oubli de la vie tient en grande partie à la façon dont la théorie de la connaissance s’est développée depuis l’avènement de la philosophie en Occident, avec une radicalisation de cette approche au tournant des « Temps modernes ». La vie avait jusque-là échappé au regard des philosophes car elle ne se présentait pas devant eux comme le font les objets du monde. La vie ne se représente pas, elle n’est pas en ce sens un « ob-jet » de connaissance, c’est-à-dire quelque chose qui est placé devant soi, soumis au regard de celui qui perçoit. Or, la tradition philosophique qui est la nôtre a toujours estimé qu’un être, qu’un objet de connaissance, que la réalité même, se manifestait nécessairement dans un « hors de soi ». La vie échappant à ce paradigme, à cette réduction de la réalité à la transcendance, son destin était donc de rester pour nous inconnue, car non représentée et non perçue. L’effort de Henry va notamment consister à étudier le mode spécifique de manifestation de la vie. Car voici un des défis majeurs qui se dressent face à lui : comment connaître ce qui ne peut être représenté ? De quelle nature est la connaissance de la vie, si cette connaissance n’a rien en commun avec la connaissance des objets du monde ? Henry donne un début de réponse lorsqu’il tire du fait de l’oubli même de la vie certaines qualités propres à celle-ci :

« Ce que nous oublions d’essentiel, n’est-ce point, d’une certaine façon, ce qui est toujours là ? Et s’il est toujours là, si cet être-essentiel consiste justement dans le fait qu’il est l’essence universelle et toujours présente de la présence, l’essence de tout être-là possible et concevable, comment pouvons-nous l’oublier ? C’est donc là ce qui constitue la nature de l’oubli. Celui-ci n’est principiellement possible sur le fond de la présence de quelque chose à quoi l’on ne pense pas, et comme cet acte de n’y pas penser. L’oubli est le fait de la pensée et, quand il s’agit de cet oubli ontologique fondamental ici en question, de l’oubli de la présence pure, le fait pour la pensée de ne pas penser à cette essence qui, cependant, la rend possible et se trouve comme telle toujours présente[23]. »

Michel Henry énonce ici un de ces paradoxes dont il a le secret : ce que nous oublions le plus, ce n’est pas ce qui est absent et qui manque à nos yeux, mais bien plutôt ce qui est toujours déjà là. Il n’y a oubli que sur fond de présence. Nous pensons bien plus volontiers aux choses qui nous manquent, que nous désirons ou que nous nous fixons comme objectif. Ce qui est toujours déjà là, dans la discrétion de la présence muette, c’est ce que nous oublions le plus facilement. Or la vie appartient essentiellement à cette deuxième catégorie. Elle est avec nous depuis le départ et le sera jusqu’à la fin, de cette présence silencieuse qui permet à la pensée de s’en détourner. Le silence de la vie est d’or : nous ne vivrions pas si nous pensions tout le temps à la vie. Celle-ci est donc d’autant plus difficile à saisir que sa mise en retrait permet à la pensée d’exercer son empire sur les choses du monde. Si l’oubli de la vie possède donc des qualités transcendantales, doit-on en conclure qu’il n’est pas nécessaire de penser la vie pour autant ? Pour Henry, c’est tout le contraire. La pensée de la vie, c’est-à-dire la pensée du fondement, de l’essence, est indispensable. Précisément parce qu’elle n’est pas un principe abstrait, une simple théorie inventée par des hommes soucieux de ratiociner, mais parce qu’elle influence directement nos comportements, le développement de la culture et la relation que nous entretenons avec le monde. Selon que la vie sera oubliée ou, au contraire, justement appréhendée, c’est la définition même de l’humanité qui peut être changée.

« Si donc la vie est diminuée ou occultée, si elle cesse d’être placée au principe de l’organisation d’une société comme de la vie de chacun, au principe de chacune de ses activités, alors le temps du nihilisme est venu. Et il vient chaque fois que, de manière explicite ou implicite, cette mise à l’écart de la vie se produit, et cela pour chacune des activités dont elle est écartée. Tel est le cas de la relation érotique, lorsque, arrachée au pathos de la vie, livrée au monde, réduite à ce qui se montre d’elle en celui-ci, à travers toutes les déterminations objectives d’un corps chosique, elle se trouve réduite du même coup à ce qui en lui peut encore faire l’objet d’un désir : à sa sexualité[24]. »

Michel Henry s’est préoccupé de l’évolution des sociétés modernes et voit dans l’occultation de la vie la cause majeure des problèmes existentiels que nous rencontrons. Avant même la moindre élaboration philosophique, le sens commun peut comprendre intuitivement de quoi il retourne. En effet, les sociétés dans lesquelles nous vivons se caractérisent par la mise en place d’impératifs qui ne favorisent pas l’épanouissement de la vie, comprise à la fois comme existence individuelle et comme culture, culture que Michel Henry désigne comme « auto-transformation de la vie ». Notre monde rationaliste qui encourage avant tout le progrès scientifique n’accorde que peu d’importance à la vie. En lui, ce qui doit croître, ce n’est pas la vie en tant que telle, mais bien plutôt le PIB, les industries, les entreprises, les start-up, l’innovation, le développement des nouvelles technologies. En bref, ce que le monde technicien et néo-libéral appelle de ses vœux, c’est l’accroissement de la croissance et la progression du progrès. La vie n’a pas le droit de cité dans ce monde froid, fait de graphiques, de courbes exponentielles et de calculs. « Tous les savoirs ancestraux de la culture – de la religion, de l’éthique, de l’esthétique – issus du savoir le plus originaire de la Vie transcendantale dans l’auto-révélation et l’auto-développement de son pathos sont « obsolètes ». Au temps du nihilisme d’ailleurs, aucun de ces savoirs issus de la vie transcendantale n’a droit à la parole, pas plus que cette vie elle-même[25]. » L’occultation ou la négation de la vie, c’est cela que Henry nomme nihilisme. À ses yeux, la vie est ce qui définit notre humanité et ce qui nous distingue des robots. La vie est la source cachée de tous les grands accomplissements proprement humains. Sans elle, la civilisation – entendu qu’une civilisation des machines n’en est pas une – est impossible.

Nihilisme il y a au sens strict car la négation de la vie, ou du moins sa relégation totale, est une subversion épistémologique primordiale. D’un point de vue profane, la vie est l’essence, la condition de possibilité de tout, et, d’un point de vu sacré – prolongement que Dominique Janicaud n’hésita pas à qualifier de « tournant théologique de la phénoménologie française », la vie est Dieu lui-même. « L’affirmation selon laquelle la Vie constitue l’essence de Dieu et lui est identique, est constante dans le Nouveau Testament. Contentons-nous ici de brèves indications. « Moi je suis le Premier et le Dernier et Celui qui vit » (Apocalypse 17) ; le « Dieu Vivant » (1 Timothée 3,15) ; « Celui dont on atteste qu’il vit » (Hébreux 7, 4-10) ; « Celui qui est vivant » (Luc 24, 5) […][26]. » Le monde technicien, en pratiquant l’occultation de la vie, met en danger l’humanité de l’homme dans la mesure où celui-ci n’est plus capable de développer ses potentialités liées au savoir de la vie, c’est-à-dire tous ces savoir-faire traditionnels remplacés aujourd’hui par des tâches basiques comme celles consistant à appuyer sur un bouton pour enclencher un mécanisme. Le monde technicien se substitue également à Dieu puisqu’il croît en son propre auto-développement, indépendamment de la vie qui fonde toute pensée et toute réalisation dans le monde.

Michel Henry n’aura de cesse de dénoncer l’illusion transcendantale de l’ego, où quand l’homme croit pouvoir tirer ses propres capacités uniquement de lui-même alors que c’est la vie qui les lui confère : « L’oubli : celui de la Vie qui en son Ipséité le donne à lui-même et du même coup lui donne tous ses pouvoirs et capacités – l’oubli de sa condition de Fils. La falsification : faire de la donation à soi de l’ego et de tous ses pouvoirs l’œuvre de cet ego lui-même. Dans l’illusion transcendantale, l’ego vit l’hyper-pouvoir de la Vie – l’auto-génération en tant que l’auto-donation – comme le sien propre, transforme le second dans le premier[27]. » L’oubli de la vie rend l’homme arrogant et le conduit à sa perte. L’illusion transcendantale de l’ego est une des sources du prométhéisme moderne. La négation de l’origine, du jaillissement originel, de la source première qui perpétuellement se déverse en nous est un crime philosophique dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer. Car cette compréhension de l’homme capable d’être et d’agir sans la vie est synonyme de mort spirituelle.


[1]C’est Moi la Vérité, p. 65.

[2]Henry avait auparavant écrit un mémoire de fin d’étude publié à titre posthume en 2004 sous le titre Le bonheur de Spinoza et son ouvrage Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, sa thèse complémentaire, a été en réalité achevé en 1940 bien que publié seulement en 1965.

[3]Phénoménologie de la vie I, p. 59.

[4]Plus tard, Henry fera sien un quatrième principe énoncé par Jean-Luc Marion dans Réduction et donation (1989) : « d’autant plus de réduction, d’autant plus de donation ».

[5]Phénoménologie matérielle, p. 68.

[6]L’auto-référentialité du sujet ou, autrement dit, la façon dont l’ego a conscience d’être lui-même et non quelqu’un d’autre.

[7]Phénoménologie de la vie, I, p. 39.

[8]La barbarie, p. 113.

[9]Généalogie de la psychanalyse, p. 151.

[10]Ibid., p.9.

[11]C’est Moi la Vérité, p. 65.

[12]La barbarie, pp. 91-92.

[13]Généalogie de la psychanalyse, p. 165.

[14]« J’appelle phénoménologie matérielle celle qui prend en compte la matérialité phénoménologique de la phénoménalité pure, c’est-à-dire celle-ci dans son effectivité. Une telle phénoménologie n’a pas affaire à des « phénomènes », c’est-à-dire à des contenus de connaissance […]. Il s’agit uniquement de ce mode de donation et finalement de la phénoménalité pure en laquelle il consiste : celle-ci doit être prise en considération et apportée à l’apparence. » in Philosophie de la vie II, p. 65.

[15]Jean Grégori, Force et Temps. Essai sur le « vitalisme phénoménologique de Michel Henry, Paris, Hermann, 2015, p. 23.

[16]Ibid., p. 28.

[17]Michel Henry utilisera de manière explicite et à plusieurs reprises le terme de « renversement de la phénoménologie » pour qualifier sa propre entreprise : « Le renversement de la phénoménologie a surmonté l’aporie à laquelle la pensée se heurte constamment dans son effort pour voir et saisir notre vie invisible. En opposant à l’apparaître ek-statique du monde, en lequel le voir ne voit jamais que du visible, l’auto-révélation de la Vie absolue, la phénoménologie de la Vie a reconnu en celle-ci l’essence originaire de toute révélation.» in Incarnation p. 135.

[18]Malgré le prestige intellectuel qui était le sien, Michel Henry a préféré rester enseigner à Montpellier alors que les portes des grandes universités parisiennes lui étaient ouvertes. De même, il a mené une vie solitaire, loin des mondanités, où il s’est attaché à développer durant toute sa vie une philosophie originale et à produire une œuvre littéraire (Prix Renaudot en 1976 pour L’amour les yeux fermés).

[19]Philosophie de la vie, I, pp. 39-40.

[20]Michel Henry estime que Descartes a eu cette grande intuition du caractère immanent de la subjectivité mais qu’il l’a perdue en chemin, lui préférant le paradigme moderne transcendant de la représentation.

[21]Pour Schopenhauer, seule la volonté hypostasiée veut, de manière irrationnelle et sans but apparent. La volonté individuelle est une illusion. Elle n’est que l’expression de cette puissante volonté métaphysique.

[22]Généalogie de la psychanalyse, p. 177.

[23]L’essence de la manifestation, §45, p. 483.

[24]Incarnation, p. 313.

[25]Ibid., p. 318.

[26]C’est Moi la Vérité, p. 40.

[27]Ibid., p. 177.