Hilaire Belloc : la permanence de l’esprit hérétique à travers l’histoire

Les éditions Artège publient cette année une traduction française inédite de The Great Heresies d’Hilaire Belloc. En démontrant comment les grandes hérésies du catholicisme résultent de formes d’esprit permanentes dans l’histoire, le penseur britannique souligne le génie du catholicisme et son incompatibilité avec la modernité, elle même fruit de l’esprit protestant.

Hilaire Belloc

La publication de cette traduction est l’occasion de découvrir le prolifique auteur que fut Hilaire Belloc. Historien de formation, ami proche de G. K. Chesterton, mais également poète, romancier, député et chroniqueur militaire, Hilaire Belloc était britannique par sa mère mais fervent catholique né en France en 1870 d’un père français. Dans Les Grandes Hérésies publié pour la première fois en 1938, il présente et analyse les principales hérésies qui se sont successivement opposées au catholicisme : l’arianisme, ce qu’il nomme l’hérésie mahométane, l’hérésie albigeoise et le protestantisme. Dès l’introduction de l’ouvrage, l’auteur rappelle l’étymologie du mot « hérésie » qui vient du grec hairetikos signifiant « qui choisit ». L’hérétique est celui qui adhère à un dogme à l’exception de l’un de ses aspects qu’il choisit spécifiquement de rejeter. L’hérésie se caractérise par la nature de ce choix qui corrompt l’unité du dogme en question. Belloc définit donc l’hérésie comme « l’entreprise de déconstruction d’un corps de doctrine unifié et homogène par la négation d’un élément inséparable de l’ensemble ». Par exemple, les hérésies des premiers siècles de l’Église se sont spécifiquement attaquées au mystère de l’incarnation. Avec l’arianisme puis le nestorianisme et le monophysisme, il s’agissait de débattre d’abord sur la nature exacte du Christ, puis sur les modalités de cohabitation de ses deux natures humaines et divines. 

La tentation permanente de rationaliser le dogme

Derrière les batailles conceptuelles et dogmatiques menées entre l’Église et les hérésies, Hilaire Belloc perçoit cependant autre chose que de simples querelles intellectuelles sur des détails dogmatiques. Les grandes hérésies incarneraient en réalité des types d’états d’esprit permanents dans l’histoire. Belloc met ainsi en avant la propension des grands courants hérétiques à rationaliser, à simplifier et à démystifier le dogme catholique. La première grande hérésie que fut l’arianisme illustre cette tendance. Doctrine professée par le théologien chrétien alexandrin Arius au début du IVe siècle, l’arianisme niait la nature divine de Jésus Christ. Pour les ariens, le Christ était le Fils de Dieu mais il n’en restait pas moins un homme et non un Dieu. C’est en se confrontant aux partisans d’Arius que l’Église catholique proclama le dogme de la consubstantialité du Fils et du Père lors du concile de Nicée en 325. Malgré toute l’attention apportée par l’Église pour choisir le vocabulaire servant à qualifier la relation entre le Fils et le Père, l’hérésie arienne se poursuivit sous de nouvelles formes qui refusaient d’admettre la stricte égalité entre le Fils et le Père. L’arianisme cherchait donc à élucider la question de l’incarnation dont elle refusait le mystère. D’autres hérésies antiques comme le nestorianisme et le monophysisme ont poursuivi cette volonté de résoudre rationnellement le « problème » de l’incarnation. Il fallait expliquer par la raison la nature de ce fils de Dieu qu’était le Christ. Pour les nestoriens, les natures divine et humaine du Christ était nécessairement strictement séparées, l’homme et le Dieu cohabitait dans la figure du Christ. Pour les monophysites, c’est la nature humaine du Christ qui était remise en question. Dans les deux cas, Dieu ne se faisait pas pleinement homme. Au milieu de ces tentatives d’explications logiques et rationnelles, l’Église a maintenu son dogme complexe et mystérieux du Dieu unique mais trinitaire. 

C’est cette même volonté de simplification et de rationalisation qu’Hilaire Belloc perçoit dans l’islam qu’il qualifie d’hérésie chrétienne. Issu d’un milieu païen dans les marges de l’Empire romain devenu chrétien, Mahomet aurait adopté un christianisme purgé de ses complexités dogmatiques. L’islam reprend l’idée d’un dieu unique créateur du monde et octroyant la vie après la mort mais nie l’incarnation en faisant de Jésus un prophète. Pour l’historien britannique, l’islam préfigure la quête hérétique de rationalisme et d’abolition des mystères catholiques que fut ensuite la Réforme. Toutes ces grandes hérésies auraient pour point commun d’avoir simplifié le dogme catholique en tentant de le purger des mystères que l’orgueilleuse raison humaine ne parvenait pas à saisir. 

Le rejet hérétique de la matière

Pour Hilaire Belloc, l’étude des hérésies révèle une autre tendance de l’esprit qui surgit elle aussi de manière chronique dans l’histoire. Celle consistant à condamner la matière. Celle-ci serait mauvaise tandis que l’esprit serait l’unique source du bien. L’hérésie albigeoise incarne parfaitement cette tendance en condamnant toute compromission charnelle avec la matière : relations sexuelles, mariage, procréation, consommation de viande et d’alcool sont prohibées. L’idéal de pureté prôné par les cathares (du grec katharos : pur) conçoit la matière comme intrinsèquement mauvaise. Belloc y voit la résurgence de l’antique hérésie manichéenne mais également le précurseur du puritanisme protestant. Ces hérésies se fondent toutes sur la détestation mortifère de la matière et de la vie charnelle, tandis que l’Église catholique condamne ce dualisme et valorise l’union de l’esprit et de la chair. 

Rejet du mystère, soif du rationalisme et refus d’habiter charnellement le monde seraient donc les piliers des grands courants hérétiques. Cependant, Belloc ne réduit pas les hérésies à leurs dimensions religieuse et spirituelle. En historien, il s’intéresse aux raisons pratiques du succès des grandes hérésies. Il note ainsi la dimension sociale des hérésies qui peuvent se nourrir des postures mondaines et utiliser les dynamiques des particularismes locaux pour prospérer. L’arianisme se serait ainsi propagé au sein des vieilles élites païennes et dans les milieux militaires romains, soucieux de se différencier de la religion très populaire que devenait le catholicisme. L’hérésie albigeoise fut également un moyen pour des identités locales de s’affirmer dans le sud de la France médiévale. Belloc se montre fasciné par le succès persistant de l’islam. Il attribue notamment ce succès au fait que l’hérésie mahométane se soit développée en dehors de l’Église et ait pu profiter pendant des siècles d’un renouvellement constant de ses combattants venus eux aussi de mondes barbares. Remarquant la possible compatibilité entre l’islam et le monde moderne, il prophétise un probable retour de la vitalité de l’islam malgré la « paralysie physique » dans laquelle cette religion se trouve lors qu’il écrit son ouvrage au milieu du XXe siècle.

Le tournant de l’hérésie protestante

Jean Clavin

Mais c’est à l’hérésie protestante que Belloc consacre son plus long chapitre. Hérésie fondamentale dont est issue la modernité et qui a ébranlé les fondements de l’Église. Il en retrace avec minutie la genèse au cours des XIVe et et XVe siècles. Belloc considère cependant que le protestantisme n’était pas condamné à devenir la religion hérétique qu’il est devenu. La Réforme aurait pu être une simple réforme de l’Église catholique sans en altérer la foi ni le dogme. L’historien retrace finement comment le protestantisme est finalement devenue hérétique et surtout comment il a altéré le catholicisme puis engendré l’esprit de la modernité. Pour Belloc, la particularité du protestantisme serait de constituer davantage une « atmosphère morale » et une disposition de l’esprit qu’une religion. La doctrine de Calvin ne régit plus le monde moderne mais son esprit perdurerait : « les fruits du protestantisme s’avèrent permanents, en dépit du fait que sa doctrine ait disparu ». Fondé sur la contestation des autorités et la primauté de l’examen individuel rationnel, le protestantisme a dissous ses propres fondements théologiques et scripturaires pour enfanter de la modernité. Tout l’ouvrage de Belloc tend à mettre en avant les spécificités du catholicisme qui n’a jamais cédé aux tentations de simplification et de rationalisation des mystères de son dogme. Pour l’auteur anglais, la Réforme protestante constitue cependant un tournant qui parvient à faire douter le catholicisme de son propre dogme. Sécularisation de l’esprit protestant, la modernité apparait également comme le fruit de ce doute de l’Église sur elle même.

Les Grandes Hérésies est l’ouvrage d’un historien qui assume sa ferveur catholique et tente d’expliquer pourquoi l’étude des hérésies permet de mieux comprendre tout à la fois le catholicisme et le monde moderne. En s’incarnant sur Terre pour sauver les hommes du péché originel, le Dieu chrétien est irrémédiablement entré dans l’histoire. Les grands courants religieux apparus ensuite se rattachent tous au christianisme. La religion ne peut plus être que catholique ou hérétique. Pour Belloc, l’avènement de la modernité ne saurait être un retour au noble paganisme de l’antiquité. Ce retour est impossible après la venue du Sauveur. Incapable de faire oublier le Christ, la modernité ne peut être qu’une inversion du catholicisme. Modernité et catholicisme seraient alors engagés dans une lutte à mort. Belloc admet que les lois organiques de l’histoire pourraient accréditer la fin prochaine du catholicisme. Mais la foi de l’auteur catholique le contraint à maintenir l’espoir d’une sauvegarde de l’Église et de la résurgence de ses mystères.

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