Pierre Musso : « Legendre révèle à l’Occident son architecture invisible sur le point de s’effondrer »

Disparu le 2 mars 2023, l’anthropologue et historien du droit Pierre Legendre laisse une œuvre monumentale de plus de quarante volumes, construite sur plus de soixante ans, dans laquelle il scrute inlassablement un autre monument : la structure dogmatique de l’Occident moderne. Fruit d’une haute érudition qui lui permet d’embrasser du regard plus de vingt siècles d’histoire, la pensée de Legendre décèle l’architecture fiduciaire qui soutient les sociétés occidentales et dont l’équilibre, à l’ère du Management généralisé, semble menacé. Co-auteur des Introductions à l’œuvre de Pierre Legendre[1], parues quelques jours avant la mort du penseur, et auteur de La Religion industrielle[2], Pierre Musso revient sur la figure et l’œuvre du fondateur de l’ « anthropologie dogmatique ».

PHILITT : Le silence qui a suivi la disparition de Pierre Legendre a indigné certains de ses lecteurs. Partagez-vous cette indignation ? Comment expliquez-vous la relative indifférence du monde universitaire à l’égard de sa pensée et de son œuvre ?

Pierre Musso, philosophe et docteur en sciences politiques

Pierre Musso : Le faible écho médiatique qu’a eu la mort de Pierre Legendre ne me trouble pas outre mesure. Legendre lui-même n’aimait pas particulièrement les médias ni les cercles académiques, les évitait le plus possible et lorsqu’on voit les hommages que les médias rendent, notamment dans l’audiovisuel, à diverses personnalités populaires – ce que n’était pas Legendre –, on peut légitimement penser que c’est plutôt à la gloire de Pierre Legendre de n’avoir pas été célébré de la sorte. En outre, Legendre a toujours été à contre-courant, à la marge des institutions universitaires et évidemment médiatiques.

La vraie cause de ce silence post-mortem, à mon sens, tient à la pure méconnaissance de l’œuvre de Legendre dans ces milieux, et en particulier en France. Si son œuvre demeure importante et largement diffusée, notamment son premier film, La fabrique de l’homme occidental (1996), avec le texte paru dans la collection des Mille et une nuits (Fayard), elle est surtout connue et reconnue à l’étranger. On compte déjà des traductions en allemand, en partie en italien, en japonais, un peu en anglais.

Paradoxalement, beaucoup de penseurs se sont inspirés de Legendre, souvent sans le citer. Legendre a été, comme il le disait lui-même, beaucoup « pillé », depuis longtemps, y compris par des sommités intellectuelles qui ne font pas nécessairement référence à l’œuvre de Legendre en le citant. C’est le sort des œuvres importantes. La sienne s’est étalée sur une soixantaine d’années, entre les années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Il a poursuivi son labeur avec constance et en marge des institutions et des disciplines. Et cette œuvre est immense. Immense non seulement par son volume – une quarantaine d’ouvrages dont ses dix « Leçons », où se trouve l’essentiel de sa pensée – mais surtout par son originalité et sa complexité. Je parlerais volontiers d’une œuvre-cathédrale. Autrement dit, un monument doté d’une architecture d’une grande complexité mais qui offre plusieurs entrées et où l’on est libre d’aller admirer tel vitrail, telle œuvre d’art dans un coin, tel texte dans un autre.

Un des aspects qui explique la difficulté à appréhender la pensée Legendre, c’est qu’on ne peut le ranger dans un tiroir, le réduire à une discipline. Legendre n’est pas simplement un juriste, un psychanalyste, peut-être un philosophe et sans doute plus un anthropologue. Lui-même se nommerait volontiers « fondateur de l’anthropologie dogmatique », ce qui est évidemment incompréhensible voire sulfureux, pour beaucoup de médias.

« Érudit à l’interface entre la science et la poésie », écrivez-vous dans la présentation des Introductions à l’œuvre de Pierre Legendre, Legendre se démarque des penseurs récents par son style érudit et son analyse pluridisciplinaire qui brasse deux millénaires d’histoire de la pensée. Quel est, selon vous, le génie propre – au sens du latin ingenium – de Pierre Legendre ?

L’intuition fondamentale de Legendre est celle du déterminisme symbolique. De quoi s’agit-il ? Legendre place au cœur de sa pensée la question du pourquoi ?. Celle-ci a été formulée, pour simplifier, par un Père de l’Église, Isidore de Séville, un encyclopédiste du VIe-VIIe siècle, qui déclinait à la fois le pourquoi vivre et mourir ? et le comment vivre et mourir ?. La question du pourquoi ? est celle du sens et, au-delà du sens, celle du symbolique, sachant que l’ « animal parlant », comme Legendre le nomme, se pose constamment la question du pourquoi ? et a conscience de cette intrigue constitutive de son être, transmise de génération en génération. L’enjeu, pour « instituer l’animal humain », est de construire des récits fondateurs, mythes ou fictions, qui répondent à cette question du pourquoi ?.

Or, aujourd’hui, dans la société occidentale, la question du pourquoi ? est largement évacuée. Soit elle se réfugie dans les religions traditionnelles, soit la société ne répond plus qu’à la question du comment ?, à la question des normes et de la technique. On se trouve donc devant ce que Legendre appelle une « errance du symbolique » ou un « délitement symbolique », c’est-à-dire un phénomène de dé-symbolisation. Cela signifie pour Legendre qu’il y a plusieurs formes de « rationalité ». Celle du principe de non-contradiction, d’abord, la rationalité de la logique au sens aristotélicien et a fortiori au sens hégélien, c’est-à-dire la montée constante en abstraction dans la rationalité. Legendre emprunte à Husserl le terme de « surrationalité » pour caractériser l’Occident d’aujourd’hui, là où Bachelard parlait de « surrationalisme », en référence au surréalisme.

La deuxième forme de rationalité, fondamentale, est celle du rêve ou du mythe, où le principe de non-contradiction ne fonctionne plus. C’est d’ailleurs la beauté du rêve, ce qui explique que l’on passe la moitié de sa vie à rêver, endormi ou éveillé. Cette seconde rationalité, tout aussi importante que la première, a minima, est occupée par les croyances, les mythes, les religions. Ce mot de « religion » plaisait peu à Legendre. Dans ses derniers textes, dans les dix dernières années, depuis les Leçons IX, il préférait la notion de « fiduciaire », empruntée à Paul Valéry. Ce terme introduit la notion de fides, la foi, qui structure une civilisation de son mythe fondateur, qui relève du symbolique, terme qui pourrait aussi être longuement discuté.

La troisième forme de rationalité, qu’on a souvent enfouie en Occident mais qui est très prégnante dans de nombreuses sociétés, relève du corporel. Cette dernière a donné lieu aux travaux de Pierre Legendre sur la danse, La passion d’être un autre (1978). Si l’on n’a pas en tête ces différentes formes de rationalité de l’animal parlant, on s’enferme, comme le fait l’Occident aujourd’hui à l’heure de la Techno-Science-Économie, uniquement dans le surrationalisme ou l’hyperrationalité technicienne, économique et techno-scientifique.

En cela, le procès de conservatisme fait à Legendre ne résiste pas à l’analyse. En effet, le déterminisme symbolique est une réaction à ce que d’autres courants, par exemple marxistes, ont nommé le déterminisme économique ou d’autres encore le déterminisme technique. Au fond, comme je l’écris de manière provocante dans ces Introductions, on pourrait rattacher Legendre à tout un courant néo-marxiste ou néo-marxien, un courant qui, contre cette formule du déterminisme économique ou technique prégnante chez Marx, Engels ou Lénine, a valorisé, à l’intérieur même de la matrice marxienne, la question des cultures, du symbolique et des imaginaires. Je songe notamment à Gramsci, aux Cultural studies, à l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer). De ce point de vue-là, on peut faire une jonction, que j’ai moi-même esquissée dans La Religion industrielle, entre l’apport de Legendre et ces courants-là. Dans tous les cas, ranger Legendre parmi les conservateurs n’a pas grand intérêt.

À quel moment et dans quelle œuvre situez-vous l’acte de naissance de l’ « anthropologie dogmatique » et du projet legendrien de soumettre l’Occident à une sorte de grande généalogie ou psychanalyse ?

Pour bien comprendre le projet de Pierre Legendre, il faut d’abord comprendre le sens qu’il donne à l’anthropologie dogmatique. Legendre emprunte délibérément un mot, celui de « dogme », qu’il qualifie de « sulfureux » puisqu’on caractérise souvent de « dogmatique » une pensée figée. Legendre réinvestit en fait l’étymologie grecque de « dogme » (δόγμα), c’est-à-dire ce qui apparaît et qui, dans son apparition, est une feinte. Il s’agit donc d’une mise en scène, d’une théâtralisation du symbolique lequel, étymologiquement aussi, est le lien qui sépare, selon l’image du billet d’un dollar déchiré dans les westerns pour se retrouver au terme d’un contrat. Ce lien qui sépare renvoie à l’indicible et l’invisible : Dieu, la Patrie – on songe au texte de Kantorowicz sur la formule « mourir pour la patrie » –, la République, la Paix, et autres croyances ou mythes fondateurs de nos sociétés. Par exemple, il me semble qu’un des mythes majeurs, en Occident aujourd’hui, est celui du progrès scientifique, instauré comme mythe par le positivisme en particulier. Les institutions, leurs normes et leurs lois, dans une société, sont instaurées et fondées « au nom » d’un mythe symbolique, d’une fiction fondatrice. Pierre Legendre cite souvent dans son œuvre cette formule du Moyen Âge : Fictio figura veritatis est, c’est-à-dire la fiction est la figure de la vérité. Cet aspect est fondamental chez Legendre.

Le moment nodal de l’œuvre de Legendre me semble être sa thèse, dirigée par Gabriel Le Bras, soutenue en 1957, intitulée « La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique : recherche sur le mandat (1140-1254) ». Legendre est ultérieurement très influencé par des historiens comme Ernst Kantorowicz ou Harold Berman, qui montrent comment l’Occident s’est construit, à partir de ce que Berman nomme le « Big Bang de la pensée occidentale », à savoir la « révolution papale », c’est-à-dire la réforme grégorienne. Cette rupture des XIe-XIIe siècles, pour Legendre comme pour Kantorowicz, est le moment-clé où le droit romain, hérité de l’Empire qui possédait une normativité puissante sans répondre à la question du pourquoi ?, rencontre le christianisme, sorte de foi sans loi. Cette rencontre naît essentiellement de la compilation faite par le juriste médiéval Gratien, auteur que cite souvent Legendre comme fondateur des institutions occidentales, dans le Decretum Gratiani ou Concordia discordantium canonum (1140). Ce Décret, prolongeant la « révolution papale », soutient que l’homme est gouverné selon deux mesures, ce qui, sur le plan des institutions, se traduira par l’opposition et la hiérarchie entre l’autorité papale et le pouvoir de l’empereur, le fondement spirituel et le fondement normatif. Il s’agit donc de la rencontre de deux monuments, le bloc juridique hérité du droit romain et l’héritage de la spiritualité chrétienne.

L’intuition de l’anthropologie dogmatique est vraiment explicite en 1974, avec la publication de L’amour du censeur : essai sur l’ordre dogmatique. La notion de « dogmatique » apparaît clairement pour la première fois dans le titre de l’ouvrage. Avec Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote (1976), ce sont les deux textes fondateurs de Legendre qui, jusqu’en 1982-1985, avec la parution des Leçons II. L’empire de la vérité : Introduction aux espaces dogmatiques industriels (1983), donneront jour de manière assez aboutie à l’anthropologie dogmatique. Il prolongera ensuite cette lecture de la réforme grégorienne dans les ouvrages suivants, donnant parfois l’impression de se répéter, comme le lui a reproché Lucien Sfez qui consacre, dans sa Critique de la communication (1988), un long chapitre à la pensée de Legendre. Legendre se répète, à mon avis, parce qu’il a découvert une structure fiduciaire, un invariant à travers l’histoire, qu’il trouve, avec Kantorowicz et Berman, dans la réforme grégorienne : la double structure de l’homme gouverné par la rationalité de la raison ou de la normativité et celle du mythe. Ces deux formes de rationalité évoquées plus haut ont été assemblées lors de la réforme grégorienne et constituent donc une structure institutionnelle de l’Occident.

Ici, nous entrons dans la seconde période de l’œuvre de Legendre. En effet, Legendre établit une jonction, notamment à partir des Leçons II qui aboutiront à son film Dominium mundi (2007), entre le « moment Gratien », au XIIe siècle, siècle lumineux du haut Moyen Âge, et la rationalité hyper-technologique de la « révolution managériale » du XXe siècle, nommée en tant que telle dans l’important livre de James Burnham, publiée pendant la Seconde guerre mondiale : The Managerial Revolution, What is happening in the world (1941). Legendre constate que le management a un rapport à la gouvernance du monde fidèle au décret de Gratien mais obéissant à une seule mesure : l’efficacité. Le pourquoi ? est évacué au prix d’une dé-symbolisation : ne reste que le comment faire ?, ce que Legendre nomme le « Gospel de l’Efficiency », le dogme de l’efficacité qui résulte de l’industrialisation de l’Occident. Sa force est donc d’avoir bien remarqué que de la réforme grégorienne sont issues deux institutions majeures de l’Occident : l’État appuyé sur le droit, qui est au cœur de sa réflexion, et l’Entreprise adossée au management. Sa critique du délitement de l’État, à juste titre, fait qu’il valorise par contrepoint le management comme nouvelle forme de rationalité de l’Occident.

Lorsque Legendre, dans cette période-là, cherche à penser l’essence des institutions, il le fait aussi à partir de la linguistique reprise par Lacan. Ce qui caractérise l’humain, l’animal parlant, c’est qu’il divise les mots et les choses. Il rentre donc, par définition, dans la représentation et pour se dissocier de l’image narcissique, c’est-à-dire de l’enfermement, comme l’a souligné Lacan, entre soi et son image, il lui faut un tiers, le Grand Autre au sens lacanien. Toute société est structurée selon un schéma ternaire, ce que Legendre reprend à l’anthropologie classique. Or si l’on sort de la ternarité pour entrer dans une structure binaire, comme c’est le cas de l’Occident contemporain, où l’institution dialogue avec la seule rationalité, l’équilibre de la société est menacé. Toute société est ternaire parce que l’animal humain distingue les mots et les choses par la parole. La première institution symbolique, c’est donc le langage. Marchant dans les pas de Lacan et empruntant à la linguistique de Saussure, Legendre fait donc de la barre qui sépare le signifiant du signifié une première forme d’institution du Tiers. Dans le stade du miroir de Narcisse se trouve aussi un tiers terme entre le sujet et son image : le miroir.

Enfin, une dernière période de son œuvre se distingue après 2009, dans les quinze dernières années de sa vie. Ce moment de sa pensée fait la part belle à la question du religieux. Legendre souhaitait produire un film sur la religion, à la suite de ses trois documentaires célèbres : La fabrique de l’homme occidental (1996), Miroir d’une nation : l’ENA (2000) et Dominium Mundi : l’Empire du Management (2007). Ayant manqué de temps, il nous laisse simplement un texte : Les Hauteurs de l’Eden (2021). Il montre dans les textes de cette période une préférence pour le mot « fiduciaire », jugeant celui de « religion » usé. Comme il l’écrit souvent, on ne connaît pas de société qui ne possède pas d’architecture fiduciaire, de mise en scène dans des esthétiques, des musiques, des théâtralisations etc., et ce, quelle que soit la société et pas seulement en Occident. 

Cet intérêt pour le fiduciaire le conduit à faire une dernière grande découverte, dans les Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le monument romano-canonique (2009) : l’idée de « Schize », selon un terme emprunté à Lacan. De même que la réforme grégorienne fournit le lien qui sépare, fondement du symbolique, la Schize désigne le moment où, tandis que le bloc juridique, c’est-à-dire la structure de rationalité et de normativité dont l’Occident est doté – celle du management et du droit aujourd’hui –, demeure indestructible, le symbolique entre en errance complète. L’Occident peut substituer un mythe à l’autre, passer de Dieu à la République, de la République à la Nation, au Progrès etc. Lors de la Schize, le lien qui sépare est séparé : la séparation l’emporte sur la religion qui, étymologiquement, désigne à la fois la lecture (religere) et le lien (religare). Le nœud qui tenait les deux aspects distingués lors de la révolution papale est brisé.

Conscient de la dé-civilisation qui a cours, à l’aune de la Techno-Science-Économie, dans « l’Occident gestionnaire », Legendre semble, dans ses dernières œuvres, quitter définitivement un navire qui s’enfonce davantage à chaque « bifurcation », selon le terme que vous employez dans Le religion industrielle. Comment l’auteur de l’Avant-dernier des jours envisage-t-il les prochaines décennies de l’Occident ? 

À plusieurs endroits de son œuvre, Legendre critique l’approche durkheimienne de la religion. Selon Legendre, une grande rupture a lieu à partir du moment où la religion devient un choix individuel et subjectif. D’où sa préférence pour le terme de fiduciaire. À l’origine, la religion désigne ce qui fonde et gouverne toute la société qui tient par cette fondation : les mythes, les croyances etc. Legendre critique par exemple l’existence d’un marché libre des religions, le « à chacun sa croyance », qui a pour conséquence que la réponse au pourquoi ? relève de la sphère individuelle. Cette dé-symbolisation entraîne, selon lui, un délitement social, puisque le fondement de la société, qui fait qu’elle se constitue et se transmet de génération en génération, provient de la réponse collective au pourquoi ? qui constitue l’identité de l’Occident et la généalogie de chaque société.

À partir du moment où la religion devient une affaire individuelle, un libre marché, les croyances contemporaines, à l’aune de la Techno-Science-Économie, relèvent de l’hyper-rationalisme et de l’hyper-rationalité technique ou techno-scientifique. Le « Au nom de » s’est déplacé vers le Progrès, la Performance et l’Efficacité. Or l’idée de Progrès étant, depuis un moment, débattue et en cours de délitement, il reste l’hyper-rationalité technocratique et techno-scientifique. Le devenir de l’Occident, selon Legendre, c’est le capitalisme du New Age, la technolâtrie de la Silicon Valley, le transhumanisme, c’est-à-dire le mythe de l’immortalité, mettre en cause toutes les limites qui sont au fondement du symbolique. Tout ce qui est techniquement et scientifiquement possible doit être réalisé : tel est le grand mythe de la Silicon Valley. On entre dans un pur fonctionnalisme positiviste, piloté par la mythologie du progrès techno-scientifique. À cet égard, pour Legendre, l’Occident court à la catastrophe. Une société qui se libère ou abandonne le symbolique est condamnée au délitement social. De ce point de vue-là, Legendre est assez pessimiste.

Legendre voit ce que l’Occident ne veut pas voir de lui-même, selon sa formule, et le regarde donc depuis les cultures étrangères, notamment celles des Suds : celle du Japon, de l’Asie et notamment de l’Afrique, qu’il a beaucoup fréquentée. Il existe donc d’autres civilisations qui n’ont pas abandonné le pourquoi ? ou qui lui ont donné un autre contenu : la communauté et le territoire en ce qui concerne l’Afrique, par exemple. Par la mondialisation positive, le concert des nations, l’Occident fait apparaître les valeurs propres des autres civilisations dites « du Sud ». À cet égard, s’il craint une « fin de l’Occident » à la Spengler ou une « fin de la philosophie » dans la cybernétique comme Heidegger, Legendre souligne que ce déclin valorise en creux les autres formes de civilisation et semble appeler à une autre mondialisation positive dans le concert des civilisations[3].

S’il reconnaît volontiers, avec Blumenberg, la « légitimité des Temps modernes », Legendre met à nu, par ailleurs, le « creuset médiéval » de cette même modernité. Dans la « querelle de la sécularisation », qui remonte au moins à Hegel, et à laquelle il prend part malgré lui, quelle est la position de Legendre ?

On ne peut faire société sans symbolique, sans fondement de croyances et de mythes : tel est, comme je l’ai déjà exprimé plus haut, le point de départ de l’anthropologie dogmatique. C’est pourquoi, selon Legendre, il n’y a pas de société qui puisse être sécularisée. Les religions ou structures fiduciaires demeurent, même si elles deviennent séculières avec la religion industrielle de la « techno-science-économie ». Dans l’anthropologie dogmatique, ce sont les institutions qui font tenir une société. Or l’institution, explique Legendre, est ce qui fait le collage entre le pourquoi vivre ? et le comment vivre ?, c’est-à-dire entre le symbolique et la norme. Si les institutions ne réalisent plus cette « colle », selon un terme emprunté aux néo-platoniciens, la structure des sociétés s’écroule. Legendre a souvent recours à la métaphore architecturale et décrit la structure des sociétés, bâties comme des monuments. D’où l’importance, chez Legendre, de la généalogie et le lien tissé entre le « creuset médiéval » où sont posées les fondations de ce monument qu’est l’Occident, et le Management contemporain, face actuelle que ce même Occident nous donne à voir. Puisque sa vision de l’histoire n’est pas linéaire mais sédimentaire, ce qui est le plus profond dans l’histoire, comme la lave au fond du volcan, peut devenir l’actualité la plus brûlante. 

Ce qui intéresse Legendre, c’est la structure invariante des institutions qui font la société. Si aujourd’hui l’Occident vacille, cela signifie que ses institutions, à commencer par l’État, institution encore majeure de l’organisation des nations dans l’Occident démocratique, ne font plus leur travail de « collage » entre la foi et la loi. Donc l’équilibre de l’édifice dogmatique de l’Occident est menacé. Ce délitement de l’institution étatique est une conséquence lointaine de la Schize. Lors de la Schize, l’État a « récupéré », pour ainsi dire, la symbolique de l’Église en transférant le théologique sur d’autres Référents. Ensuite, au gré des grandes révolutions de son histoire, celles qu’identifie Harold Berman – la révolution papale, la Réforme, les révolutions anglaise, française, américaine et russe, ainsi que la révolution managériale (fin XIXe-XXe) –, l’Occident s’est constitué et l’État a emprunté différentes « Références fondatrices ». Aujourd’hui, il parle au nom de l’efficacité, en empruntant la doctrine managériale, ce que je nomme dans un ouvrage l’État-Entreprise[4].

Mais cet effondrement de l’édifice remonte à plus loin. Dans le dernier millénaire, l’Église est la grande institution fondatrice et l’État s’empare largement du modèle de l’Église. Ce modèle de l’État-Église est devenu État-nation à partir du XVIe siècle, avec Machiavel etc. Il triomphe avec le traité de Westphalie (1648) et le Léviathan (1651) d’Hobbes, acmé du modèle étatique, jusqu’à la Révolution française et au début du XIXe siècle. D’ailleurs, l’État constitue, notamment en France, l’institution pivot, à laquelle Legendre a consacré ses tout premiers travaux, à propos de l’histoire du droit administratif par exemple. Quand Legendre voit l’État devenir un « fantôme », comme il l’écrit dans Fantômes de l’État en France (2015), il a évidemment en tête le modèle français, où l’État est l’institution de référence. La « lassitude de l’État » et son délitement est une préoccupation majeure de Pierre Legendre. Je fais l’hypothèse, dans plusieurs de mes ouvrages, que l’entreprise et le management pourraient remplacer peut-être, et servent déjà de béquilles à cet État déliquescent.

Savant juché sur les épaules d’autres savants dont il se reconnaît volontiers l’héritier, Pierre Legendre fut d’abord un lecteur érudit. S’il fallait faire – exercice legendrien par excellence – la généalogie de sa pensée, de qui rapprocheriez-vous l’auteur des Leçons ? 

Ernst H. Kantorowicz (1895-1963)

Au-delà de l’apport de la psychanalyse, du droit, de l’histoire et de l’anthropologie, Pierre Legendre est d’abord, selon moi, un grand érudit, donc un encyclopédiste, une bibliothèque ambulante comme il n’en existe plus beaucoup. Legendre a passé sa vie non seulement dans les conversations avec les plus grands mais dans les bibliothèques du monde entier, le nez dans des manuscrits. On peut le comparer, évidemment, à des historiens tel Kantorowicz ou des anthropologues comme Lévi-Strauss, dont il s’est certainement inspiré au moment de penser son anthropologie dogmatique, référence à l’anthropologie structurale. Legendre cite lui-même ses échanges avec André Leroi-Gourhan, qui a beaucoup étudié le rapport au monde de l’humain, à la fois technique et symbolique. Cette dualité traverse, sous des formes différentes, le travail de Legendre.

En outre, on sait qu’il a connu Lacan, qu’il a fréquenté, que ce dernier l’a aidé à publier dans sa collection. Legendre insiste d’ailleurs sur le fait que son œuvre complète un sujet que l’école freudienne de Paris ne veut pas aborder, à savoir l’institution, point aveugle de la démarche de Lacan selon Legendre. Cependant, Legendre descend plus immédiatement de Freud. De ce dernier, il retient une phrase essentielle à son raisonnement, qu’on trouve dans Malaise dans la civilisation (ou Le Malaise dans la culture), paru en 1935 : « Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, et que toutes deux usent des mêmes moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles – même l’humanité entière peut-être – ne sont-elles pas devenues « névrosées » sous l’influence des efforts de la civilisation même ? »

Legendre s’inscrit surtout dans la lignée des grands érudits. Je pense à Athanasius Kircher, jésuite allemand et encyclopédiste qui, au XVIIe siècle, était plus important et plus connu que Newton. Ce grand savant dans tous les domaines – mathématiques, astronomie, médecine, archéologie etc. – était, pour Legendre, un ami qu’il retrouvait et quittait chaque jour, dans sa bibliothèque. Cela ne se limitait pas aux producteurs de textes, pour ainsi dire, mais concernait beaucoup d’artistes, dans la littérature – un J.L. Borges par exemple, qu’il a rencontré –, le cinéma – Chris Marker, qu’il connaissait bien et cite dans son œuvre –, la peinture – Magritte, qu’il a souvent commenté. Texte et image sont, chez Legendre, inséparables. Il chérissait et citait beaucoup une formule de saint Augustin : sans le savoir, l’homme « marche dans l’image », à commencer par la sienne.

Les ouvrages de Legendre sont, pour cette raison, truffés d’images, des tableaux du Moyen Âge aux publicités plus récentes. Il ne s’agit pas d’une juxtaposition artificielle ou d’une érudition gratuite : c’est une façon, pour lui, de montrer comment la structure de pensée d’une société se transmet au-delà des générations ou du creuset médiéval. Du début jusqu’à la fin de son œuvre, son travail fut de déceler la structure de l’invariant au-delà des variations. 

Parmi les références de Legendre, on peut aussi songer à Gratien, grand érudit juriste qui fait une compilation de textes bibliques, patristiques et juridiques au XIIe siècle. Plus proche de nous, on peut mieux comprendre Legendre en songeant à la figure de Paul Valéry : à la fois philosophe, poète et écrivain. En bref, les références de Legendre sont toujours d’autres encyclopédistes combinant la science et la poésie, quelle que soit leur démarche personnelle et le moment historique de leur œuvre.

Au cours des vingt dernières décennies de son œuvre, Pierre Legendre a apporté une attention particulière à la jeunesse étudiante, à laquelle il consacre certains essais. Les Introductions, par ailleurs, témoignent aussi des réceptions diverses de son œuvre. Legendre a-t-il cherché à faire école, du moins à avoir une postérité intellectuelle ?

Pierre Legendre s’est préoccupé de son héritage, il me semble, dès son premier film, La fabrique de l’homme occidental, c’est-à-dire dès 1996. Le film, lorsque je l’ai passé auprès de mes étudiants en Master ou DEA à la Sorbonne, fut une révélation et une illumination pour beaucoup. Les documentaires qui ont suivi, les petits livres qu’il a publiés à l’issue de conférence à l’école des Chartes (L’inexploré, 2020) ou au lycée Louis le Grand (La Balafre : À la jeunesse désireuse, 2007), par exemple, où il s’adressait à un public jeune, le prouvent aussi. Ses dernières œuvres témoignent d’un souci de vulgarisation, dans la mesure où son œuvre et son style sont souvent arides et difficiles.

Néanmoins, le premier souci de Legendre est celui de la transmission : transmettre l’énigme du pourquoi ?. Les grandes écoles ou universités baignant dans le positivisme et le scientisme s’intéressent d’abord à l’efficacité, à la performance : tout apparaît transparent et clair. Un autre anthropologue, Georges Balandier constatait aussi que l’Occident est dans « l’hyper-puissance technologique et scientifique » faisant l’économie du pourquoi ?, autrement dit une puissance sans le sens. Legendre laisse, à sa façon, le même message.

Par ailleurs, on remarque dès aujourd’hui des lectures internationales de Legendre, des appropriations culturelles de sa pensée. Les Introductions le montrent bien : un grand érudit comme Osamu Nishitani, malgré la complexité de compréhension de l’Occident depuis le Japon, a une appréhension originale et profonde de la pensée de Legendre. Il en va de même de certains érudits allemands et italiens. Les emprunts – je parlais plus haut de pillages – cèdent parfois aux réelles appropriations. Comme un Michel Foucault, Legendre sera à mon avis vraiment reconnu lorsqu’il sera plus largement traduit en anglais. C’est aussi cela l’Occident… C’est bien pourquoi Legendre préférait mener ses conversations érudites en latin.

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[1] Introductions à l’œuvre de Pierre Legendre, dir. K. Becker et P. Musso, éd. Manucius, « Le marteau sans maître », 2023.

[2] La Religion industrielle, Pierre Musso, éd. Fayard, « Poids et mesures du monde », 2017.

[3] La formule fait référence à un ouvrage paru récemment, où la pensée de Legendre est souvent mise à l’honneur : Concerter les civilisations : Mélanges en l’honneur d’Alain Supiot, Sous la direction de Samantha Besson et Samuel Jubé, Seuil, 2020.

[4] Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Pierre Musso, Paris, éd. Fayard, 2019.