Les éditions des Syrtes font paraître l’un des grands romans de la littérature hongroise du XXe siècle, Une École à la frontière, publié par Géza Ottlik en 1959. Dans l’atmosphère austère d’une institution militaire, de jeunes élèves découvrent l’autorité, l’injustice et l’absurdité du monde adulte. En enfermant peu à peu le lecteur dans un huis clos aussi fascinant que mélancolique, le romancier parvient à transformer le récit autobiographique en réflexion sur le sens de l’Histoire.
Écrit en 1948, dans une Hongrie abîmée qui sort de la guerre aux côtés des vaincus, Une École à la frontière n’est publié qu’en 1959, dans un pays dont la satellisation par les Soviétiques est désormais parachevée. Nulle référence aux événements dramatiques de l’Histoire récente pourtant dans cette œuvre baignée de mélancolie : Géza Ottlik, en s’inspirant largement de ses propres souvenirs, s’attache à décrire le quotidien d’un groupe d’élèves intégrant la première année d’une école militaire dans les années 1920. L’institution, située près de la jeune frontière séparant la Hongrie de l’Autriche, accueille la future élite du pays.
Dans cet univers clos, hors du monde, dont l’isolement évoque celui de la jeune nation hongroise au milieu d’un continent avec lequel elle ne partage pas même les origines de sa langue, des enfants s’apprêtent à devenir des hommes. La rigueur de l’instruction, la discipline quasi-kafkaïenne et la violence permanente, imposées à ces esprits encore insouciants, ont pour but de les endurcir. Si la sortie de l’enfance signifie arrachement aux douceurs familiales, rupture avec l’insouciance de la vie rurale et confrontation avec le monde industriel et brutal de la guerre, c’est parce que la Hongrie elle-même s’est engagée dans une transformation qui doit lui permettre de rattraper son supposé retard. Plus qu’une métaphore de l’avènement du XXe siècle dans une Europe centrale brutalement tirée de sa torpeur, le destin de ces enfants annonce le désastre à venir.
À sa manière, chacun des jeunes élèves incarne une figure du Hongrois, une posture face à l’Histoire et à l’existence. Czako, dont l’indolence et le flegme face aux vexations subies évoquent le détachement de l’artiste ou du nomade ; Medve, combatif mais naïf, rappelle le militant politique que l’abus de pouvoir révolte mais que ses illusions privent de clairvoyance ; Öttzvényi, attaché aux procédures, rejetant l’iniquité et soucieux du respect de la justice, apparaît comme une allégorie du droit. Le sort tragique qui attend ce dernier, coupable d’avoir effectué, pour la première fois dans l’histoire de l’école, un signalement pour contester une punition injuste, rappelle que le droit, lorsque les temps se troublent, ne peut plus rien. Dans cette institution militaire comme dans la Hongrie dictatoriale qui s’annonce, la force supplante le droit et l’autorité se substitue à la justice.
Racontée à travers les souvenirs d’un narrateur devenu adulte, cette année scolaire éprouvante permet d’apprécier, étape par étape, la lente mise au pas d’esprits libres appelés à voir leur jugement moral se diluer dans la stricte observance de principes arbitraires. Ces règles, parfois tyranniques, souvent absurdes, n’ont besoin d’aucune légitimité. Elles n’ont pas même besoin de rationalité. Leur existence est leur unique justification et suffit à imposer qu’on les respecte. « Personne ne cherchait à nous faire admettre que les exercices d’assouplissement avaient pour but la culture physique ; il s’agissait tout simplement de nous faire commencer la journée, tous les matins dès l’aube, par une brimade d’une demi-heure. »
Au-delà du roman de formation
La précision du récit et le style minutieux avec lequel Géza Ottlik, sans jamais livrer la clef de leur signification réelle, égrène les événements qui marquent cette longue année, distinguent Une École à la frontière du roman de formation classique, dont on l’a souvent rapproché. Les développements psychologiques y sont rares. L’analyse y est absente. Seuls les détails d’un quotidien terne et répétitif permettent, par leur subtile et lente altération au fil du temps, de comprendre la profondeur des changements qui s’opèrent chez ces jeunes garçons. Moins magistrale que Les Désarrois de l’élève Törless de Musil, plus austère que les œuvres de Herman Hesse, Une École à la frontière parvient pourtant à dépeindre avec la même cruauté le destin de cette génération européenne sacrifiée.
Davantage encore que l’effacement de la réflexion introspective au profit des seuls faits nus, c’est le pessimisme de l’œuvre qui la différencie radicalement du roman de formation tel que les auteurs germanophones de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle l’ont imposé. Chez Musil, Mann ou Hesse, la sortie de l’enfance implique son lot de drames et de blessures, qui sont le prix à payer pour accéder à la véritable liberté. La critique post-romantique de la rationalité triomphante des Lumières n’en demeure pas moins raisonnable ; si l’on ne peut pas totalement dissiper les ténèbres de l’ignorance, il reste nécessaire de les affronter et de reconnaître sa propre imperfection, dans le but de se dépasser soi-même.
Chez Ottlik, les souffrances du passage à l’âge adulte ne trouvent aucune compensation. Les illusions dissipées et la naïveté perdue ne sont remplacées que par l’amertume et la résignation. Le monde auquel l’école militaire prépare ses élèves n’est ni plus rationnel ni plus beau que l’école elle-même. La même absurdité et la même violence y ont cours : grandir signifie accepter ses chaînes et sa condition. « Parmi les innombrables choses auxquelles nous tenions, certaines ont été réduites à néant plus ou moins rapidement, se sont désagrégées ou altérées », constate le narrateur. Quant aux « petits moments de plaisir » qui subsistent tant bien que mal, du séjour à l’infirmerie où l’on peut se procurer des livres à la partie de football disputée entre deux exercices, leur brièveté et leur inutilité finissent par leur ôter toute saveur. Ils sont les derniers répits enfantins que s’accorde le condamné à vivre.
Un sens tragique de l’Histoire
C’est d’ailleurs avec douleur que, devenus adultes, le narrateur et son ami Medve se remémorent leur première année. Les vexations subies ont laissé des cicatrices peut-être plus profondes que la guerre elle-même. Le sentiment de gâchis se fait plus vif encore à l’idée que tout cela n’aura servi à rien et qu’il n’y aura eu aucune justice. Les plus perfides de leurs camarades ont poursuivi de brillantes carrières d’officiers, ou sont devenus des demi-voyous. Les plus faibles ont continué à subir les outrages de la vie, même après avoir renoncé à la carrière militaire. Une fois de plus, l’Histoire s’impose comme une tragédie. La vie a tenu ses promesses décevantes. La guerre, à laquelle on les a préparés, a bien eu lieu. Tout ce qui est advenu était déjà là, en germe, dans l’esprit d’un enfant comme dans le destin d’un pays.
À mesure que l’année scolaire avance, et face au caractère implacable de l’Histoire, une question aussi absurde qu’évidente s’impose peu à peu : à quoi sert-il que le temps passe ? « Il s’écoule sans passer », semble répondre un autre écrivain hongrois, László Krasznahorkai, en exergue de Mélancolie de la résistance. Comme l’adulte dont les choix ne sont que répétitions des échos de l’enfance, comme les peuples condamnés à reproduire les mêmes actes de génération en génération, les écoliers « tâtonn[ent] en aveugles dans une durée qui a […] perdu sa véritable consistance, et tantôt il [leur semble] piétiner, tantôt les événements d’un passé récent nus paraiss[ent] extrêmement lointains. »
Reflet d’une vision cyclique de l’Histoire chère à la littérature d’Europe centrale et orientale, ce pessimisme rappelle que le passé hante le présent et détermine l’avenir, à l’échelle de la vie humaine comme des grands événements. Pour la société hongroise des années 1960, qui classa bientôt Une École à la frontière parmi les grands classiques de sa littérature nationale, sans doute s’agissait-il là d’une évidence. À bien des égards, le destin de ces écoliers répétaient-ils les drames vécus par le défunt royaume de Hongrie autant qu’ils annonçaient les malheurs de la dictature communiste – avec laquelle Gézla Ottlik maintint une distance qui, dans le contexte des années Kadar, suffisait à passer pour une désapprobation.
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