Une intuition de l’absolu : l’idéal-réalisme de Schelling

Deux cent vingt-trois ans après la parution du Système de l’idéalisme transcendantal de Schelling (1775-1854), Christian Dubois en propose, aux éditions Allia, une nouvelle traduction française. Contre la scission du sujet et de l’objet instaurée par le réalisme et entretenue par l’idéalisme classique, la « philosophie transcendantale » de Schelling reprend le projet kantien pour le prolonger, et le dépasser, en tirant des conclusions ontologiques sur la genèse simultanée du Moi et du Monde. L’histoire de la nature s’y révèle à l’aune de l’histoire de la conscience de soi, pour aboutir, en rupture avec Hegel, à la réalisation de l’absolu dans l’Art.

Le philosophe Friedrich Wilhelm Joseph Schelling (1775-1854) est couramment rangé parmi l’étroit triumvirat de l’idéalisme allemand. Mais, comme pour Fichte, la visibilité de son œuvre est souvent écrasée par la renommée de Hegel. Le fait est, pourtant, que le sillon tracé par l’intuitivisme schellingien suit une direction très distincte de celle de ses deux homologues, en dessinant une alternative à la fois à l’idéalisme fichtéen et au rationalisme hégélien. Du premier, Schelling est évidemment un héritier, comme l’explique précisément Christian Dubois dans sa présentation, puisque « ce n’est qu’en 1801 », à l’issue de la constitution de son Système de l’idéalisme transcendantal, « que Schelling se résoudra à accomplir le pas décisif, qui scellera sa rupture avec l’idéalisme fichtéen ». Bien que Schelling adopte pendant un certain nombre d’années la primauté donnée par Fichte à la philosophie transcendantale, au sens kantien, c’est-à-dire au point de vue du Moi et de la conscience de soi, de nombreux développements sur la philosophie de la Nature conduisent néanmoins Schelling à reconnaître à celle-ci un « principe autonome d’organisation et d’activité productrice infinie », et à rechercher, de l’autre côté, dans le Moi un principe absolu et « inconditionné », bien au-delà de la conscience finie qu’il représente chez Fichte.

Ainsi se dégage-t-il progressivement du « cadre trop étroit de l’idéalisme transcendantal » hérité de Fichte pour considérer au contraire que, « si la nature est un organisme universel, une totalité qui possède son principe en elle-même, elle ne peut s’expliquer purement et simplement par les actions successives de l’esprit humain ». Le processus par lequel l’esprit se naturalise, allant du subjectif vers l’objectif, que décrit la philosophie transcendantale, devient alors une perspective complémentaire d’une autre, décrite par la philosophie de la nature (Naturphilosophie) : le processus par lequel la nature se spiritualise, allant de l’objectif vers le subjectif. Le Système de l’idéalisme transcendantal inaugure l’achèvement de cette complémentarité en une identité, dont la considération marquera le divorce irrémédiable entre Schelling et Hegel.

Intuition intellectuelle

Portrait de Schelling par Joseph Karl Stieler, en 1835

La philosophie transcendantale, que Schelling dit, au chapitre IV, être une méthode ou un « instrument de recherche » plus exactement qu’une doctrine, se fonde sur la méthode cartésienne qui pose au principe de toute philosophie la proposition « Je suis », laquelle est la plus immédiatement certaine. Dans ces conditions, Schelling s’inscrit dans la tradition idéaliste, couramment opposée au réalisme, lequel se fonde plutôt sur la proposition « il y a des choses en dehors de nous ». En effet, le reproche de Schelling est que la certitude de cette dernière proposition « ne sera égale qu’à la certitude de la proposition [“Je Suis”] », qui est plus immédiate. Le point de départ de la philosophie est donc « l’intuition intellectuelle », c’est-à-dire le savoir immédiat et évident de soi. En donnant d’emblée l’être sous la forme du moi, l’intuition intellectuelle est le « fondement originaire de toute harmonie entre le subjectif et l’objectif », car, pour que la moindre altérité puisse me concerner, tant scientifiquement que moralement, il faut bien que cette altérité soit déjà donnée dans et par la conscience que j’ai de mon existence. Schelling est en ce sens post-kantien : si l’intuition intellectuelle est « indémontrable », ce n’est pas parce que son existence est inaccessible au Moi empirique, mais c’est parce que c’est le premier postulat nécessaire à tout savoir philosophique. Or, ce qui est postulé de façon première ne peut logiquement pas être conclu ou dérivé d’une démonstration antérieure : sa théorisation est d’emblée un acte pratique qui le « pose » librement au départ. C’est pourquoi le savoir philosophique ne saurait donc se contenter de l’approche qui est celle du savoir ordinaire, qui ignore ce premier principe subjectif de toute connaissance objective : « alors que, dans le savoir ordinaire, le savoir lui-même (l’acte du savoir) disparaît au profit de l’objet, dans le savoir transcendantal inversement c’est l’objet [en tant qu’objet] qui disparaît au profit de l’acte du savoir ». La Méthode transcendantale forme alors un « savoir du savoir ».

Un lecteur qui entreprendrait l’étude du Système schellingien sans passer par ces considérations introductives trouverait complètement incompréhensible et farfelue l’idée générale qui en découle, selon laquelle « la matière n’est rien d’autre que l’esprit intuitionné dans l’équilibre de ses activités ». En effet, comment dès lors l’histoire de la conscience de soi, purement subjective en apparence, pourrait-elle jouer un rôle dans la détermination, très objective cette fois, de la « pesanteur », de la « lumière » et du « magnétisme » ? En fait, la Méthode transcendantale consiste à voir un parallélisme strict entre les étapes de la constitution du savoir pour le Moi (duquel aucun chercheur, aucun savant ne s’affranchit) et les étapes de la constitution de la matière. La genèse de l’un nous renseigne sur la genèse de l’autre, et c’est pour cette raison que « les trois moments de la construction de la matière correspondent réellement aux trois actes de l’intelligence », lesquels sont le sentir, le réfléchir et le vouloir. 

En effet, Schelling tient à souligner explicitement le fait que ce qu’il appelle « idéalisme transcendantal », tout en contestant le réalisme, ne se limite pas à l’idéalisme proprement dit : il est un « idéal-réalisme », car ces deux approches philosophiques se présupposent l’une l’autre. Certes, « si je ne considère que l’activité réelle, alors surgit pour moi le réalisme ou l’affirmation que la limite est indépendante du Moi », ce qui a le défaut d’ignorer la manière avec laquelle les puissances et les déterminations de mon individualité construisent la manière que j’ai de me rapporter au monde. Mais réciproquement, « si je ne considère que l’activité idéelle, alors surgit pour moi l’idéalisme ou l’affirmation que la limite est simplement posée par le Moi », ce qui revient à oublier la façon dont des activités extérieures existent et viennent contraindre les prétentions illimitées de ma volonté. Ainsi faut-il tenir « les deux en même temps », en reconnaissant « l’harmonie préétablie » entre Moi et le monde, laquelle harmonie se rencontre aussi bien dans la philosophie théorique que dans la philosophie pratique.

Harmonie préétablie

Au point de vue de la philosophie théorique, Schelling soutient contre les réalistes et les idéalistes que la connaissance n’est ni exclusivement a posteriori, c’est-à-dire toute entière issue de l’expérience sensible, ni exclusivement a priori, c’est-à-dire toute entière dérivée de concepts innés. En effet, « le concept et l’objet naissent pour nous inséparablement et en même temps », de sorte que la connaissance est à la fois empirique et métempirique. D’une part, elle est empirique (ou a posteriori) parce que la connaissance surprend et se laisse découvrir : elle « naît […] sans aucune intervention de ma part », par exemple en physique où « je ne peux connaître à l’avance le résultat », si bien que « c’est seulement après que l’objet existe que nous en esquissons le concept ». Mais d’autre part, elle est aussi métempirique (ou à priori), parce que, tandis que notre connaissance dégage les principes et les lois de la nature, c’est-à-dire les liaisons nécessaires entre les faits, la seule expérience ne nous fait jamais percevoir une telle nécessité : aucun des faits que nous percevons n’est nécessaire, mais tous sont contingents. Donc, si notre connaissance n’était pas, aussi, « entièrement notre production », si notre savoir nous était seulement « donné de l’extérieur », alors « il n’y aurait dans notre savoir rien de nécessaire ni d’universellement valable ». Les postulats respectifs du réalisme et de l’idéalisme sont donc également corrects et doivent être compris ensemble, dans l’ « idéal-réalisme ».

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique

Ce qui est vrai du connaître l’est aussi de l’être, de sorte qu’au point de vue de la philosophie pratique, l’unité fondamentale de la subjectivité et l’objectivité doit donc pareillement se retrouver dans l’identité réelle de l’action et de l’intuition : « la proposition : je m’intuitionne comme agissant objectivement, équivaut à la proposition : j’agis objectivement ». Cette identité se constate par le fait que la simple intuition que j’ai de mon individualité agissante me renseigne ipso facto, avant même toute influence extérieure, sur l’existence d’autres individualités agissantes qui imposent à ma volonté des « exigences » et des « devoirs », lesquels conditionnent immédiatement mes initiatives. D’un côté, en effet, le simple fait de vouloir quelque chose de déterminé parmi d’autres choses que j’aurais pu vouloir à la place, suppose que ces choses peuvent être voulues par d’autres volontés que la mienne. « C’est donc une condition de la conscience de soi que j’intuitionne en général une activité d’intelligences hors de moi ». Aussi le Moi schellingien, dont l’intuition est une ouverture immédiate sur l’altérité et sur la limitation morale du vouloir, diverge-t-il profondément de l’Unique de Max Stirner, lequel, empruntant et radicalisant la voie « individualiste » de Fichte, fait du Moi réalité limitante plutôt que limitée, un absolu indépassable dont l’éthique ne peut se fonder au mieux que sur une association d’égoïstes. Au contraire, l’intuition du vouloir-propre chez Schelling ouvre à la conscience de la loi morale qui m’oblige envers tout être humain, suivant l’impératif catégorique de Kant.

D’un autre côté, « la position de mon individualité pose immédiatement […] une négation d’activité en moi ». Schelling en donne la raison suivante : « pour vouloir en général, je dois vouloir quelque chose de déterminé, or je ne pourrais jamais vouloir quelque chose de déterminé si je pouvais tout vouloir ». Il faut donc que la volonté se limite elle-même pour arriver à vouloir quelque chose plutôt qu’une autre. La moralité de mon action est donc la condition de ma liberté concrète, car mieux je choisis de limiter l’étendue de mon vouloir, mieux je peux exécuter un acte précis et identifié afin d’en obtenir satisfaction. Dans ces conditions, il résulte de cette harmonie préétablie entre les intelligences morales une préférence donnée à l’idéalisme, non pas comme doctrine – puisqu’on a vu que Schelling ne s’y limite pas –, mais comme méthode, car, comme le reformule Christian Dubois, « ce n’est plus l’activité d’autrui qui conditionne ma passivité, mais c’est ma passivité – immédiatement posée par mon individualité – qui est condition de l’activité que j’intuitionne en-dehors de moi ». Fondamentalement, ce n’est pas le monde qui s’imprime de l’extérieur sur mon intelligence, comme le pense la théorie aristotélicienne de la tabula rasa, mais c’est par l’intuition de mon existence que le monde qui délimite mon vouloir et mes puissances se rend présent à ma conscience : l’intuition du Moi me renseigne immédiatement sur l’existence du Monde qui me fait face.

La réalisation par l’art : l’intuition esthétique

Seulement, si la simple intuition du Moi suffit à me renseigner sur un monde en-dehors de moi, c’est au fond parce que ce qui apparaît, au point de vue de la réflexion philosophique, comme un parallélisme entre deux choses distinctes, se ramène au fond à deux déterminations d’une même réalité. Si le Moi appartient au Monde et que le Monde appartient au Moi, et que l’histoire de l’un produit l’histoire de l’autre, c’est parce qu’ils relèvent de « l’Absolument-Identique », la réalité simple et absolue dans l’unité de laquelle coïncident tous les opposés. Cette identité fondamentale se révèle aux yeux de tous, non par cette intuition intérieure de soi-même qui est, selon Schelling, l’intuition intellectuelle, mais, « pour qu’on ne puisse pas la taxer d’être une simple illusion, il était nécessaire qu’elle s’objective et acquière de ce fait une validité universelle, reconnue » : l’œuvre d’art.

Le Corrège, Martyre des quatre saints (détail), 1524

Dans l’Art se fait voir, se montre, ce qui s’affirmait intérieurement dans l’intuition intellectuelle : l’identité fondamentale du subjectif et de l’objectif, du conscient et de l’inconscient, dont « l’opposition infinie » se résout absolument dans le « produit fini » de l’œuvre. Dans l’œuvre d’art, qui se précisera être aussi bien poétique que plastique, des odes pindariques à Goethe, en passant par les mythes homériques, Dante, Michel-Ange, Le Corrège, etc[1], le Moi et le Monde ne font plus qu’un. L’Art est alors le lieu d’une « révélation » qui a toutes les caractéristiques d’une révélation religieuse : c’est lui, et non le concept, qui est pour le philosophe « la chose suprême, précisément parce qu’il lui ouvre pour ainsi dire le Saint des Saints » ; il est « le miracle qui, n’eût-il existé qu’une fois, devrait nous convaincre de l’existence absolue de cette réalité la plus élevée ». Ainsi Schelling conçoit-il finalement l’Art comme l’achèvement du Système, introduction à sa « véritable philosophie » qui est la « philosophie de l’identité ». 

La contemplation de cette objectivation artistique de l’identité absolue constitue l’intuition esthétique : « l’intuition esthétique, en effet, est précisément l’intuition intellectuelle devenue objective ». Ici se laisse percevoir l’un des principaux points de rupture avec Hegel, lequel considère au contraire, dans son Encyclopédie, que l’art n’est que le premier moment dans l’histoire de l’Esprit absolu : positivement, parce que la nature s’y trouve spiritualisée, reconfigurée dans l’œuvre, mais négativement, parce que l’Esprit n’y est pas encore conscient de soi-même comme infini, ce qui n’advient qu’au niveau de la foi religieuse, laquelle précède à son tour le dernier moment proprement philosophique, où l’Esprit absolu cesse de se penser comme une extériorité surplombante pour s’identifier au concept immanent que l’on a de lui. Tout autre est le jugement de Schelling qui, soucieux de distinguer le concept et l’intuition, sanctionne les limites de la conceptualisation qui instaure toujours inévitablement une distance entre le conçu et le concevant, là même où cette distance n’a pas lieu d’être : « l’art est le seul organon véritable et éternel de la philosophie en même temps que le seul document qui rend toujours et sans cesse témoignage à ce que la philosophie ne peut exposer extérieurement, à savoir l’inconscient dans l’agir et la production, et son identité originaire avec le conscient. » En d’autres termes, en étant capable d’amener « l’homme tout entier » à « la connaissance de la réalité suprême », qui est l’Identité fondamentale des oppositions apparentes, « l’art seul peut parvenir à rendre objectif, avec une validité universelle, ce que le philosophe ne peut présenter que subjectivement ». La réalisation de « l’éternelle identité et l’éternel fondement de l’harmonie » consistera alors dans « le retour de la science à la poésie », dont Schelling explorera le moyen dans son ultime Philosophie de la Mythologie, en 1842.


[1] Mildred Galland-Szymkowiak, « Relire la Philosophie de l’art de Schelling, du côté des œuvres : construction spéculative et construction historique de l’art » (§22), Revue germanique internationale, n°18, 2013. 

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