Leopardi, le poète-philosophe des illusions

Il est si peu courant de lire un article ou un essai sur Giacomo Leopardi (1798-1837) en France que l’époque où le poète et philosophe italien hantait les pages de la Revue des Deux Mondes est un temps que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître. C’est la raison pour laquelle il faut saluer l’initiative qu’a eue Michel Orcel de publier Leopardi (poésie, pensée, psyché) aux éditions Arcadès Ambo, recueil de dix essais consacrés au poète. Cette publication se situe dans la droite ligne du travail qu’a consacré Michel Orcel (spécialiste de Dante et de l’Arioste) à Leopardi en traduisant ses Canti. L’essai se veut justement une remise à jour — et surtout en ordre — des analyses faites et à faire sur l’œuvre poétique du reclus de Recanati, sans ignorer non plus sa production philosophique.

Pour quelle raison lire Leopardi aujourd’hui, a fortiori pour un lecteur français ? Si certains de ses poèmes, comme Il primo amore, figurent dans les programmes scolaires italiens, y a-t-il un intérêt pour le lecteur français de plonger dans les affres du Zibaldone ou de sa poésie ? En réalité, nous en voyons au moins deux. Le premier est d’ordre purement esthétique : la poésie leopardienne recèle toute la beauté que l’on peut trouver dans la mélancolie et comporte une musicalité maîtrisée comme on serait en peine d’en dénicher aujourd’hui. Le second intérêt est philosophique, et parfois même de philosophie politique. Sa poésie dépasse le champ artistique strict car elle complète également les idées politiques que Leopardi avait développées dans son volumineux Zibaldone, que l’on trouve dans sa traduction française aux éditions Allia, lesquelles proposent également d’autres traités de Leopardi.

C’est d’ailleurs par la poésie leopardienne que démarre l’essai de Michel Orcel, s’attaquant à l’Infini, poème aux sonorités musicales qui préfigure les grands thèmes qu’abordera Leopardi tout au long de sa vie. Perdu dans un temps qui lui est propre, Leopardi ne considère le présent que comme un souvenir en cours d’élaboration, particularité temporelle que Michel Orcel souligne en s’appuyant sur l’Infini : l’Histoire n’est que le récit d‘un déclin qui ne cesse jamais. L’immensité dans laquelle Leopardi invite le lecteur à le rejoindre dans les derniers vers (« Et le naufrage m’est doux dans cette mer ») n’est pas une palingénésie. Elle ne promet pas nécessairement une régénérescence du monde, mais se plaît dans une fin contemplative où ne subsistent plus que des souvenirs, que Michel Orcel rattache à La sera del dì di fiesta (« Le soir du jour de fête ») : « J’entends non loin le solitaire chant / de l’artisan […] ; / et cruellement mon cœur se serre ». Quant au choix d’appeler Canti son recueil le plus connu, il laisse supposer, comme le note Michel Orcel, que « la musique est cet espace de fusion, cet « abîme » de la signification, où l’homme se « recrée » du réel ».

La première chose qui frappe justement le lecteur qui découvrirait Leopardi est l’impression qu’il n’était pas homme de son temps, mais une sorte de philosophe antique qui se serait perdu au XIXe siècle par un étrange hasard. Conséquence d’une vie instable qui a brutalement succédé à une éducation rigide l’ayant conduit à maîtriser le latin et le grec ancien dès l’adolescence pour fuir son quotidien ? Comme le relève justement Michel Orcel, s’il fut intellectuellement précoce, Leopardi le fut surtout entre les murs de la bibliothèque familiale, où reposait un fond de savoir désuet, et qui n’aida pas à combler le décalage qu’il dut ressentir vis-à-vis de son époque.

A. Ferrazzi, Giacomo Leopardi, v 1820. Recanati, Casa Leopardi

Difficile d’ailleurs de ne pas y penser lorsqu’on remarque que le temps présent n’existe pas à proprement parler chez Leopardi. Ne subsiste que le passé, qui est un processus permanent. L’avenir ne semble rien d’autre chez lui que ce « naufrage dans cette mer », ce qui n’est pas sans rappeler une réflexion formulée par Elme-Marie Caro dans son essai Le pessimisme au XIXe siècle : Leopardi, Schopenhauer, Hartmann : « Il aime sa patrie, mais il l’aime dans le passé ». C’est justement à ce sujet que poésie et pensée politique forment une figure janusienne chez Leopardi. Son patriotisme puise dans les racines antiques de l’Italie. Il voit d’un mauvais œil les idées nouvelles d’Europe unifiée[1] et porte une piètre estime pour les régimes libéraux qu’il croit plus régressifs que l’Ancien régime en France sur le plan démocratique[2]. On pourrait à ce titre lui prêter une formule bien marxienne sur l’Histoire qui se répète, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce», puisque Leopardi voyait dans la dissolution du patriotisme des sociétés modernes les mêmes maux qu’à l’époque de la Rome antique[3]. Bref, « La paix a rassemblé nos peuples sous ses ailes ;/ Mais l’âme italienne et ses torpeurs mortelles / Ne pourront s’affranchir d’un morne et lourd sommeil / Tant que ce sol sacré, le pays du soleil, / Ne se tournera pas vers ces âges antiques ».[4] À ce sujet justement, Michel Orcel note qu’un « tournant philosophique » s’est opéré chez Leopardi en 1819, date à laquelle le poète fait état de sa « totale mutation », passant de « l’état antique » à la décrépitude « moderne ».

Leopardi entretenait une certaine dualité entre la raison et les illusions, estimant que ces dernières représentaient un rempart contre le nihilisme, dans la mesure où, comme le note Michel Orcel, « la raison, qui appartient à l’ordre du moderne, du « vrai » et donc du « laid », s’oppose radicalement à l’imagination, qui relève de la « nature », de l’antique, du beau. » Il fit à plusieurs reprises l’apologie des illusions dans le Zibaldone, estimant en particulier que « la pure raison, en dissipant les illusions, introduit l’égoïsme. L’égoïsme, dénué de toute illusion, éteint l’esprit national, la vertu etc. et divise les nations par têtes, c’est-à-dire en autant de patries que d’individus. Divide et impera. »[5] Pressentant l’individualisme ou par mépris de la modernité, ses propos n’en restent pas moins pertinents à lire aujourd’hui, d’autant qu’on y trouve un écho à nos propres problématiques sociales : « Il est très curieux qu’au moment où les nations, extérieurement, tendent à devenir une seule personne, et où l’on ne distingue plus un homme d’un autre homme, chaque individu, intérieurement, soit devenu une nation, que les hommes n’aient plus d’intérêt commun les uns avec les autres, qu’ils ne forment plus corps, qu’ils ne connaissent plus de patrie et que l’égoïsme les enferme dans le seul cercle de leurs intérêts, sans amour ni souci des autres, sans aucun lien ni aucune relation intérieure avec le reste de l’humanité. » [6]

Francesco Hayez, La Mélancolie, 1841

Ce passéisme, qui était déjà reproché à Leopardi de son vivant, se retrouve également dans son affection des étymons monosyllabiques, comme le relève Michel Orcel en citant un passage du Zibaldone. Relevant que la poétique leopardienne est « une poétique du « primitif » », celle-ci trouverait sa justification dans un passage écrit au printemps 1821 : « on en viendrait à déduire que la langue latine fut à l’origine tout entière composée de monosyllabes »[7]. Il ne serait à ce titre guère surprenant que Leopardi ait pris connaissance du traité De l’origine du droit et de la poésie de Giambattista Vico, qui fait remonter les premiers concepts juridiques à des monosyllabes, tels que le fameux ius qui engendra une bonne partie du lexique juridique que nous connaissons aujourd’hui. À ce titre, Leopardi notait justement que « de ces monosyllabes, certains expriment des choses qui durent être parmi les premières à s’exprimer dans tout langage, comme vox, lux, et semblablement rex, dux, dans la première société » Or, pour Leopardi, cet exercice philologique innerve directement sa poésie, puisqu’outre la musicalité recherchée, elle sert de portail vers un temps primitif, où un retour vers ce temps, caractérisé par « la nature, l’altitude, l’isolement — qui métaphores la condition existentielle originaire de l’homme, condition de dénuement spirituel », comme le souligne Michel Orcel.

Pour autant, il saute aux yeux que si elle est d’un grand intérêt, la littérature leopardienne — poétique comme philosophique — est très exigeante envers ses lecteurs. Elle nécessite une érudition solide pour appréhender la complexité de son auteur, et l’ouvrage de Michel Orcel ne fait pas exception. Leopardi (poésie, pensée, psyché) n’est pas une vulgarisation de Leopardi, ni une porte d’entrée vers son œuvre, mais une remise en ordre des débats féconds, parfois lunaires[8], dont il fit l’objet depuis sa mort. Comme Michel Orcel l’affirme lui-même : « l’ingénuité reste peut-être l’ultime chance de toute relecture. »

Fabrizio Tribuzio-Bugatti

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[1] Giacomo Leopardi, in Zibaldone (30 mars – 4 avril 1821)

[2] Selon Leopardi, les multiples ressorts juridictionnels et voies de recours composés par les parlements, les lits de justices, remontrances, échelons féodaux et royal étaient un signe d’une meilleure vigueur démocratique qu’un État libéral et moderne.

[3] Giacomo Leopardi, in Zibaldone (8 juillet 1820)

[4] Giacomo Leopardi, in Sur le monument de Dante quon préparait à Florence 

[5] Giacomo Leopardi, in Zibaldone (8 juillet 1820)

[6] Giacomo Leopardi, in Zibaldone (3 Juillet 1820)

[7] Giacomo Leopardi, in Zibaldone (mai-juin 1821)

[8] Voir notamment à ce sujet les multiples interprétations de L’infini, comme celles de Francesco de Sanctis qui y vit une poétique religieuse là où Giuseppe Ungaretti y voyait de l’ironie tandis qu’un Giovanni Amoretti était allé de sa « tentative peu probante d’interprétation psychanalytique », selon les propres termes de Michel Orcel.