Paule Petitier est professeure de littérature à l’Université Paris-Diderot et a consacré de nombreux travaux à l’œuvre de Jules Michelet (1798-1874), le grand historien républicain mort il y a 150 ans. Sa dernière parution La Pensée sorcière. Michelet 1862 (CNRS éditions) est particulièrement éclairante sur la thèse de l’historien développée dans La Sorcière, essai singulier du XIXe siècle considéré comme le premier ayant mis en lumière la figure de la sorcière en France.
PHILITT : Quelle est la définition de la sorcière aujourd’hui et quelle était celle de Jules Michelet ?
Paule Petitier : Je dirais tout d’abord qu’il n’y a pas une seule définition moderne de la sorcière, mais qu’elle représente dans l’imaginaire collectif une femme qui est à la fois consciente de ses forces, lesquelles ont été longtemps déniées et opprimées, et qui les revendique. La sorcière d’aujourd’hui se réclame aussi héritière d’une tradition, de l’oppression des femmes, et de celles qui se sont opposées à une norme imposée par le genre masculin. La définition de Michelet serait plus complexe, il en apporte plusieurs successives : la sorcière du XVIe siècle, n’est pas celle du XVIIIe. Mais il y a chez elle une revendication des forces qui proviennent de la nature, ce qui la met en opposition avec un mode de pensée identifié par Michelet comme provenant de l’influence chrétienne. En effet, selon lui, le christianisme est une religion contre nature, dont l’opposante première serait la sorcière, celle qui possède la connaissance et l’alliance avec la nature.
En quoi l’ouvrage de Jules Michelet La Sorcière (1862) est-il différent des romans ou essais évoquant la figure de la sorcière ?
L’ouvrage de Jules Michelet est avant tout le premier à prendre au sérieux la figure de la sorcière. En effet, dans la littérature française avant Michelet, il y eut des figures de sorcières dans des romans, des contes ou des nouvelles, mais elles représentaient souvent la sorcière comme une femme méchante, laide et vieille. Aussi, dans la littérature populaire du XIXe siècle, elle est un personnage aussi pitoyable que redoutable, parfois complètement démystifié. Chez Prosper Mérimée, elle est utilisée pour dénoncer le charlatanisme, notamment. De ce point de vue, le livre de Michelet va trancher avec une vision folklorique de la sorcière, et examiner précisément quel sens historique a cette figure. Par ailleurs, dans le domaine de la littérature historique, l’ouvrage de Michelet est le premier essai qui se concentre sur l’actrice de la sorcellerie, et non la sorcellerie en général. Auparavant la sorcière n’est pas une entité genrée, on remarque plutôt des occurrences de « sorcier » – masculin qui englobe les deux genres. Cela me permet enfin de dire que dans le domaine européen, Michelet est le premier à affirmer que la sorcellerie est un phénomène féminin, et à analyser sérieusement cette figure féminine.
On observe une recrudescence de représentations de la sorcière, comme d’une figure tutélaire pour beaucoup de jeunes filles, cela par le biais de nouveaux mouvements tels que la Wicca (mouvement religieux fondé au XIXe par Gerald Gardner, particulièrement populaires aux États-Unis), pourquoi cela selon vous ?
Je pense que tout mouvement d’émancipation et de revendication a besoin d’une figure tutélaire. Le symbolisme est extrêmement important, ainsi que l’idée de plonger ses racines dans ce qui nous a précédé. Il est aussi vital de renverser le stigmate dans les mouvements de combat. La sorcière est en effet une figure attirante et ambivalente. Par son ambivalence d’ailleurs on peut se l’approprier : en effet, la sorcière a un succès croissant auprès des jeunes filles, qui peuvent la rendre vivante et la modeler à leur façon et donc ne plus se contenter de la rêver.
Pour autant demeure une véritable ambiguïté dans la représentation de la sorcière. Est-elle majoritairement diabolisée en France ?
Il y a tout d’abord un facteur générationnel (et sûrement culturel) à cette représentation diabolisée de la sorcière. Dans certaines régions rurales, il n’est pas impossible de retrouver des stigmates de peur des jeteurs et jeteuses de sorts, comme l’expliquent les ouvrages de Jeanne Favret-Saada. Pour autant, je pense que la production culturelle de ces dernières années, autant au cinéma qu’à la télévision, a beaucoup contribué à faire de la sorcière une figure sympathique. On ne peut cependant complètement écarter des phénomènes de résurgence, dès lors de nouvelles chasses à la sorcière pourraient apparaître. Ayant si longtemps rempli le rôle de bouc émissaire, cette figure de la sorcière reste disponible malgré tout comme support de projection négative dans l’inconscient collectif.
Vous écrivez : « Chez Mérimée comme chez Hugo, l’attirance qu’exerçait la sorcière n’était pas dissociable de sa marginalité sociale. » Et vous ajoutez : « Elle reste proche d’un modèle dans lequel les dons de la sorcière représenteraient une forme de contre-pouvoir des exclus ou des misérables. » La sorcière n’est-elle vraiment que le résultat d’une volonté de rééquilibrer les inégalités sociales, selon vous ?
Non, je ne pense pas qu’elle soit seulement cela. Puisqu’il y eut aussi des accusations de sorcellerie dirigées contre des femmes qui occupaient des rangs élevés. Pendant la régence de Marie de Médicis, par exemple, la femme du favori de Marie de Médicis, Léonora Galigaï fut accusée d’être une sorcière, mais c’était ici un usage politique de l’accusation de sorcellerie. En Angleterre aussi, la duchesse de Gloucester, au début du XVe siècle fut accusée de sorcellerie, car certaines factions proches du pouvoir trouvaient qu’elle avait une trop grande influence. L’image de la femme maléfique peut donner lieu à des mises en cause qui dépassent largement le cadre de la marginalisation des misérables, ou des exclus. Mais les études des historiens sur la sorcellerie ont montré, dans la deuxième moitié du XXe siècle, qu’une majorité de femmes accusées de sorcellerie avaient été des femmes âgées, veuves, ou célibataires, souvent dans des conditions de vie précaires. Je dirais qu’il y a un fond de mauvaise conscience à l’égard de cette minorité sociale, qui amène à craindre que ces femmes à qui la société ne donne rien, trouvent par elles-mêmes les pouvoirs de se venger de cette situation. Ainsi l’accusation de sorcellerie ne serait que le reflet de la mauvaise conscience qu’inspire la situation de ces femmes, ou bien ces femmes n’ayant aucun pouvoir pourraient être tentées de se faire craindre. Les auteurs romantiques le sentent d’ailleurs très bien, dans leurs textes littéraires, on a souvent ce scénario d’affrontement entre un homme supérieur socialement et une vieille pauvresse, où l’homme se montre extrêmement agressif envers la vieille dame, lui renvoyant l’image de sa laideur et du fait qu’elle ne soit pas désirable. Elle, retournant la situation en suggérant qu’elle est capable de dire son destin à cet homme, renverse ainsi le rapport de forces. Les auteurs du XIXe siècle mettent bien en valeur ce retournement de situation, et la déconfiture de l’homme supérieur socialement, dominant par son genre masculin, devant cette inquiétante étrangeté de la misérable.
En effet, vous écrivez plus tard : « La sorcière est une bourgeoise que la persécution aurait brutalement ramenée du côté du peuple et des misérables. » La sorcière ne peut-elle donc jamais être valorisée au sein des hautes classes sociales ?
La sorcière semble avoir été seulement utilisée dans les hautes classes sociales. En effet, Jules Michelet l’écrivait, sous l’Ancien Régime la sorcière devient l’instrument qui permet aux nobles quelque peu dépravés de réaliser leurs fantasmes et leurs vices. Il ne parle pas directement de l’affaire des poisons, sous Louis XIV, mais celle-ci, se déroulant dans la haute société, va montrer comment une série d’empoisonnements a été faite par le biais de La Voisin, cette sorcière parisienne, aussi connue sous son vrai nom : Catherine Deshayes. La sorcière est ainsi employée dans les hautes classes sociales, mais peu représentée comme un Idéal.
Vous écrivez que « le sabbat est en quelque sorte le versant religieux de la lutte en armes ». En quoi la figure de la sorcière mêle-t-elle dimension religieuse et politique ?
Ce sont les hypothèses de Michelet, mais aussi de l’historien Le Roy Ladurie au XXe siècle. Ils remarquent en effet qu’à la fin du Moyen Âge, le christianisme apparaît comme la religion des dominants, ainsi les paysans auteurs de jacqueries, et contestant l’ordre établi, ont besoin d’appuyer leur mouvement de révolte sur une croyance alternative. La messe noire du sabbat serait dès lors le versant religieux de la contestation du pouvoir féodal et monarchique. En somme, ils ne pourraient pas se révolter au nom du Christ, parce qu’il a été trop confisqué par une Église qui s’est alliée au pouvoir qui les opprime. Ils inversent donc les choses en convoquant Satan comme celui qui les défendra. Au XIXe siècle, Michelet n’est pas le seul à avoir cette vision de Satan comme le prince des opprimés. Charles Baudelaire, à cette période écrit « Les litanies de Satan » dans Les fleurs du Mal. On ne le sait pas assez mais Baudelaire était du côté des révolutionnaires de 48, cela transparaît encore en filigrane dans son recueil, mais sous ces allusions codées. Les ouvriers ont été écrasés en juin 1848 : la louange de Satan présente celui-ci comme l’ange révolté dans lequel ils pourraient se reconnaître. Baudelaire va dans Les fleurs du Mal, présenter Satan ou Caïn comme des symboles de ceux qui ont été écrasés par la répression du Second Empire.
Vous affirmez que la sorcellerie aurait pris en Europe une dimension politique seulement depuis la Renaissance, n’était-ce pas le cas avant, et ce pourquoi ?
Cela n’était en effet pas le cas avant. La sorcellerie existe depuis la nuit des temps, le monde magique, ses pratiques, les philtres, les amulettes, se retrouvent dans toutes les sociétés antiques et traditionnelles. De fait, pendant une très longue période, la magie blanche ou noire n’a pas de connotation politique. C’est finalement au moment où la monarchie va se renforcer, à partir de la fin du XVe siècle, que va se construire cette image politique de la sorcellerie. Depuis les années 1980-90, de nombreuses études l’ont montré : il y a une sorte de construction en miroir : Dieu/le Roi, et en menace parallèle : Satan/la secte satanique, risquant de subvertir l’ordre divin dont la royauté est l’expression. Cela a d’ailleurs permis à la monarchie absolue de s’affirmer. En effet, la répression des sorcières, notamment en France, sert à affirmer la puissance du roi sur l’ensemble du territoire. Il y a une très grande répression des sorcières au Pays basque au début du XVIIe siècle. Les représentants de la justice royale vont mener enquêtes et procès se terminant par des bûchers, mais tout le monde aujourd’hui s’accorde à dire qu’au-delà de la dimension religieuse, ce qui prime c’est l’affirmation de l’autorité du roi sur un pays qui est très périphérique, avec sa frontière espagnole, ce qui suppose que l’autorité du roi français s’y affirme plus fortement encore. Dès lors c’est de cette période que date la politisation de la sorcellerie, et le fait que le crime de sorcellerie devienne un crime de lèse-majesté.
Alors la sorcière chez Michelet est-elle une figure politisée ?
Complètement, Michelet reprend cette idée de politisation de la sorcière, mais dans le contexte qui est le sien. Ainsi, il va faire de la sorcière une figure républicaine, cette fois contre ce qu’il déteste dans la période dans laquelle il vit, qui n’est pas seulement la monarchie, mais le pouvoir d’un seul : en l’occurrence celui de Napoléon III. Il développe cette idée que la sorcière correspondrait à une vision du monde démocratique.
Vous faites une analogie intéressante entre la signification des « solanées » (aujourd’hui appelées « solanacées ») littéralement « les consolantes », et la sorcière elle-même, qui utilise beaucoup cette famille de plantes, souvent mortelles. On oublie cette partie fée verte/guérisseuse chez la sorcière, pourquoi cela ? Pourquoi la relègue-t-on la plupart du temps au rang de sorcière maléfique ?
Je pense en effet que la chasse aux sorcières a laissé des traces. L’image de la sorcière construite pendant la chasse aux sorcières du XVIe et du XVIIe siècle a plutôt mis l’accent sur les filtres dégoûtants : la bave de crapaud, les excréments, les sécrétions, le sang… et a occulté cette connaissance des simples et des herbes, que Michelet va faire ressortir à travers les médecins de son temps, en faisant des liens entre l’utilisation des solanacées et l’homéopathie.
Vous évoquez aussi l’utilisation des plantes rudérales en magie, – qui sont donc des plantes poussant dans les friches et les ruines – , symbolisant la résilience de celle qui les utilise. La sorcière est-elle effrayante justement parce qu’elle évoque ce même instinct de survie et de force dans un milieu naturel, parfois hostile ?
C’est en effet une idée qui m’a beaucoup frappée dans les écrits de Michelet, notamment parce qu’elle a une part très poétique, qui correspondait bien à une histoire des femmes qui finalement est l’histoire de la résistance. Exactement comme ces plantes rudérales qui vont réinvestir des lieux en ruine, des décombres, des lieux de déchets et réinscrire la vie dans ces espaces qui apparaissent comme des espaces détruits. C’est une manière de réinterpréter la puissance des femmes : cette puissance de réinvention de la vie.
Lorsqu’on lit Michelet, il nous apparaît que la diabolisation de la femme savante arrive avec la fin du paganisme en Occident. Est-ce nécessairement au commencement du christianisme que la sorcière fut considérée comme dangereuse ?
Il y a plusieurs thèses à ce sujet, notamment celle de l’auteur américain Lynn White, qui voit dans le christianisme la rupture d’une relation de complicité et de respect avec la nature. Pour autant, il y eut des femmes médecins jusque tard dans le Moyen Âge, la plus connue est sûrement Hildegarde de Bingen, mais aussi la médecin Trotula de Salerne. Puis la position de l’Église s’est durcie à partir du moment où la médecine a été enseignée à l’université, puisque les femmes en ont été exclues, et d’ailleurs le fait pour une femme de prodiguer des soins médicaux était condamnable à cette époque. Ce fut assez lent, et le Moyen Âge a toléré durant longtemps la pratique de la médecine, et même de la chirurgie par les femmes. C’est vers le XIIIe siècle qu’ il y eut un net durcissement des positions à ce sujet par l’Église. Je crois qu’il est vrai que notre basculement dans la modernité, qui s’est fait sur plusieurs siècles (XIV, XV, XVIe siècles), a correspondu à une aggravation du sort des femmes. Il y eut une réelle misogynie de la fin du Moyen Âge à la période moderne, jusqu’au XIXe siècle et au-delà.
Est-il possible de se revendiquer sorcière au XXIe siècle ?
C’est bien sûr tout à fait possible, certaines femmes revendiquent actuellement cette identité de sorcière, que ce soit par la connaissance des plantes, par des voies symboliques ou plus politiques. On observe d’ailleurs des réunions de femmes dans des covens, de plus en plus fréquemment. Je crois qu’il y a un besoin chez les femmes de se construire une identité positive. Le féminisme a beaucoup consisté à revendiquer l’égalité avec le genre masculin, mais au prix d’une certaine annulation d’une identité féminine, qui par ailleurs s’exprimait dans des choses qui ont paru aliénantes. La voie sorcière ouvre la possibilité de reconquérir une identité en tant que femme, qui soit à la fois à égalité de pouvoirs et d’épanouissement existentiel avec les hommes, mais qui n’implique pas une sorte de masculinisation, ou de neutralisation de traits féminins.
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