Grégoire Quevreux : « Pour Berdiaev, l’œuvre de Dostoïevski a quelque chose de prophétique »

Professeur de philosophie et collaborateur de notre revue, Grégoire Quevreux préface la nouvelle édition française de L’Esprit de Dostoïevski de Nicolas Berdiaev (R&N éditions). Après s’être penché, dans un précédent ouvrage, sur le problème du mal dans la théologie du process, notre préfacier met au jour la lecture de Berdiaev qui voyait en l’œuvre romanesque de Dostoïevski un avertissement visionnaire sur le danger du nihilisme dans lequel s’enfonçait de jour en jour la Russie industrielle et pré-révolutionnaire.

PHILITT : « Une lecture attentive de Dostoïevski, c’est dans la vie un événement dont l’âme reçoit comme un baptême ardent », écrit Berdiaev. En quoi Dostoïevski peut-il transformer selon lui notre vision du monde ?

Grégoire Quevreux : Pour répondre à cette vaste question, le mieux est peut-être de se demander comment la lecture de Dostoïevski a transformé la vision du monde de Berdiaev lui-même. D’après sa belle-sœur, Berdiaev aimait entendre sa femme Lydia lui faire la lecture le soir. Ils ont ainsi lu ensemble toute la grande littérature russe, française, anglaise… Et, bien sûr, ils revenaient toujours à Dostoïevski, qui fut probablement l’auteur le plus récurrent de ces séances vespérales. Berdiaev a lu Dostoïevski toute sa vie. Il l’a découvert jeune, dans la bibliothèque de son père. Il écrit à ce propos dans son autobiographie : « Dostoïevski a joué dans ma vie spirituelle un rôle décisif. Adolescent encore, je reçus de lui comme une greffe. Il a exalté, transporté mon âme plus qu’aucun autre écrivain ou philosophe. » Il y reviendra constamment, en particulier à deux moments charnières de sa vie.

D’abord, lors de son premier exil. En 1900, Berdiaev est en effet condamné à une peine de trois années de relégation à Vologda, en raison de ses activités révolutionnaires. Il y retrouve d’autres membres relégués de l’intelligentsia (dont son ami de jeunesse Anatoli Lounatcharski, qui deviendra commissaire du peuple après la révolution d’Octobre). Un peu paradoxalement, les exilés sont laissés libres d’organiser des conférences, d’animer des débats, de participer à des revues… C’est dans le cadre de ces discussions avec ses compagnons d’exil que Berdiaev relit intégralement l’œuvre de Dostoïevski. Il y trouve alors de quoi nourrir son intuition fondatrice : la véritable liberté ne relève pas de la matière, mais de l’esprit. « La matière est toujours réactionnaire, seul l’esprit est révolutionnaire », écrit-il. Berdiaev commence ainsi avec Dostoïevski à Vologda, le chemin qui l’emmènera du matérialisme historique à l’idéalisme philosophique, puis de l’idéalisme philosophique au christianisme orthodoxe. Du grand écrivain, Berdiaev retient en particulier que la véritable liberté n’a rien à voir avec l’individualisme libéral et petit-bourgeois. La liberté est une tempête terrible, un cyclone métaphysique, qui emporte tout. Elle peut autant emmener l’homme à un épanouissement spirituel et créateur, que devenir une force de mort et de décomposition. C’est là tout ce qui distingue les destins respectifs de ces deux hommes libres que sont Raskolnikov dans Crime et Châtiment et Stavroguine dans Les Démons.

Berdiaev revient à Dostoïevski bien des années plus tard, fin 1920-début 1921, alors qu’il enseigne la philosophie à l’Université d’État de Moscou. Il décide alors de consacrer son cours au grand écrivain, car il voit en lui le déchiffreur des destinées historiques de son pays déchiré et en ruine, et, au-delà, de l’humanité tout entière. Ce sont les notes de ce cours qui constitueront le matériel de son livre L’Esprit de Dostoïevski, qu’il publie à Berlin en 1923. Aux yeux de Berdiaev, l’œuvre de Dostoïevski a quelque chose de prophétique. Il affirme même que le sens profond de celle-ci ne pouvait éclater du vivant de son auteur. Il a fallu attendre pour cela la Grande Guerre, les révolutions européennes, la guerre civile russe… Dostoïevski annonce et décrypte la nouvelle époque qu’ouvrent ces catastrophes, et Berdiaev reçoit de lui une conscience vive de l’urgence eschatologique qui se dessine alors. Il comprend que la dialectique existentielle de la liberté découverte par Dostoïevski se révèle également être une dialectique historique. L’effondrement moral de la modernité libérale et bourgeoise dans les flammes ensanglantées de la première guerre industrielle met ainsi l’humanité face à un choix radical : la liberté créatrice ou la désagrégation, Raskolnikov ou Stavroguine.  

Comme Dostoïevski, Berdiaev a été séduit par le socialisme et par l’entreprise révolutionnaire. Dans quelle mesure peut-on rapprocher leur trajectoire intellectuelle ?

Il y a en effet une analogie évidente à faire entre la vie de l’un et de l’autre. Les deux rejoignent l’intelligentsia socialiste dans leur jeunesse, sont arrêtés et condamnés, puis se convertissent à l’orthodoxie, adoptant une philosophie que nous pouvons qualifier, pour faire simple, d’existentialiste. Mais il y a également certaines différences évidentes. Dostoïevski n’a pas connu le marxisme, mais a fréquenté le milieu fouriériste (de Charles Fourier), d’inspiration française. Berdiaev a été lui un collaborateur de Georges Plekhanov (théoricien fondateur du marxisme russe) et a participé à la fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (futur Parti communiste d’Union soviétique). Le socialisme qu’a connu Berdiaev fut ainsi beaucoup plus radical, mais aussi beaucoup plus scientiste, que celui qu’a connu Dostoïevski. Cette évolution du socialisme, cette radicalisation (on pourrait même parler de « brutalisation ») a du reste été pressentie par Dostoïevski lui-même, à travers sa fascination pour Serge Netchaïev, révolutionnaire des années 1870 dont la violence effraya même Bakounine et qui lui inspirera Les Démons. Berdiaev, lui aussi, dans son livre Les Sources et le sens du communisme russe (écrit directement en français, et qui lui vaudra un entretien qu’il jugera décevant avec Léon Blum), voit dans Netchaïev celui qui, le premier, assume et revendique pleinement que la révolution ne se fonde pas sur la fraternité, l’ouverture et la générosité, mais nécessite au contraire un esprit fanatique et implacable, capable de haïr sans compassion, de tuer sans remord, et de se sacrifier sans hésitation.

Si leurs condamnations respectives furent aussi bien différentes (l’exil feutré de Vologda n’a guère à voir avec le bagne des Souvenirs de la maison des morts), Dostoïevski et Berdiaev se distingueront surtout dans l’évolution de leurs convictions politiques. Dostoïevski deviendra réactionnaire (au sens philosophique et non-péjoratif du terme) et soutiendra l’autocratie tsariste. Berdiaev, lui, continuera à se dire socialiste même après sa rupture avec le marxisme et restera un critique du régime autocratique. Il verra justement dans la révolution de 1917 le signe de l’échec définitif de la Chrétienté, de cette volonté d’inscrire politiquement et socialement l’Évangile dans la société et dans l’Histoire, que l’autocratie russe s’imaginait justement être appelée à incarner et que Dostoïevski a également partagé. Néanmoins, les deux se rejoignent finalement dans leur conviction que les révolutions politiques ne sont guère lumineuses, mais libèrent au contraire des forces historiques obscures, qui finissent toujours fatalement par écraser les hommes.

Léon Tolstoï (1828-1910)

Dans le débat pour savoir qui est le meilleur romancier entre Tolstoï et Dostoïevski, Berdiaev accorde clairement sa préférence au second. Que reproche-t-il finalement à Tolstoï ?

Berdiaev oppose le roman dostoïevskien et le roman tolstoïen. Le premier serait de nature eschatologique, tourné vers le futur, alors que le second serait historique, tourné vers le passé. Cette dichotomie peut légitimement paraître quelque peu sommaire, mais elle exprime bien la différence qu’il voit entre les deux écrivains : alors que Dostoïevski fait ressentir à son lecteur le souffle tragique d’une liberté qui emmène l’homme jusqu’à la consommation finale des siècles, Tolstoï lui fait ressentir le poids terrible des forces aveugles de la société et de l’histoire.

Berdiaev a beaucoup lu Tolstoï. Le personnage du prince André, issu de Guerre et Paix, fut le grand héros de son enfance. La pensée si caractéristique de ce dernier lui est également familière : il compte parmi ses fréquentations Valentin Boulgakov, qui fut le secrétaire de Tolstoï, et le chef de file des tolstoïens après sa mort. Si, sur le plan littéraire, Berdiaev est prêt à concéder à Tolstoï une légère supériorité sur Dostoïevski (il n’est en cela pas le seul), il n’en va pas de même sur le plan philosophique, loin s’en faut. Il lui reconnaît cependant l’immense mérite d’avoir su faire ressentir comme personne l’aliénation de l’homme par les forces sociales, historiques, politiques… Mais il lui reproche également de n’avoir finalement proposé comme véritable solution que de se retirer du monde corrompu, de retourner à la terre et au peuple, et de renoncer à résister au mal (car, aux yeux de Tolstoï, résister au mal ne fait qu’entretenir et renforcer celui-ci). C’est par exemple le choix qu’incarne le personnage de Lévine dans Anna Karénine.

Berdiaev estime qu’il y a quelque chose d’indéfectiblement « barbare » dans l’âme russe. Le Russe n’est jamais vraiment convaincu, à l’inverse de l’homme occidental, de la légitimité morale de la culture et de la civilisation, car il n’oublie pas que celles-ci sont toujours en définitive fondées sur la souffrance et l’exploitation des masses. Pour que Michel-Ange peigne, pour que Shakespeare écrive, pour que Mozart compose, il faut que les multitudes anonymes triment, jour après jour, dans l’incertitude du lendemain. C’est cette conception tragique de la culture qui a, pour Berdiaev, tourmenté Tolstoï toute sa vie. Ce dernier incarne ainsi au plus haut point cette culpabilité du barine (seigneur, propriétaire terrien) qui sait que ses œuvres et ses hautes valeurs culturelles ne sont rendues possibles que par l’asservissement du moujik (paysan, serf). Berdiaev ne voit finalement dans le tolstoïsme qu’une tentative, certes esthétiquement sublime, mais philosophiquement bien vaine, de sortir de cette culpabilité. À ses yeux, le populisme de Tolstoï (là encore, au sens philosophique et non-péjoratif du terme), cette communion pleine et entière avec l’organique ne peut que signifier à terme un refus du risque de la liberté, et finalement la victoire de cette manifestation du principe mauvais que Dostoïevski appelle le Grand Inquisiteur.

Aux yeux de Berdiaev, Dostoïevski est celui qui a le mieux exprimé l’âme russe. Pour quelles raisons ? Et que recouvre le concept d’âme russe ?  

Dans L’Esprit de Dostoïevski, il écrit : « Dostoïevski fut jusqu’au fond un Russe et un écrivain de la Russie. Il ne faut pas l’imaginer en dehors d’elle. L’énigme de l’âme russe, on peut la déchiffrer en lui ; lui-même il est cette énigme, et en concentre les contradictions. Les Occidentaux aperçoivent la Russie d’après Dostoïevski. Mais il ne fit pas que refléter le fluide de l’âme russe, et l’exprimer : il fut aussi le héraut de l’idée russe et de la conscience nationale russe, marqué de toutes les antinomies et de tous les malaises de cette conscience nationale : d’humilité comme de présomption, de compassion universelle comme d’exclusivisme patriotique. »  Il relève ainsi dans ce court texte deux traits capitaux de l’âme de la Russie, de son volkgeist pour parler comme Hegel. D’abord, son messianisme, ce qu’il appelle l’Idée russe, c’est-à-dire la vocation utopique de la Russie. L’autocratie tsariste s’est ainsi vue comme devant bâtir l’utopie chrétienne, la « Troisième Rome », et de son échec historique est née une utopie athée : la société sans classe et sans État, promise par le matérialisme dialectique que devait bâtir l’URSS. Il est à ce sujet assez frappant de constater que la Russie est passée en très peu de temps d’une monarchie autocratique de droit divin à un régime communiste athée ! Comme si, quelque soit son option, cette nation ne pouvait être que radicale et utopique. Et Berdiaev rajoute qu’il fallait être aussi aveugle que Kerenski pour croire que la Russie allait devenir sans sourciller un régime parlementaire « moyen » à l’anglo-saxonne…

Berdiaev souligne également le caractère extrême de la conscience russe, son absence de « juste milieu », de « tiédeur ». Aux yeux de Berdiaev, la Russie est un volcan métaphysique. En elle jaillit comme nulle part ailleurs la dialectique de la liberté. C’est pour cela que sa destinée particulière manifeste quelque chose des destinées universelles, et ce, pour le meilleur et pour le pire. Car la dialectique de la liberté est toujours tragique et antinomique. Elle peut se déployer tant vers l’extrémité dans le bien que vers l’extrémité dans le mal. Léon Bloy parlait d’une parenté mystique entre le diable et le Saint-Esprit, or cette parenté n’a jamais été aussi présente que dans l’âme russe. Pour Berdiaev, il y a ainsi quelque chose de profondément apocalyptique dans l’esprit national russe. Dans son antinomie se révèle un choix eschatologique qui concerne l’humanité entière et pas seulement la Russie : celui entre la création ou le néant, entre le Christ ou l’antéchrist. Berdiaev estimait que là se trouvait le sens profond de son exil en Occident. En tant que russe exilé, il devait témoigner auprès des Occidentaux de l’urgence historique de ce choix. Pas sûr qu’il ait été beaucoup entendu…  

Pour Berdiaev, Dieu, l’homme et la liberté sont les trois grands thèmes de Dostoïevski. Comment comprend-il leur articulation ?

Aux yeux de Berdiaev, la liberté ne peut provenir du monde, marqué par la déchéance et source d’aliénation, que celle-ci trouve son origine dans la société, la nature, la technique, la religion… Elle ne peut provenir que de l’au-delà de l’être. La liberté procède ainsi de Dieu seul. Elle surgit de l’Ungrund, terme qui, chez le théosophe Jakob Böhme, désigne les profondeurs de la divinité, ses abîmes intérieurs. Si Dieu n’existe pas, si le matérialisme est vrai et que l’être est réductible à la matière, alors la liberté n’existe pas non plus et le déterminisme est vrai aussi (que ce dernier soit de nature sociale, génétique, psychologique, neuronale…). Berdiaev remarque d’ailleurs que matérialisme et déterminisme ont bien souvent fonctionné ensemble dans l’histoire de la philosophie.

Cependant, la liberté demeure toujours double. Vécue dans le nihilisme, elle mène l’homme à la décomposition et au néant. Mais, inscrite dans une transcendance, elle lui permet de réaliser sa vocation humaine, de communier à la divinité, et de se constituer en tant que personne. Ce dernier terme désigne chez Berdiaev une conception éthico-métaphysique et qualitative de l’homme, qu’il oppose à ces conceptions viles et quantitatives que sont l’individu et le collectif, qui caractérisent respectivement le capitalisme et le communisme. La personne est ainsi à la fois un archétype transcendantal et une expérience existentielle, s’incarnant dans la vie concrète de l’homme en opposition aux pesanteurs aliénantes du monde.

La Vision du jeune Bartholomée (détail), par le peintre symboliste Mikhaïl Nesterov (1890)

Nietzsche et Dostoïevski sont les deux penseurs qui ont invalidé le postulat humaniste d’un homme avant tout rationnel. Mais qu’est-ce qui les sépare fondamentalement pour Berdiaev ?

Durant la première décennie du XXe siècle, Berdiaev fréquente la Renaissance religieuse russe, milieu constitué de membres de l’intelligentsia tournant le dos au matérialisme et menant des recherches spirituelles, souvent en lien avec des recherches artistiques. C’est la grande époque du symbolisme russe : Dimitri Merejkovski, Zinaïda Hippius, Alexandre Blok… Dans ce milieu théosophico-artistique, Dostoïevski est certes beaucoup lu (Merejkovski écrit un livre, Tolstoï et Dostoïevski, consacré à une lecture croisée des deux grands écrivains), mais Nietzche l’est tout autant. On devine aisément que la philosophie nietzschéenne ne pouvait que plaire à ces esthètes. C’est Vassili Rozanov, connu pour son nietzschéisme néo-païen, qui introduit Berdiaev à l’œuvre du penseur allemand. Il le travaillera par la suite jusqu’à la fin de sa vie. Berdiaev dira ainsi qu’il a entretenu deux grands débats philosophiques dans sa vie : avec Marx sur sa gauche et Nietzsche sur sa droite. La marque de ce dernier sur sa pensée est évidente sur sa conception de la « mort de Dieu », sur celle du nihilisme moderne et de l’aristocratisme, ainsi que sur celle de l’acte créateur.

Pour Berdiaev, l’acte créateur est l’affirmation de la personne contre le monde déchu. C’est donc un acte fondé par et dans la liberté, et à ce titre intrinsèquement spirituel. Ici, Berdiaev reste malgré tout profondément dostoïevskien. Pour fonder la personne, l’acte créateur doit lui-même s’orienter vers une transcendance se dévoilant comme une personne, c’est-à-dire vers le Christ. Inversement, un acte créateur inscrit dans l’immanence et fondé dans la volonté de puissance, tel qu’il le voit décrit chez Nietzsche (pour le dire vite), ne peut mener l’homme qu’à la décomposition, emporté par cette force métaphysique terrible et dionysiaque qu’est la liberté. Berdiaev voit dans les destins tragiques de l’homme du souterrain dans Les carnets du sous-sol, de Stavroguine dans Les Démons, ou de Versilov dans L’Adolescent, autant d’exemples de l’échec de l’Ubermensch nietzchéen. Berdiaev cependant, prendra également la plume pour défendre Nietzsche, et dénoncer la défiguration de sa pensée et sa récupération frauduleuse par les idéologues nazis.

« Il n’existe qu’un argument éternellement employé contre Dieu, celui de l’existence du mal dans le monde », souligne Berdiaev. Quelle est dès lors l’originalité de la théodicée de Dostoïevski ?

Berdiaev prend très au sérieux cet argument du mal. Il estime que celui-ci fonde un athéisme existentiel, d’une nature bien supérieure à l’athéisme scientiste (qu’il juge par ailleurs typique d’une mentalité anglo-saxonne). Mais si par « théodicée » on entend une explication de comment le mal s’intègre à l’économie du salut, à l’image des discours de Pangloss dans le Candide de Voltaire, qui conclut toujours invariablement que nous ne pouvons logiquement que vivre dans le meilleur des mondes possibles et ce malgré tous les malheurs qui l’accable, alors Dostoïevski a plutôt développé une anti-théodicée ! Pour Berdiaev, toute « théodicée » ainsi entendue n’aboutit en creux qu’à justifier le mal, qu’à justifier les souffrances de chacun et les tragédies de l’histoire, au nom du fait qu’elles serviraient en définitive un but supérieur. Berdiaev partage à ce propos le jugement de Dostoïevski, exprimé par le personnage d’Ivan dans Les Frères Karamazov : aucune promesse, aucune utopie, ne peut justifier la souffrance de l’innocent, le « royaume de Dieu » pas plus que le « paradis socialiste ». Dostoïevski redécouvre par là une grande intuition des Pères Grecs : le mal est totalement extérieur à l’économie du salut, il ne s’y intègre jamais et même plus, il s’y oppose radicalement. Il faut donc, pour Dostoïevski, lutter toujours et jusqu’à la fin des temps contre le mal (on remarque la différence de perspective avec Tolstoï). Ce dernier ne trouvera jamais un sens supérieur, car il est le fruit de la Chute, le produit de la déchéance du monde, de cette rupture ontologique entre le Créateur et la créature. C’est là pour Berdiaev la manifestation d’un mystère, celui de la liberté se retournant contre elle-même, tragédie archétypale ultimement indicible, mais s’exprimant symboliquement dans le récit biblique de la perte de l’Éden. Il n’y a ainsi nulle « harmonie préétablie » leibnizienne. Le monde déchu est au contraire marqué par la disharmonie, par le choc des forces antagonistes qui le traversent de part en part.

Mais pour Dostoïevski, si le mal est injustifiable, alors il doit être eschatologiquement détruit. La vérité finale de la résurrection des morts et de la transfiguration du cosmos, scellée à jamais à ses yeux dans celle du Christ pascal, est la seule qui annihile le mal et rachète la tragédie de l’histoire, sans jamais la justifier pour autant. Dostoïevski rappelle ainsi que le mal fut, est, et demeurera à jamais un scandale, mais il rappelle également que ce dernier perdra finalement la guerre qui l’oppose au « royaume de Dieu ». À la fin, le mal sera dévoilé pour ce qu’il est dans son fond : un non-être. Berdiaev commente à ce propos dans L’Esprit de Dostoïevski que l’espérance du grand écrivain n’est pas « L’harmonie, le paradis, la vie au sein du bien, placées au sommet de l’histoire terrestre, achetées au prix des souffrances sans nombre et des larmes de toutes les générations humaines vouées à la mort, et qui n’ont servi que d’instruments pour les heureux futurs », mais bien plutôt « l’harmonie, le paradis, la vie au sein du bien, auxquels l’homme parvient par la liberté […], sur un plan où parviennent tous les êtres à quelques moments qu’ils aient vécu et souffert, c’est-à-dire dans le Royaume de Dieu. » Un tel propos peut paraître bien étrange dans notre époque éclairée où l’on peut online à la fois payer ses impôts, chercher l’amour et commander des anxiolytiques. Mais après tout, au lieu de n’être qu’une opinion, le propre de l’espérance n’est-il pas justement d’être une vertu ?

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