Que nous dit la parole poétique féminine ? Quelle est la différence (s’il y en a une) entre un poète et une poétesse ? Dans Le Livre des quatre-vingts poétesses, récemment réédité chez R&N éditions, Vittoria Guerrini, alias Cristina Campo (1923-1977), établit son panthéon poétique au féminin : de Sappho à Christine Koschel, en passant par Madame de Staël et Catherine Pozzi. Toutes sont connues pour la dureté de leurs mots ou pour la peur et la souffrance qu’elles ressentent. Elles ont laissé à la postérité une bribe de mots, pour dire ce qu’être femme signifie, parfois plus de vingt siècles avant notre ère.
Arthur Rimbaud écrivait dans une lettre à Paul Demeny en 1871 : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons nous les comprendrons. » Voilà quelle pourrait être l’introduction de notre propos, mais Élisabeth Bart choisit la merveilleuse phrase tirée du recueil Tigre absence de Cristina Campo : « Deux mondes, — et moi je viens de l’autre. » Que signifiait-elle par-là ? Ce second monde est-il celui de la pensée féminine, ou un autre encore, plus mystique ? Cristina Campo, auteur du Tigre absence donc, et de l’essai littéraire Les Impardonnables, a le vent en poupe depuis quelques années. De nombreux passionnés de poésie la redécouvrent et Cécile Guilbert avait réalisé son portrait dans le livre L’Une et l’Autre aux éditions l’Iconoclaste en 2015. Aujourd’hui, c’est une poétesse qui, grâce aux multiples travaux d’Élisabeth Bart, sort de l’anonymat et de l’absence.
« Qui cela intéresse-t-il ? »
En excipit du Livre des quatre-vingts poétesses se glisse un entretien entre Cristina Campo et Olga Amman pour la Radio Télévision Suisse en 1977. Cristina Campo répond à la question « Qui est Cristina ? » par « Excusez-moi, mais qui cela intéresse-t-il ? ». À partir de cette réponse troublante, il est difficile de dresser un portrait de la poétesse : Cristina Campo est un personnage, incarné par Vittoria Guerrini, qui n’a pas d’importance réelle face à son œuvre, ou bien la parole féminine intéresse peu. Dans notre monde moderne où le culte de la personnalité devient une norme, cette phrase étonne, d’autant plus qu’elle est suivie de cette affirmation : « J’espère bien ne jamais savoir parler de moi. » Il y a moins d’un siècle, cette femme qui vivait en inconnue valorisait donc son anonymat et trouvait même ce personnage « si peu important, […] [qu’elle] n’y pens[ait] jamais ».
Ne pas s’intéresser au personnage est aujourd’hui impossible, nous aimons Sappho parce qu’elle donna le nom de son île au terme de « lesbienne », nous aimons Sylvia Plath parce qu’elle fut une femme torturée qui se suicida après avoir découvert l’adultère de son mari, nous aimons Madame de Sévigné pour son caractère, et pour le ton de ses lettres, et ainsi de suite. Le personnage compte sûrement tout autant que l’œuvre, si nous connaissons son histoire. Pour autant, de nombreuses poétesses présentes dans ce Livre sont moins connues, telle Li Qingzhao, poétesse chinoise la plus reconnue, née en 1084. Douée d’un talent précoce, et heureuse en ménage, elle fut contrainte à l’exil et à l’errance après l’invasion chinoise des Jurchen et tomba dans la misère. Sa poésie, délicate et sensible, incite à la contemplation :
« Elle se lève de la balançoire
Et languissante elle ploie
Ses mains délicates.
Les fleurs graciles s’inclinent
Sous la rosée dense.
Sur sa robe légère
Quelques gouttes de sueur. »
« Au crépuscule, à la haie de l’Est,
Nous buvons du vin,
Une fragrance de mystère
Se dégage de mes manches.
Ne nie pas le trouble de ton cœur !
Quand le vent de l’Ouest
Gonfle les rideaux,
Je suis plus mince
Qu’une tige de chrysanthème. »
Il y a aussi Anne Comnène (1083-1153), fille de l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène, femme romaine à l’intelligence audacieuse qui n’hésita pas à écarter son frère du trône à la mort de leur père. Et l’aventurière Aphra Behn (1640-1689), que Virginia Woolf considérait comme la première femme de la littérature moderne ; elle collectionnait les amants des deux sexes et se faisait appeler « l’incomparable Astrea » d’après son nom de code d’espionne. Autant de femmes mystiques que d’aventurières sulfureuses : ce livre nous dresse un portrait de la féminité complet.
Combat pour « l’authentique liberté »
Si nous pouvons aujourd’hui écrire librement en tant que femme, il est difficile d’oublier la longue période où il fallait adopter un pseudonyme masculin. La phrase de Rimbaud résonna de nombreuses décennies durant, et si aujourd’hui la littérature féministe est en plein essor, c’est sûrement pour rappeler ce douloureux passé d’absence féminine dans les librairies. Le Livre des quatre-vingts poétesses s’arrête avec Christine Koschel, poétesse allemande que Cristina Campo rencontra en 1965 et qui remporta le prix Nobel en 1966, après une enfance passée à fuir le régime nazi. Cependant, que pouvons-nous dire de l’après-Koschel ? Si nous n’avons plus de mal à laisser de la place à la poésie féminine aujourd’hui, que dit-elle de notre monde actuel ?
Le XXIe siècle est marqué par de multiples combats féministes et de nombreuses revendications : déconstruction, reconstruction, liberté des genres, des sexes et de l’opinion politique. Nous entendons parler de « féminin sacré » dans de nombreux livres de développement personnel ; nous revoyons les responsabilités, les rôles parentaux ; de nombreuses femmes osent parler des abus dont elles sont victimes, sur les réseaux comme dans des poèmes en prose. C’est une explosion de la parole féminine qui n’avait jamais été complètement dévoilée auparavant. Les femmes apportent leur voix au monde, tantôt grossière, tantôt délicate, elle existe enfin et séduit. Un siècle auparavant, Colette (évidemment présente dans ce panthéon poétique) écrivait : « Une femme qui se croit intelligente réclame les mêmes droits que l’homme, une femme intelligente y renonce. » Même chez la plus libre et la plus libertine des auteurs, la liberté totale de la femme, l’accès à des droits semblables à ceux des hommes était inenvisageable.
Un nouveau panthéon poétique
Qui, de notre siècle, pourrait côtoyer Catherine de Sienne, Heloïse et Catherine Pozzi dans ce panthéon poétique ? Crise de la culture, déclin de la langue, crise mystique et perte de la foi, nos chères Marie de France et Hildegarde de Bingen auraient du mal à trouver une nouvelle poétesse pour leur succéder. À l’heure où la plupart des poèmes sont écrits sur Instagram ou dans les Notes de téléphone, il est difficile d’imaginer une prose aussi langoureuse et teintée d’attente que celle qui brûlait les lèvres de Veronica Franco en 1570 :
« Voici ta fidèle Franca qui t’écrit,
Mon doux, gentil et valeureux amant ;
Loin de toi, elle vit misérable et sans vie.
Hélas me voici qui reviens en pleurant
Moi demoiselle d’Adria où mon cœur
habite, qui n’ai plus ni envie ni apparence :
[…]
Hélas, je le dis, et le dire ne cesserai jamais
Vivre sans toi est pour moi une mort sans nom
Et les plaisirs ne me sont plus que tourments épais.
[…]
Oh, combien de fois mes peines demandent
À l’air et aux feuilles d’écouter,
Et combien celles-ci et celui-là m’entendent
Enrager ! Nulle part où je vais,
Nulle part où je me rende
Où je n’entende les pierres pleurer. »
Pourtant, certaines poétesses défient même leurs poètes de référence : c’est le cas de Lydie Dattas, qui écrivit Carnet d’une allumeuse, en réponse à la phrase citée plus haut de Rimbaud. Louise Glück, prix Nobel, et son étonnant Averno, puisant dans le folklore local de l’ouest de Naples un mystère autour du lac du même nom, sorte de passage entre deux mondes et d’ouverture sur les enfers. Elle revisite l’histoire de Perséphone et de sa mère, dans une prose somptueuse. Ces deux poétesses pourraient inclure ce panthéon féminin parfois très mystique.
Le Livre des quatre-vingts poétesses nous séduit donc d’autant plus qu’il donne à lire des poétesses méconnues, et d’autres de renommée internationale, mais toujours dans un style qui suscite l’admiration et fournit à l’art poétique originel toute sa valeur. Lorsqu’on prend la peine d’étudier assidûment la construction de ces poèmes, on pourrait être tenté de dire que la poésie masculine et la poésie féminine peuvent se rejoindre, si ce n’est se confondre. Il n’est pas moins sûr qu’un vers de Marceline Desbordes-Valmore soit si différent que cela, après tout, des complaintes d’amour de nombreux poètes masculins. Ce livre, dans sa puissance et son choix délicat d’extraits poétiques, est une mine d’or pour qui voudrait comprendre la différence des sexes, dans son rapport à l’amour comme dans sa prose enfiévrée. C’est un livre d’exploration, à travers l’histoire, à travers les caractères et les vies, il a l’excellence des livres de Campo, et la grâce des anthologies féminines.
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