Hector Fleischmann disait d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (1877-1939) qu’il était « le dernier grand jeune poète dont la littérature contemporaine ait le droit de s’enorgueillir ». Ce diplomate polyglotte, grand-oncle du prix Nobel Czesław Miłosz (1911-2004), auteur d’une œuvre majoritairement poétique, était aussi fasciné par la spiritualité : alchimie, kabbale, franc-maçonnerie, théosophie… Le Quarto (Gallimard, 2024) qui lui est consacré offre une vision complète de son approche littéraire et philosophique.
Ce qui frappe immédiatement chez Milosz est sûrement son caractère romantique. Son recueil Le Poème des décadences (1899) est l’expression d’un amour disproportionné et impossible à guérir. Dandy voluptueux, amoureux malheureux, il privilégiait les expériences humaines aux idées. D’aucuns diraient qu’il ressemblait en tout point à Claudel. Et pourtant, très tôt, il voulut se départir de cette comparaison : poètes tous deux, diplomates et spirituels, malgré deux œuvres semblables, leur style demeure propre à chacun.
La femme est pour Milosz à la fois une comparse qui le comprend et une source de désespoir sans fin. Il fut amoureux de la nièce d’Heinrich Heine, Emmy, qu’il rencontra à Venise en 1909, et qu’il vit partir au bras d’un autre bien plus riche, ce qui le plongea dans des abîmes de souffrance. Puis de Natalie Clifford Barney, amazone parisienne en laquelle il trouvait une alliée, une sœur. Aussi de Renée de Brimont, intellectuelle qui le comprenait, et de la veuve de Léon Vogt, qu’il demanda en mariage, pour se raviser et lui écrire ceci : « Je puis donc dire sans nulle exagération que l’amour de la poésie et de la métaphysique m’a tenu lieu, toute la vie durant, de société, de tendresse et même de religion ; que, quoi qu’il puisse m’advenir, il demeurera toujours l’essence même de mon être et de ma pensée ; et que quelque effort que je fasse pour m’accoutumer aux joies calmes et fécondes d’un foyer, je resterai ce que je suis : un poète et un penseur condamné jusqu’à son dernier jour à rechercher le pain de l’inspiration dans la douleur, l’angoisse et peut être aussi l’indispensable solitude d’un cabinet de travail dans quelque vieux quartier de Paris… »
Le regard de Milosz sur « la sœur éternelle »
Dans toute l’œuvre de Milosz, deux sentiments s’affrontent : à la fois la douleur face à l’absence de réciprocité amoureuse, et la fuite lorsque l’amour pourrait devenir heureux. Son approche mélancolique et sa figure de poète transi d’amour sont prépondérantes dans son œuvre, comme dans ce vers :
« Hélas ! Ton rire amer pleurait d’ennui, ô femme,
Et ta bouche riait de haine
Quand je buvais le vin vivant de ton haleine ! »
Milosz ne peut profondément vivre sans douleur et sans angoisse, il ne peut accepter l’amour que comme un vide, un manque, une déception. Ne serait-ce que dans Le Poème des décadences, près de dix prénoms différents de femmes sont évoqués, des hymnes langoureux se succèdent et se chevauchent dans la tristesse et la mélancolie. Voilées d’un mystère ésotérique, elles semblent être des demi-déesses, au cœur froid et aux yeux d’enchanteresses. Le recueil Les Sept Solitudes (1906), n’est pas moins triste et spirituel ; les femmes sont appelées tour à tour « Muse », « vestale », « Mère », « déesse », « prêtresse », « Saana »… Il semble que, pour Milosz, la femme ne puisse être considérée comme une égale, mais comme une entité supérieure, mystique, divine. Il évoque des femmes illustres, de Thèbes, des textes religieux et mythologiques, il évoque dans ce recueil toutes les figures supérieures de la femme.
« Hermione aux cheveux d’arômes fabuleux ;
Et l’autel ne sera jamais pauvre d’offrandes
Tant que tes seins d’enfants luiront dans les vents bleus,
Ô fille des déclins, Muse aux prunelles grandes ! »
Le soleil de la mémoire
Après quelques œuvres théâtrales de qualité survient sa période métaphysique : Milosz se plaît à écrire Ars Magna (1924), qui débute par l’épître à Storge, où il s’adresse à un certain Storge Androgyne, lui contant ses réflexions et méditations sur le temps et l’espace. Dès la première page, son obsession pour l’amour et la mort revient : « Toutes nos inquiétudes nous viennent du besoin de situer cet espace même et ce temps ; et l’opération mentale par laquelle, faute d’un autre lieu ou contenant imaginable, nous leur assignons une place en eux-mêmes, en les multipliant et divisant à l’infini, n’ôte rien de ces terribles angoisses, – de ces angoisses d’amour, Storge, – qui nous poursuivent jusqu’aux confins de la Vallée de l’Ombre de la Mort. » Dès le deuxième chapitre « Memoria », il énonce son but de façon limpide : « Ceci est né de l’amour de l’Abîme, ceci est Ars Magna et renferme toute la poésie sacrée de la Science. » À quoi il ajoute, à notre attention : « Toi qui, dans les siècles à venir, liras ces pages avec un sentiment de filial respect pour leur auteur et d’indicible mépris pour l’époque qui les vit naître, souviens-toi que Memoria est la clef de l’Épître à Storge, et que cette épître, où te fut dévoilé dès l’année 1916 le secret métaphysique de la Relativité, est la nouvelle porte du palais de l’union des fontaines. » Formulation cryptique qui s’étend jusqu’à une considération mystique : « Apprends donc de moi, fils d’un temps où je serai compris et aimé, que de l’alpha à l’oméga tout ce poème, Couronne des deux Testaments, traite du prochain lever du Soleil de la Mémoire. » Milosz écrit dans le premier chapitre de cet ouvrage métaphysique des considérations sur la relativité générale, avant les travaux d’Albert Einstein, puis reprend cette théorie par la suite en la saluant, illustrant parfaitement le fruit de ses réflexions sur plus de vingt années. Dans cet ouvrage déconcertant, sa plume se rapproche de celle de Nietzsche dans Zarathoustra (1883), toujours porté par une fièvre poétique, il donne à lire cette profondeur métaphysique dans l’apparat d’un texte de poète. Peu de temps après, il écrivit Les Arcanes (1927), autre récit métaphysique.
Connu pour ses poèmes amoureux et mystiques ainsi que pour son roman L’Amoureuse Initiation (1910), Milosz n’était pas simplement poète et romancier. Ce Quarto nous permet de découvrir un dramaturge, un conteur, un métaphysicien, mais aussi un traducteur. Fervent explorateur de sociétés secrètes (la Société de la Fraternité des Veilleurs et les Rose-Croix), O.V de Milosz est une figure étonnante de la première moitié du XXe siècle, une personnalité nimbée de mystère, conjuguant une âme torturée et une plume virtuose.
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