Éthique et Économie se présente comme un des ouvrages de philosophie politique contemporaine les plus importants. Son auteur, Sen, part d’un constat : l’économie se serait affranchie de toute morale. L’économie d’aujourd’hui fonde sa propre règle dans l’immanence, sans se soucier de principes extérieurs pour sa propre légitimation. L’économie apparait donc comme fondamentalement amorale. Plus que d’aller contre la morale, elle l’ignore radicalement. Un des enjeux principaux de Sen sera de lier à nouveau ce qui a été séparé, de conférer à nouveau à l’économie la dimension éthique qu’elle a occultée. Aux yeux de Sen, l’amoralité fondamentale de l’économie contemporaine nous oblige à repenser la problématique du développement et celle de la liberté individuelle. Afin d’apporter des solutions concrètes à ses interrogations, Sen se propose de développer un théorie de la diversité des moyens ou du « pouvoir faire ». Ce qui caractérise la pensée de Sen, c’est son pragmatisme. Sen pense le monde en vue d’un agir, c’est pourquoi il invente en 1990 l’indice de développement humain (IDH) qui intègre dans son évaluation de nouveaux critères comme la santé ou le niveau d’éducation. Le développement humain ne s’évalue donc plus simplement en fonction de la richesse du pays, mais également à partir de données qui prennent en compte l’individu et les groupes d’individus dans une optique de perfectibilité.
Mais si certains pays ont pris conscience qu’il faut tenir compte de la réalisation des libertés, ce n’est pas le cas de tous. La thèse de Sen sur le développement des capabilités implique que la gouvernance des pays soit de type démocratique. On peut cependant constater que beaucoup de pays comme le Zimbabwe, l’Éthiopie ou encore la Chine sont des autocraties qui n’envisagent aucunement d’évoluer vers le mode démocratique. Or il n’y a pas de développement véritable sans progrès de la démocratie. La Chine par exemple, préfère développer son économie plutôt que les capabilités de sa population. Pourquoi condamnons-nous ce choix, n’est-ce pas un luxe de vouloir favoriser les libertés à tout prix ? Comment Sen va-t-il réussir à réinjecter de la morale dans l’économie et comment arrive-t-il à tirer de cela un principe politique qui va avoir pour finalité le développement de la liberté ?
L’origine de l’économie est commune à celle de l’éthique comme le montre Sen. Dans Éthique à Nicomaque, Aristote établit un lien entre l’économie et les finalités humaines, en évoquant le rapport de l’économie et de la richesse. La politique doit utiliser les autres sciences, dont l’économie.« La fin de cette science doit inclure les finalités des autres sciences de sorte que cette fin doit être le bien de l’homme.» «Quant à la vie de l’homme d’affaires, c’est une vie de contraintes et la richesse n’est évidemment pas le bien que nous cherchons : c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’autre chose. » L’économie est alors une discipline sous-jacente à la morale. Elle est un moyen permettant d’accéder à la vie bonne. Si l’on peut dire que c’est une science morale c’est qu’elle ne peut être désengagée de la pratique. Mais peut-elle être normative ? Peut-elle être source de valeur ?
Smith, par exemple, pense l’économie comme normative et lui donne même des cadres. Mais dans les années 1930 sous l’influence du positivisme et des théories économiques néoclassiques, l’économie est à considérer comme une science à part entière détachée de toutes valeurs car ces dernières ne lui permettraient pas de réaliser le travail auquel elle est destinée. On assiste alors à un affaiblissement et même à un détachement total vis-à-vis de la morale. La thèse de Sen est que « l’économie s’est trouvée considérablement appauvrie par la distance qui a éloigné l’économie de l’éthique » . Il ne veut pas forcement revenir sur tout ce qui a été fait auparavant mais il veut plus. Il souhaite et propose une vision plus large de l’éthique, de l’économie et de la politique. L’éthique peut s’enrichir des raisonnements utilisés en économie et inversement. Mais de quelle manière ?
Traditionnellement à l’origine de l’économie du bien-être se trouve le critère utilitariste qui consiste à juger la réussite en fonction de la somme totale d’utilité créée. L’économie du bien-être se préoccupe uniquement du bien-être individuel, par opposition aux groupes, communautés ou sociétés, qui relèvent plus du bien-être social. Elle part de la supposition que les individus sont les mieux placés pour juger leur propre bien-être. Ils cherchent à le maximiser. Il peut être mesuré soit directement en termes monétaire, soit sous la forme de préférences ordonnées. Les théorèmes du bien-être sont issus de la théorie de l’équilibre général pensée par Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Une des principales idées de cette doctrine est le théorème d’équivalence formulé de la manière suivante : « tout équilibre général en concurrence pure et parfaite est un optimum de Pareto ». Comme le souligne Sen « la théorie fondamentale de l’économie du bien-être met en relation l’optimum de Pareto et les résultats ».
Sen tente d’appliquer le théorème de Pareto à la sphère du politique. « Un État social est défini comme optimal au sens de Pareto si et seulement s’il est impossible d’accroître l’utilité d’une personne sans réduire celle d’une autre. Il s’agit là d’une réussite très limitée, qui ne garantit pas nécessairement, par elle-même, d’excellents résultats. » Mais comme le remarque Sen cette théorie « s’intéresse uniquement à l’efficacité dans l’espace des utilités et n’accorde aucune attention aux questions de répartition de l’utilité. » L’économie du bien-être reste ainsi exclusivement centrée sur l’utilité et cela s’explique par son héritage utilitariste. Pourquoi Sen critique-t-il les doctrines utilitaristes et de l’économie du bien-être ?
Les doctrines utilitaristes sont entre autres utilisées traditionnellement pour définir l’agent rationnel dans la société. Quel est-il ? D’après l’utilitarisme le modèle rationnel de l’agent est celui de l’homo economicus, c’est-à-dire l’agent égoïste. Pour Sen, ce modèle est faux empiriquement et contre-productif pour décrire le bien-être même. Il s’en prend à Bentham en refusant l’affirmation que certains droits doivent être soumis à l’utilité. Il veut dépasser la vision utilitaire de l’économie et rendre à l’agent de réelles considérations morales.
Le bien-être va être assimilé à tort à l’utilité et ne va pas permettre de donner un critère de justice sociale valable. Il faut réussir à trouver une définition du bien que la société peut répartir de manière égalitaire. Mais quel est ce bien ? Quelle égalité possible ?
Comme nous venons de l’expliquer, le bien-être ne peut pas se réduire à l’utilité. La société se doit d’assurer plus que le bien-être. Une société juste doit permettre aux individus de réaliser leurs libertés. Pour Sen l’utilitarisme ne donne qu’une satisfaction subjective aux individus. En effet, ils n’ont pas tous la même capacité à tirer la même chose d’un même bien. De ce fait, la notion de répartition n’amène-t-elle pas des situations absurdes ? Par exemple, « si l’individu A, handicapé, tire d’un niveau déterminé de revenu la moitié de l’utilité qu’en retire l’individu B, épicurien, alors dans le problème de répartition entre A et B, l’utilitariste donnerait l’avantage à B » . L’approche utilitariste pour Sen est donc biaisée car elle accorde trop de poids à des considérations subjectives. L’utilitarisme oublie notre capacité d’adaptation aux circonstances. Sen défend une conception dense de l’agent économique.
Il faut trouver un critère plus objectif mais qui tient plus compte de notre subjectivité, de notre différence. Une critique de même type est présente chez Williams. Le critère de la morale utilitariste est l’impartialité. Mill définit ce principe dans les termes suivants : « Entre son bonheur et celui des autres, l’utilitarisme exige de l’individu qu’il soit aussi rigoureusement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant. »
Dans ce processus, on fait appel au concept de spectateur impartial ou d’observateur idéal. Cette notion de spectateur impartial, on la retrouve chez Smith dans sa théorie des sentiments moraux où l’agent est supposé analyser sa conduite en se mettant à la place d’un observateur impartial et juste et agir ainsi comme le ferait cet agent hypothétique. On retrouve également cette idée mais poussée à son extrême chez Godwin dans son œuvre Inquiry concerning political justice . Il suppose que Fénelon et son valet sont dans une maison en flamme. Seul un des deux peut être sauvé, lequel ? Du point de vue de l’impartialité, c’est Fénelon qui devrait être sauvé car il possède plus de valeur que le valet. Mais imaginons encore que ce valet est mon père ou mon conjoint, il n’y aurait tout de même pas plus de raisons pour le point de vue impartial de le sauver au lieu de Fénelon, car le fait que ce soit un proche ne change en rien la décision prise du point de vue de l’impartialité. Introduire une différence de valeur entre les personnes amène notamment le problème du sacrifice toujours présent chez les utilitaristes. L’individualité n’a aucune conséquence quant à une action quelle qu’elle soit. Les individus perdent leur statut de personnes distinctes et séparées pour arriver à maximiser le bonheur global. On peut remarquer que l’impartialité en idéalisant l’agent moral amène généralement la perte de son individualité.
L’utilitarisme considère parfois que toute attitude autre que la maximisation de l’intérêt personnel est irrationnelle et cette vision implique que l’on rejette le rôle de l’éthique dans la prise de décision réelle ainsi que tout autre type de motivation que l’intérêt particulier. Pour Sen « Tenir l’égoïsme universel pour une réalité est peut être un leurre, mais en faire un critère de rationalité est carrément absurde. » Alors, comment arriver à trouver des théories économiques qui s’inscrivent dans la réalité sociale ? Et pouvons-nous dire que les théories philosophiques prennent compte de la réalité économique ? Si Sen part de ces critiques pour élaborer sa théorie des capabilités, il part aussi de théories philosophiques comme celle de Rawls. Quel constat fait-il de cette théorie ? En quoi cela va-t-il l’aider à construire une doctrine prenant en compte la réalité sociale et économique ?
Dans Théorie de la justice, Rawls nous indique au paragraphe 5 que « son but est d’élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste en général ». Tout comme Sen, il reproche à l’utilitarisme de mettre de côté les inégalités dans la répartition du bonheur, « la façon dont la somme totale des satisfactions est répartie entre les individus ne compte aucunement », et de ne pas accorder assez d’importance et de valeur aux droits et aux libertés. D’après lui, la liberté et la justice priment sur le bien-être de la communauté : « nous pensons que chaque membre de la société possède une inviolabilité fondée sur la justice ou le droit naturel qui a priorité sur tout, y compris sur le bien-être des autres. La justice nie que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par un plus grand bien que d’autres se partageraient ». Il va ainsi proposer une alternative à l’utilitarisme car il ne donne entre autre pas de justification à l’exigence envers des libertés et des droits des citoyens, il ne correspond pas aux idéaux et à la conscience moderne de la justice.
Il revient ainsi à l’idée du contrat social en y incluant l’idée de la position originelle pour pouvoir établir plus simplement des principes. Il formule deux principes issus de la conscience de la justice et des idées intuitives qui en découlent. Ces deux principes sont le principe d’égalité et de liberté, en tant que « chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres» ; et le principe de différence. Ce principe, qui peut être défini comme suit : « les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés dans la limite d’un juste principe d’épargne et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » Grâce à la position originelle et du voile d’ignorance il met en évidence la supériorité de ces deux principes. Il en tire les éléments qui permettent d’établir des institutions politiques et économiques justes. Il démontre ensuite que la justice comme équité peut être un principe permettant d’élaborer des institutions démocratiques. La justice distributive devient ainsi le moteur de la théorie rawlsienne.
Elle a donc pour but de donner à chacun ce qui lui est dû, c’est-à-dire les biens mais aussi les libertés de base, les droits. Ceci sera permis grâce aux structures ou autrement dit aux institutions car elles organisent et règlent la vie des citoyens et permettent ainsi de palier aux inégalités. Sans les institutions, pour Rawls, la justice est impossible. Ainsi, chaque homme va pouvoir se poser ses propres fins et avoir une même chance de les réaliser. On peut cependant remarquer que cette théorie rencontre quelques difficultés pour articuler les notions de liberté et d’égalité. Il y a trois possibilités d’articulation de ces notions. Rawls va tenter de résoudre ce problème en essayant de faire cohabiter ces deux notions dans une sorte de libéralisme social.
Si Rawls essaie de construire une politique juste en voulant réduire les inégalités, on peut remarquer, cependant, qu’il ne traite de ce problème qu’à l’échelle nationale et jamais au niveau international. Sen voit-il des limites à la théorie rawlsienne de la justice ? Le concept de bien premier est-il suffisant pour prétendre établir et satisfaire une politique basée sur les principes de justice ? Est-il légitime de faire primer le juste sur le bien ?
Dès les premières pages d’Éthique et Économie, Sen propose un exemple concret, celui des famines. Il tente d’analyser les causes du problème de la famine dans le monde actuel. Les théories d’interdépendances que la théorie de l’équilibre général a mis en évidence permettent d’expliquer pourquoi une famine peut survenir alors que la nourriture ne manque pas. Il montre ainsi qu’il ne s’agit pas d’un problème lié à la quantité mais d’un problème d’accès aux ressources comme il le souligne dans cette phrase : « plutôt que de nous focaliser sur la question -exclusive- de l’insuffisance des revenus, si nous déplaçons notre attention vers la notion plus inclusive de privation de capabilités, nous pouvons alors mieux nous figurer l’appauvrissement des vies humaines et des libertés » . Il remarque également que les famines ne touchent pas les pays démocratiques. Il explique qu’en Inde à partir du moment où ce pays est devenu démocratique, la population n’a plus souffert de famine. Comment Sen va-t-il, à partir de ce constat, redéfinir le concept de développement basé sur la théorie des capabilités ?
Sen critique les approches qui disent que la pauvreté est juste une privation d’un certain nombre de bien. La notion de besoin n’est pas absolue, elle dépend d’un contexte social. De plus elle ne permet pas de faire de différence entre pauvre et très pauvre, et par conséquent les politiques publiques développées à partir de cela ne touchent pas toutes les strates de la population, car on ne fait que s’intéresser aux revenus ce qui est très restrictif. En effet la pauvreté n’est pas qu’une question d’argent, elle est un déficit des capabilités de bases comme le souligne Sen. Ainsi Sen considère que ce qui fait défaut à l’utilitarisme et à l’approche ressourciste, « c’est une notion des capabilités fondamentales : le fait qu’une personne soit capable de faire certaines choses de base » . Il définit la notion de capabilité également dans Development as Freedom en ces termes : « La capabilité d’une personne renvoie aux diverses combinaisons de fonctionnements qu’elle a la possibilité de réaliser. La capabilité est ainsi une sorte de liberté: la liberté réelle de réaliser des combinaisons de fonctionnements (ou, de manière moins formelle, la liberté de réaliser divers modes de vie)» . Grâce à cette nouvelle notion, Sen opère un tournant théorique. Il se détache de la tradition utilitariste car il réintroduit une hétérogénéité normative et notamment dans le choix des biens car pour lui le critère rawlsien ne prend pas assez en compte les situations existantes. Il souhaite articuler une conception de la liberté et une nouvelle vision du développement humain.
La pauvreté est donc une privation de capabilités. Le développement doit permettre aux individus de pouvoir user de toutes leurs capabilités et pour ce faire il faut que leurs libertés soient réelles et non brimées. Les politiques publiques doivent s’efforcer de les privilégier. C’est par « la diffusion de l’éducation et de la santé, qui dépend de l’action publique, accroît les possibilités individuelles d’insertion économique et de participation politique, tout comme elle encourage les initiatives de chacun, visant à combattre telle ou telle privation ». Les institutions des sociétés doivent aider au développement des libertés des individus. Elles sont ici appréhendées du point de vue de leur contribution aux libertés substantielles de chacun. Les personnes sont ainsi considérées comme des acteurs du changement et non comme les destinataires passifs d’avantages dispensés par telle instance ou tel organisme. L’approche par les capabilités de Sen favorise donc les libertés de tout homme, et donne comme devoir à chaque société de les favoriser, pour qu’un recul de la pauvreté et des inégalités puisse être possible ; contrairement à Rawls, qui ne place pas la priorité dans les libertés, mais dans la répartition équitables des richesses et la promotion des droits politiques.
Peut-on défendre l’approche par les capabilités et établir des priorités de développement sans avancer une conception préétablie de la vie bonne et les valeurs qui en découlent? Si de telles conditions sont remplies, est-il possible qu’une telle conception ne tombe pas dans une forme de paternalisme ou d’autoritarisme ? Avons-nous le droit d’imposer une vision libérale de la société à des pays qui ne le sont pas ou qui préfèrent privilégier autre chose que les libertés? Pouvons-nous imposer notre idéal d’autonomie et de liberté à des cultures qui n’ont pas les mêmes priorités ?
On peut ainsi déjà voir les limites de l’approche de Sen. S’il prône un développement des libertés individuelles, on peut remarquer que la pratique qui découle de ces théories peut aller à l’encontre d’un tel but. Même si elle favorise les institutions des pays et implique les populations dans le processus de développement, en donnant aux sociétés la liberté d’établir les priorités de développement des capabilités, la théorie de Sen peut favoriser la dérive de certains régimes. Il ne souhaite pas lui-même et ne pense pas que toute une population soit prête à s’accorder entièrement pour établir une liste exhaustive des capabilités car pour lui « bien-être et inégalité sont des concepts très larges et en partie opaques. Tenter de les traduire sous forme de mises en ordre parfaitement claires et exhaustives ne rend pas justice à leur nature. Il y a ici un réel danger à se montrer trop précis « . Mais en permettant à l’État d’établir une telle liste, Sen permet des dérives. En effet, fort de ce pouvoir les gouvernements peuvent tendres vers l’autoritarisme, le paternalisme, voire le despotisme. Les libertés individuelles sont dans ce cas remises en cause alors qu’elles étaient le moteur, le point de départ de la théorie de Sen. De plus l’approche par les capabilités peut paraître peu réaliste. En effet comment être sûr, que les éléments dressés sur une liste de capabilités soient bien respectés ? Et comment prendre pour fondement, une liste qui se révèle finalement relative à chaque culture, car, comme le dit lui-même Sen « il y a de bonnes raisons de penser qu’il existe une pluralité de fins et d’objectifs que les êtres humains peuvent poursuivre » . Prendre un fondement qui est au final relatif à chacun permet-il réellement de fonder une théorie de la justice ? Si l’approche de Sen présente des avantages, elle possède aussi des inconvénients.
En effet, Sen ne propose pas une liste des capabilités minimales, car en établissant une telle liste il s’engagerait certainement dans une définition de ce qu’est une vie bonne. Martha Nussbaum considère que cela est une faiblesse de la théorie de Sen et va essayer d’y remédier. Elle fait ainsi, une liste de 10 capabilités minimales (aimer, rire, … ). Mais, une liste des capabilités ne serait-elle pas relative à chaque pays ou culture ? En dressant une liste, ne retirons-nous tout pas toute universalité à la théorie des capabilités ? Les approches par les ressources ou les capabilités rencontrant des difficultés, ne serait-il pas possible de les conjuguer pour arriver à la théorie de la justice la plus efficace possible ?
D’après Pogge, ces deux visions ne sont pas irréconciliables. L’approche de Rawls, ou l’approche par les ressources, tient compte, comme nous l’avons démontré précédemment, des institutions politiques ou sociales, des besoins de chaque individu. Pour réussir cela, il lui faut ainsi évaluer les besoins et les biens dont l’homme a la nécessité et de ce point de vue la théorie de Sen peut apporter à celle de Rawls. La théorie des capabilités quant à elle vise à promouvoir au maximum les libertés individuelles en conférant à l’état le choix des priorités dans la réalisation des besoins et des libertés. Pour contrecarrer l’effet pervers possible de cette théorie, à savoir le despotisme, on peut amener l’idée selon laquelle l’approche par les ressources développe le niveau de qualité des institutions (notamment grâce à la position originelle et au voile d’ignorance) et ainsi promeut de manière juste les libertés individuelles, et donc la justice. Si ces théories peuvent se compléter mutuellement, peuvent-elles cependant suffire à repousser les inégalités et la pauvreté dans les pays pauvres ?
En effet, les deux approches que nous venons d’étudier pour fonctionner supposent que les États dans lequel les individus évoluent soient de type démocratique, ou, en tout cas, non despotique ou tyrannique. Or, dans beaucoup de pays en développement les régimes sont de types dictatoriaux. Comment réussir à mettre en place des politiques libérales dans des pays où les dirigeants ne désirent pas forcément une amélioration de la situation notamment au niveau des droits de l’homme et des libertés ? Dans ces pays, doit-on tout d’abord accorder une priorité aux droits, aux libertés politiques ou n’est-ce que des fins ?
Sen étudie le cas de la République de Singapour. Cette République autoritaire a fait une distinction entre progrès économique et progrès politique. Ce pays a développé une économie hyper-libérale mais a conservé une politique autoritaire et moraliste. Cette nouvelle stratégie est issue de la doctrine de Lee ou autrement dit de l’asiatisme. Les dirigeants singapouriens ont mis ainsi entre parenthèses les droits individuels pour accéder à des succès économiques considérables. Les droits individuels spécifiques à l’est, étrangers à la culture asiatique, constituent pour eux des obstacles à l’efficacité économique. Il faut donc les sacrifier. En revanche, cette société véhicule d’autres valeurs qui sont en accord avec la recherche de la croissance économique (importance de l’apprentissage des hiérarchies, investissement… ). On peut ainsi dissocier l’essor de la société capitaliste et l’essor démocratique, car les valeurs que demande le capitalisme sont inclues dans les valeurs confucéennes déjà présentes dans la culture des pays asiatiques (liberté d’entreprendre, d’investir…). Par conséquent, les libertés individuelles ne sont pas nécessaires pour assurer la bonne marche de la société capitaliste.
Mais Sen démontre que, dans ces pays où les principes démocratiques ne sont pas respectés et l’économie favorisée, les populations sont généralement le moins bien éduquées. Mais, là encore, le problème subsiste, car si les populations de ces pays restent mal éduquées, les gouvernements arrivent à subvenir aux premiers besoins de leurs populations. S’il est vrai que politiquement cette théorie fonctionne, il est indéniable que du point de vue éthique, on ne peut l’accepter. Comment réussir à faire que des théories politiques justes et morales aient une applicabilité ? Comment ne pas rester dans le purement théorique ?
Si Sen tente de dépasser l’individu utilitariste en faisant une réinterprétation de l’agent économique c’est qu’il considère que ce type d’approche est réducteur car il ne tient compte que des conséquences psychologiques de la possession de biens et non du bien-être effectif des individus. On ne considère plus l’agent dans sa sphère privée égoïste mais dans le cadre du développement durable pour permettre de penser la meilleure façon de l’aider à réaliser ses capabilités, son pouvoir faire, en bref sa liberté. La théorie de Sen connaît certaines faiblesses notamment au niveau de son applicabilité. Elle ne donne aucune réponse au problème, par exemple, de la motivation des États à vouloir changer les choses. Sans pour autant contraindre par la loi les États nantis à agir, il faut que l’on réussisse à trouver des motivations d’ordre plutôt éthique qu’ils ne pourront pas réfuter. De même que la mise en place d’une politique mondiale est nécessaire et urgente, une réforme de certains systèmes gouvernementaux s’impose dans certains pays du Sud pour que l’aide puisse être efficace (et que l’on puisse vraiment déterminer les besoins des états et ainsi les respecter) comme le souligne Sen lui-même : « Dans le monde contemporain, le besoin d’un engagement plus démocratique n’est nulle part aussi fort qu’en Afrique » . Mais comment réussir et opérer un tel changement sans essuyer des accusations d’impérialisme ou de non respect des autres cultures. Il faut réussir à coordonner les exigences éthiques, politiques et même économique pour pouvoir réussir à amorcer un réel processus de changement. Sans cela il est difficile de voir comment les choses pourraient évoluer et comment établir une réelle coopération entre les États pour partager les savoirs (techniques médicales, médicaments, brevets…) et aider à développer les capabilités pour finalement réaliser la liberté de chacun.