Dissipons d’emblée le doute : Théorème (1968) est loin d’être un chef d’œuvre d’un point de vue purement technique. Au prix même de nombreux efforts, il est difficile de lui trouver le charme esthétique de Médée ou la créativité de la mise en scène de l’Evangile selon saint Matthieu. Il n’est pas non plus aussi fascinant que Salo ou aussi mystérieux que Porcherie. En d’autres termes, Théorème n’est pas le film par lequel Pasolini fait la meilleure démonstration de ses talents en termes de réalisation – domaine dans lequel il excelle d’ailleurs moins que dans la littérature. L’intérêt principal de l’œuvre réside dans son message, et dans l’analyse que l’on peut faire de l’évolution des différentes interprétations que les critiques successives ont pu en faire. A sa sortie, le film fit évidemment scandale. Les corps dénudés, inévitable obsession de Pasolini, n’offusquèrent pourtant pas tant un public déjà aguerri aux effusions de sensualités de Fellini que les évocations homosexuelles montrées à l’écran.
Pourtant, et contrairement à Salo, le sexe ne fait ici figure que de simple allégorie ; l’Italie de l’époque ne goûta pas tant de subtilité, et le 13 septembre 1968, les bobines du film furent saisies par le procureur de Rome, en raison de son « obscénité et [de] scènes de rapport charnels particulièrement lascives et libidineuses ». Le réalisateur et son producteur, Donato Leoni, comparurent au cours du mois de novembre devant un tribunal de Venise, où les scènes incriminées avaient été tournées, avant d’être finalement relaxés. Le jugement prononcé par le Président du tribunal confirma, dans un style poétique et désormais totalement étranger aux cours de justice, que « le bouleversement provoqué par Théorème n’[était] pas d’ordre sexuel mais essentiellement idéologique et mystique ». Curieuse et savoureuse époque que celle où les censeurs se montraient plus cléments à l’égard de l’érotisme cinématographique que le grand public.
Très tôt, le film acquit une reconnaissance particulière dans plusieurs milieux radicalement différents, pour des raisons tout à fait opposées. La dimension spirituelle du film parvint à séduire jusqu’à l’Eglise elle-même – ou du moins, certains de ses membres que la détestation férocement opiniâtre de l’art n’avait pas rendu aveugles. L’OCIC (Office Catholique International du Cinéma) remit même à Pasolini un prix pour récompenser ce qui fut alors comparé à une véritable parabole de la foi.
L’aspiration libertaire des mouvements étudiants de mai 1968 y trouva, de son côté, l’illustration parfaitement limpide de ce qu’elle appelait de ses vœux les plus chers : l’abolition des normes bourgeoises. En effet, l’intrigue relativement linéaire de Théorème plonge le spectateur dans une vaste demeure milanaise où une famille aux mœurs plus que convenables mène une vie paisible. Le père, riche industriel sans entrain, la mère, femme au foyer s’étiolant entre le salon et le jardin, la bonne, pieuse et extraite de sa campagne natale, la fille, naïve et insouciante comme on l’est à 14 ans, et le fils, studieux et physiquement débile, incarnent chacun les archétypes des piliers de la société italienne – et européenne. L’arrivée subite d’un inconnu à l’implacable beauté dans la demeure fascine tous les protagonistes, qu’il finit par posséder physiquement un par un, de la mère à la fille et du fils au père. Après son départ, le foyer est en ruine ; la mère, dans une folie nymphomane, se donne à tous les étudiants de la ville, le fils se réfugie dans l’art et la transgression jusqu’au ridicule, la fille sombre dans la démence, et le père abandonne son usine à ses employés avant de fuir nu dans le désert. Seule la bonne, de retour dans son village, connaît un destin favorable, puisqu’elle se met à léviter miraculeusement, incarnant une part du sacré abandonnée par le visiteur.
À l’évidence, les catholiques et les militants de gauche ne trouvèrent pas dans l’œuvre de Pasolini les mêmes sources d’émerveillement. L’athéisme violent du réalisateur peut laisser croire que ces seconds furent les plus proches de la vérité ; en réalité, il semble que ce soit le jury de l’OCIC qui soit parvenu à dégager avec le plus d’habileté le message contenu dans les nombreuses évocations de Théorème. L’analyse moderne, et d’une certaine manière emblématique de la critique cinématographique telle qu’elle se développa à partir de la nouvelle vague en France, s’entêta à ne voir dans les différents protagonistes et leurs effondrements successifs face à la beauté pure du jeune visiteur qu’une lutte entre l’authenticité et le superficiel. Gargarisés de théories pétries de post-structuralisme et de « pluralité des sens », et orgueilleusement aveuglés par leur idéologie résolument moderne, les critiques ne virent dans l’immense poème que leur offrait Pasolini qu’un vulgaire tract militant. Le corps nu de Terence Stamp face aux ornements superflus d’une classe coupée de la nature fut perçu comme l’affront insolent de la vérité face au romantisme bourgeois. Dans cette perspective intellectuellement confortable, le rapport homosexuel entre le fils de famille et l’inconnu fut perçu comme un vulgaire acte de transgression, la déchéance érotomane de la mère fut reléguée au rang de simple débridement d’une quadragénaire trop coincée pour être honnête, et la jeune fille devenue folle après le départ de celui qui lui fit l’amour pour la première fois se trouva immédiatement artillée d’un pesant arsenal féministe, symbole d’une jeunesse étouffant sous le joug des mœurs et privée de sa liberté sexuelle. Le prisme idéologique à l’œuvre dans cette analyse la rend prisonnière d’un symbolisme réducteur et infructueux. Tout objet, tout mouvement de caméra et tout événement fait l’objet d’une interprétation, signe d’une fascination pour la subjectivité et l’obsession de deviner à tout prix les intentions de l’artiste.
À l’opposé de ces errements, il semble que certains spectateurs catholiques de l’époque furent bien plus avisés. Refusant de se limiter au symbolisme, ils virent dans chacun des personnages une dimension spirituelle particulière, sans tricherie ni dissimulation. Une famille bourgeoise, certes, mais avant tout une famille unie et heureuse. Un visiteur armé de son seul sexe pour faire s’effondrer les fondations solides de cette structure impénétrable, mais se livrant à des ébats que Pasolini se refuse à représenter comme passionnels. Ici, pas de pulsion, pas de vêtements retirés dans la hâte essoufflée du désir, ni quoi que ce soit qui réponde aux exigences du cinéma de consommation et qui satisfasse les envies du spectateur. Les regards sont toujours honteux, et le mystérieux garçon ne fait grâce de son corps si ardemment désiré que pour pardonner la convoitise des autres ; c’est pour ne pas embarrasser la mère qu’il finit par lui faire l’amour, et c’est après avoir surpris le fils en train de l’observer dans son sommeil qu’il consent à lui offrir ses faveurs. Pasolini met tout en œuvre pour que le spectateur ressente la scène d’accomplissement de l’acte sexuel comme un soulagement au terme d’une scène intimement gênante, le dénouement d’un malaise pénible et malvenu suscité par la situation de faiblesse et d’infériorité dans laquelle les personnages se mettent eux-mêmes. Le sexe n’est pas l’accomplissement d’un désir ou la satisfaction d’un besoin, mais une grâce qui vient abolir le péché et le pardonner. La dévastation qui s’en suit est comparable au monde laissé par le Christ retourné au ciel, les hommes errants à la surface d’un globe sans gloire, n’ayant qu’eux-mêmes pour se guider – et espérer le retrouver un jour.
En se livrant aux corps de nombreux jeunes hommes, la mère est ainsi semblable aux idolâtres, se détournant de Dieu pour s’abandonner non pas dans le simple plaisir charnel, mais dans la consommation effrénée et cruellement vaine des biens terrestres. Le fils, que l’on retrouve dans un atelier d’artiste en ville, urinant sur une de ses toiles les yeux bandés, visiblement émancipé et mondanisé, fait penser aux artistes désabusés qui, parce que leur souffrance est lourde, s’estiment autorisés à la balayer d’un revers de la main pour profiter des légèretés de la vie. La folie de la fille, parce qu’elle incarne l’entité la plus fragile de cette famille, présente littéralement la dislocation de la raison dans le désespoir. Quant au père, il fait l’expérience amère et soudaine de la parole du Christ rapportée par Matthieu, dont l’évangile fut l’objet d’un film de Pasolini cinq ans plus tôt : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ». La révélation par l’acte sexuel lui a ouvert les yeux sur le gâchis d’une vie dévouée à la possession. Possédé à son tour dans la vérité brute de l’ébat physique, il abandonne son usine, sa force première et unique, à ceux dont le travail fut sa possession. Là encore, l’errance finale du père dans le grand désert fut dévoyée de sa simplicité originelle par des surinterprétations, comme celles d’un Gilles Deleuze bavard, pour en faire l’image d’un retour aux sources salvateur, presque une crise de la quarantaine précédant un voyage introspectif tendance new age – bref, là encore, quelque chose de moderne dont commençait déjà à raffoler le cinéma à l’époque.
Le sexe dans Théorème surgit comme l’apparition du Christ, davantage que le mystérieux personnage interprété par Terence Stamp lui-même. Si quelques jésuites inspirés (québécois pour la majorité d’entre eux) surent se laisser toucher par la profonde piété de l’œuvre lorsqu’ils lui décernèrent un prix, l’Eglise ne tarda pas à exprimer officiellement sa désapprobation face à ce choix douteux, la forme reprenant le dessus sur le fond, les corps nus redevenant la simple expression de la sensualité, et l’analyse soixante-huitarde triomphant sur la finesse pasolinienne qu’avait initialement mise en avant les membres de l’OCIC. Bien souvent, les crispations de l’Eglise face à la sexualité dans l’art sont perçues comme une attitude conservatrice face à une perte supposée des valeurs morales, là où les spectateurs ne voient qu’un divertissement pour des sens décomplexés.
En réalité, c’est bien une Eglise moderne, très en phase avec son époque, qui condamne les œuvres qu’elle juge trop explicites, puisqu’elle reconnaît implicitement la sexualité comme telle, et qu’elle assume son rôle logique d’opposition face aux artistes prétendument provocateurs. C’est cette même Eglise que méprisait Léon Bloy, qui, par crainte du paganisme dissimulé dans les intentions artistiques, met à l’index toute œuvre où les corps se dénudent, pour n’encenser que les pieuses représentations formelles, mais si pauvres, de la foi, du pardon ou de la pitié, désormais uniquement figurés à travers leurs travestissements modernes sous les traits de films « touchants », « poignants » ou « humains ». En condamnant la sexualité mystique de Théorème, l’Eglise désavoua l’OCIC, et confirma son choix d’être moderne plutôt qu’authentique, de jouer avec docilité le rôle d’institution conservatrice dans lequel la société libérale attendait qu’elle demeurât sagement figée, refusant une fois de plus de comprendre que s’il n’y a pas d’art chrétien, il y a des artistes chrétiens qui, bien souvent du dehors et « à rebours, à la manière des démons qui croient et tremblent », ouvrent les portes des plus grandes vérités à l’aide du dangereux instrument de l’art.
Bloy voyait en Barbey d’Aurevilly, Hello et Baudelaire son brelan d’excommuniés ; Pasolini pourrait dignement fermer le carré. Théorème est la démonstration parfaite de son ingéniosité et de son génie. En délivrant un message mystique par la mise en scène de relations sexuelles, il a trompé les deux publics qui lui firent face, permettant aux premiers d’obtenir l’apparente confirmation de leurs obsessions libertaires, et aux seconds l’éternelle offuscation nécessaire à leur autorité morale. Le film n’a de sens que pour ceux qui, avec la même simplicité que celle des membres de l’OCIC, acceptent d’y voir le plus pur message délivré dans le plus sulfureux appareil, aussi universel qu’un monstre entre les mains d’un saint. « L’art est un résidu aborigène de la peau du premier Serpent ».