C’est le dernier geste nietzschéen avant la folie. Son dernier geste artistique. Son dernier geste philosophique. Le 3 janvier 1889, alors qu’il erre dans les rues de Turin, Nietzsche se précipite sur un cheval sévèrement battu par son cocher et l’embrasse. Le philosophe utilise son corps comme un bouclier face au fouet du bourreau. Il enlace le museau de la bête, sent le souffle haletant sur son visage et s’effondre en larmes. C’est le dernier sursaut nietzschéen avant le crépuscule.
Son ami Franz Overbeck le rejoint 8 janvier. Il témoignera du délire de Nietzsche. Pendant plusieurs jours, le philosophe allemand hurlera à qui veut bien l’entendre qu’il est le successeur de Napoléon avant de sombrer dans le mutisme et de souffrir d’une paralysie partielle. Jusqu’à sa mort le 25 août 1900, il ne reconnaîtra plus ses proches. Pour l’anecdote, son bulletin d’admission à la maison de santé de Iena portait la mention suivante : « A toujours été un peu bizarre. Très doué. »
La proximité de Nietzsche avec Dostoïevski est avérée. Nietzsche a lu Dostoïevski (la réciproque est moins sûre) et s’en est inspiré. Tous deux sont des « psychologues des profondeurs », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas peur d’étudier les bas-fonds de l’âme humaine ; tous deux combattent le nihilisme mais aboutissent à des conclusions différentes. Dostoïevski combat le nihilisme afin de favoriser le retour à la pensée mystique du Dieu-homme (le Christ) tandis que Nietzsche souhaite l’avènement de l’homme-Dieu (le Surhomme). Deux trajectoires différentes que Nicolas Berdiaev décrit brillamment dans son Esprit de Dostoïevski.
Le caractère dostoïevskien de l’ultime geste nietzschéen est évident. Le témoignage de Franz Overbeck nous donne déjà un indice. Nietzsche, avant d’être interné, se ventait d’être le nouveau Napoléon. Quel personnage de Dostoïevski a la même prétention ? Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment. S’il y a du Dostoïevski dans Nietzsche, il y a, a posteriori, du Nietzsche dans Dostoïevski. Raskolnikov s’identifie à Napoléon pour justifier le dépassement des normes morales et le meurtre de l’usurière Aliona Ivanovna. Parce qu’il revendique le statut de « surhomme », Raskolnikov a le droit d’agir par delà bien et mal et donc de verser le sang : « Si un jour, Napoléon n’avait pas eu le courage de mitrailler une foule désarmée, nul n’aurait fait attention à lui, et il serait demeuré un inconnu. »
Ce rapprochement n’est pas excessif et devient même parfaitement légitime dès lors qu’on convoque le rêve de Raskolnikov au début de Crime et Châtiment. « Rodia s’approche du petit cheval ; il s’avance devant lui ; il le voit frappé sur les yeux, oui sur les yeux ! Il pleure. Son cœur se gonfle ; ses larmes coulent. L’un des bourreaux lui effleure le visage de son fouet ; il ne le sent pas, il se tord les mains, il crie, il se précipite vers le vieillard à la barbe blanche qui hoche la tête et semble condamner cette scène. » C’est la même émotion qui saisit le jeune Raskolnikov et Nietzsche, la même empathie, la même compassion face à la souffrance de l’animal. Tous deux s’indignent devant la cruauté du cocher. Tous deux versent les mêmes larmes. Notons que la scène décrite par Dostoïevski est beaucoup plus violente que celle à laquelle a assisté le philosophe allemand. « Mikolka soulève encore le brancard, un second coup s’abat sur l’échine de la pauvre haridelle. Elle se tasse ; son arrière-train semble s’aplatir sous la violence du coup, puis elle sursaute et se met à tirer avec tout ce qui lui reste de forces, afin de démarrer, mais elle ne rencontre de tous côtés que les six fouets de ses persécuteurs […] »
On peut sérieusement se demander si ce n’est pas une relecture de Crime et Châtiment qui a provoqué chez Nietzsche un tel comportement, tant le mimétisme est flagrant : « Mais le pauvre garçonnet est hors de lui. Il se fraye un chemin, avec un grand cri, et s’approche de la jument rouanne. Il enlace son museau immobile et sanglant, l’embrasse ; il embrasse ses yeux, ses lèvres, puis il bondit soudain et se précipite, les poings en avant, sur Mikolka ». Et si cet ultime geste nietzschéen, que l’on assimile traditionnellement au commencement de sa folie, était en fait la consécration par les actes de sa pensée ? En effet, au delà de la référence à Dostoïevski, Nietzsche avait déjà affirmer dans Humain, trop humain l’importance de la relation aux animaux dans la constitution de la morale : « De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance ; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C’est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral. » Le vieux Nietzsche a donc, pour un instant au moins, rejoint les thèses du jeune Nietzsche. Il a, pour un instant au moins, renoncé au Surhomme et renoué avec une forme de morale traditionnelle, c’est-à-dire avec le bien et le mal dans un style tout dostoïevskien.