Contrairement à John Cowper Powys qui affirmait catégoriquement que Dostoïevski était le plus grand des romanciers, George Steiner préfère l’alternative : Tolstoï ou Dostoïevski. Tel est le nom de son passionnant essai dont le bandeau propose, de manière tout à fait inédite, de cerner les aspirations des lecteurs : « Demandez à un homme s’il préfère Tolstoï ou Dostoïevski et vous connaîtrez le secret de son cœur ». Cette phrase est inspirée d’une réflexion du philosophe russe Nicolas Berdiaev. « Il serait possible de définir deux modèles, deux types d’âme parmi les hommes, l’un inclinant à l’esprit de Tolstoï, l’autre à celui de Dostoïevski », écrit-il dans son Esprit de Dostoïevski.
Tolstoï ou Dostoïevski. Pourquoi pas Tolstoï ou Balzac ? Dickens ou Dostoïevski ? Avec autant d’autorité que Powys faisait trôner seul Dostoïevski au panthéon des romanciers, Steiner impose son couple de géants . À la tyrannie powysienne, Steiner substitue sa dyarchie. « Qu’il me soit donc permis d’affirmer mon inébranlable conviction que Tolstoï et Dostoïevski sont les plus grands des romanciers. Ils excellent dans l’ampleur de la vision et dans la forme d’exécution […] Ils possèdent le pouvoir de construire au moyen du langage des réalités qui sont sensorielles et concrètes et pourtant imprégnées de la vie et du mystère de l’esprit. » Steiner souligne la supériorité des deux écrivains russes sur la tradition réaliste du roman français, de Balzac à Zola en passant par Flaubert. Fonder la virtuosité de son art romanesque sur la capacité à retranscrire la réalité, ses détails et sa banalité ne suffit pas. Vouloir faire coïncider l’écrivain, le journaliste et le scientifique est une dérive qui va trouver sa forme la plus excessive dans le naturalisme de Zola. Pour Steiner, comme pour Powys, le rôle de l’écrivain consiste à dévoiler une partie cachée de la réalité. Chez Dostoïevski, cette démarche se traduit par une plongée dangereuse dans les profondeurs de l’âme humaine. Chez Tolstoï, cela implique de toujours célébrer l’union intime de l’homme avec la nature.
Si révéler les grands mystères de la vie est le rôle suprême de l’écrivain, cette vocation exige une force, une endurance et une énergie créatrice que partageaient Tolstoï et Dostoïevski bien que sur des modes différents. Ce débordement de puissance s’exprime tout d’abord à travers la taille même des œuvres. Contrairement à ce qu’affirment certains lieux communs, la longueur des romans n’est pas spécifique à la littérature russe en générale. Comme le note Steiner, « Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev sont d’une concision exemplaire. » En revanche, la stature imposante de Guerre et Paix, des Frères Karamazov ou de L’Idiot dit quelque chose de profond sur le caractère de leurs auteurs respectifs. « Quand on y réfléchit, il apparaît évident que pour Tolstoï comme pour Dostoïevski la surabondance était une liberté essentielle. Elle caractérise leur vie et leur personne aussi bien que leur conception de l’art romanesque », écrit Steiner. D’un côté, Tolstoï réputé pour sa force d’ours, sa gigantesque vitalité et son état permanent de communion avec l’ordre naturel et, de l’autre, l’épileptique Dostoïevski, animé de névrose créatrice. Mais épilepsie et névrose ne sont pas synonymes de faiblesse pour l’auteur de Crime et Châtiment. Il n’est pas pertinent d’opposer « la santé olympienne de Goethe et de Tolstoï et la maladie chez Nietzsche et Dostoïevski. » « En réalité, Dostoïevski était doué d’une force et d’un pouvoir d’endurance exceptionnels en même temps que d’une élasticité et d’une résistance animale énormes », rectifie Steiner. En effet, à titre d’exemple, Dostoïevski a écrit la première partie de L’Idiot en vingt-trois jours ponctués par de violentes crises.
Tolstoï et Homère
Pour Steiner, la dualité entre ces deux maîtres du roman renvoie à deux conceptions différentes de l’art littéraire. Tolstoï puise sa technique et sa vision du monde chez Homère tandis que Dostoïevski s’inspire principalement d’auteurs de théâtre, notamment Shakespeare et Schiller. Tolstoï est un romancier épique, Dostoïevski un romancier tragique. « Il est impossible de résumer en une seule formule, en une seule démonstration, les affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï. Il y a tant de rapports : le décor antique et pastoral ; la poésie de la guerre et des champs ; l’importance capitale de la sensation et de l’action physique […] », explique Steiner. C’est évidemment Guerre et Paix qui illustre le mieux cette parenté de Tolstoï avec Homère : conception épique du temps, valorisation de l’héroïsme martial, célébration constante de la puissance de la vie, de la beauté de la nature et conviction profonde que « l’homme est la mesure et le pivot de la vie ».
Mais le rapport évident entre Tolstoï et la tradition épique ne s’explique pas seulement par cette conception commune du lien entre l’homme et la nature ni par le caractère colossal de l’œuvre en tant que telle. « Mais ceux qui parlaient de Tolstoï comme d’un « romancier épique » avaient plus raison qu’ils ne croyaient […] Guerre et Paix, Anna Karénine, la Mort d’Ivan Ilitch, les Cosaques évoquent la poésie épique non parce qu’ils nous frappent vaguement par leur étendue et leur force, mais parce que Tolstoï a visé à des ressemblances précises entre son art et celui d’Homère », note Steiner. La proximité tient du fait que Tolstoï a usé de techniques littéraires propres à rappeler celles d’Homère : usage de l’épithète classique, recours aux impressions champêtres, les objets concrets ne sont jamais décrits que dans leur rapport à l’humain, fermeté de la vision au profit des effets pathétiques… Néanmoins, pour Tolstoï « l’art n’était que l’esthétique de la frivolité. Et c’est précisément parce qu’il y a dans l’art de Tolstoï une vision du monde si large et si profonde, une qualité humaine si complexe et la conviction si nette que le grand art aborde la vie dans un esprit philosophique et religieux, qu’il est difficile d’isoler tel élément particulier, tel tableau, telle métaphore, pour dire : « Ici, c’est Tolstoï le technicien. » », tient à rappeler Steiner.
Si donc Tolstoï revendique une filiation avec le génie d’Homère, de manière surprenante, il formule dans son essai Shakespeare et le théâtre une critique à l’emporte pièce du tragédien de Stratford-upon-Avon. Cette critique vient mettre en lumière la différence fondamentale qui réside entre la conception que Tolstoï se fait de l’art et celle de Shakespeare et par conséquent de Dostoïevski. « Tolstoï entreprend de montrer que les pièces de Shakespeare sont un tissu d’absurdités, qu’elles insultent à la raison et au bon sens et « n’ont absolument rien en commun avec l’art et la poésie ». La dialectique de Tolstoï tourne autour de la notion de ce qui est « naturel ». Les intrigues de Shakespeare sont « hors nature » et ses personnages parlent un « langage hors-nature que non seulement ils ne peuvent pas parler, mais qu’aucun homme réel n’aurait jamais parlé nulle part », rapporte Steiner. Et Tolstoï de continuer : « Si éloigné qu’Homère soit de nous, nous pouvons nous transporter sans le moindre effort dans le monde qu’il décrit […] Mais il n’en est pas de même avec Shakespeare… Il est tout de suite évident qu’il ne croit pas à ce qu’il dit, qu’il n’a nul besoin de le dire, qu’il invente les circonstances […] Rien ne montre aussi clairement l’absence du sentiment esthétique dans Shakespeare qu’une comparaison entre lui et Homère. »
Dostoïevski et Shakespeare
La nature semble donc être le point nodal entre les conceptions artistiques de Tolstoï et de Dostoïevski. De là découle également l’opposition entre la ville et la campagne qui pour Steiner est « un des aspects principaux de toute comparaison » entre les deux auteurs. Alors que Tolstoï arpente ce que le poète britannique Coleridge appelait « la grande route de la vie », Dostoïevski lui préfère les sombres voies obliques. Au sublime éclatant des campagnes russes, Dostoïevski substitue l’angoisse et les ténèbres inhérents à l’urbanité. Le soupçon de Tolstoï envers le théâtre s’explique d’ailleurs par son caractère supposé mondain et superficiel. Attributs qu’il oppose à la sincérité et à la vérité nue de la nature.
La détestation de Tolstoï envers Shakespeare est inversement proportionnelle à l’admiration de Dostoïevski pour ce dernier. Dans Les Démons, Stepane Trofimovitch déclare : « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes. » Aux yeux de Dostoïevski, Shakespeare est le génie par excellence. Dans ses carnets de notes des Démons, l’écrivain écrit : « Shakespeare est un prophète, envoyé par Dieu pour nous révéler la mystère de l’homme et de l’âme humaine. » Le poète anglais apparaît comme le maître en psychologie de Dostoïevski qui lui même était le maître en psychologie de Nietzsche. Le dramaturge Vyacheslav Ivanov qualifiait quant à lui Dostoïevski de « Shakespeare russe ». « […] plus, peut-être, que chez tout autre romancier de grandeur comparable, la sensibilité de Dostoïevski, ses formes d’imagination et ses ressources d’écrivain étaient saturées de théâtre. Le rapport de Dostoïevski avec le théâtre est analogue en profondeur et en étendue à celui de Tolstoï avec l’épopée. Il caractérise son génie propre aussi fortement qu’il l’oppose à celui de Tolstoï », estime Steiner.
L’influence du théâtre sur l’art de Dostoïevski se manifeste particulièrement dans ses dialogues, emblématiques de son génie. Plus que l’action en tant que telle, élément décisif chez Tolstoï, c’est la parole qui révèle les personnalités enfouies en même temps qu’elle fait avancer l’intrigue du roman. De même, certaines scènes – on pense notamment à la fin de la première partie de L’Idiot où Nastassia Philipovna jette de l’argent dans le feu ou encore à Crime et Châtiment quand la petite Sonia est accusée à tort d’avoir dérobé de l’argent – relèvent du théâtre (parfois du burlesque) par leur mise en scène. Plus généralement, « […] pour Dostoïevski, le mode dramatique était le mieux adapté aux réalités de la condition humaine », écrit Steiner. On voit ici l’écart qui sépare Tolstoï de Dostoïevski. Leurs visions respectives de l’homme sont antagonistes. L’un cherche à célébrer la beauté de l’homme lorsqu’il s’accorde avec la nature, l’autre estime que la tâche la plus importante revient à pointer du doigt sa noirceur terrible, résultat du conflit permanent entre le bien et le mal.
Pour Steiner, les personnages de Tolstoï sont comme préservés par la vitalité positive et immanente de leur créateur. Il reprend à son compte une analyse d’Henry James : « À propos de Tolstoï, Henry James parle de personnages environnés d’une « extraordinaire masse de vie ». Cette masse à la fois reflète et absorbe leur vitalité ; elle réduit les incursions de « l’horriblement possible ». L’auteur dramatique œuvre sans cette plénitude d’atmosphère ; il raréfie l’air et réduit la réalité à un étroit champ clos où la parole et le geste donnent le signal du massacre. » C’est parce que les romans de Dostoïevski sont dépouillés des représentations naturelles et entièrement consacrés au développement anarchique de la psychologie des personnages que les dérives sont fatales. « Dostoïevski réduit les siens (ses personnages) à la nudité de l’absolu […] », souligne Steiner. Comme dans les pièces de Shakespeare, Dostoïevski s’applique à montrer les conflits internes des protagonistes sans jamais verser dans le déterminisme ou la sociologie. Pour Dostoïevski, l’âme de l’homme se suffit à elle-même. C’est de là qu’émerge le chaos. D’où la nécessité de laisser une certaine latitude, une certaine liberté à ses personnages. « Contrairement à Tolstoï, qui exerce sur ses personnages une autorité implacable et omnisciente comparable à celle de Dieu sur ses créatures, Dostoïevski, comme tous les dramaturges authentiques, semble tendre une oreille intérieure à la dynamique libre et imprévisible de l’action », écrit Steiner.
Deux conceptions de la religion
Dostoïevski est fasciné par la possibilité du mal tandis que « Tolstoï a évité délibérément les thèmes du mal et de la perversion propres au néo-gothique », explique Steiner. D’une certaine manière, on peut affirmer qu’en comparaison à Dostoïevski, Tolstoï appauvrit la réalité en choisissant de mettre de côté la dimension la plus sombre de l’homme. « Dostoïevski soutenait que son réalisme n’était pas celui de Goncharov, de Tourgueniev ou de Tolstoï. En Goncharov et en Tourgueniev il voyait de simples peintres du superficiel ou du typique ; leur vision ne pénétrait pas aux profondeurs chaotiques mais fondamentales de la vie contemporaine. » Steiner rejoint ici l’analyse de Powys qui défendait l’idée d’un réalisme plus réel de Dostoïevski, c’est-à-dire d’un réalisme qui prend en compte la partie cachée de la réalité, chose que Tolstoï ne fait que partiellement en s’enfermant volontairement dans une forme de pastoralisme.
Cette différence fondamentale dans le traitement de la question humaine est liée à deux conceptions de la religion. « Dostoïevski détestait la croyance de Tolstoï et de tous les radicaux qui pensaient qu’on peut persuader les hommes de s’aimer les uns les autres avec des arguments rationnels et une instruction à but utilitaire », raconte Steiner. Il y a en effet chez Dostoïevski une défiance vis à vis des prétentions de la raison et une valorisation de la pure mystique qui n’a pas d’équivalent chez Tolstoï. « Dans le monde dostoïevskien l’image du Christ est le centre de gravité. Tandis que Tolstoï citait en l’approuvant la mise en garde de Coleridge contre ceux qui aiment « le christianisme plus que la vérité, Dostoïevski affirmait en son propre nom et par la bouche de ses personnages que, en cas de contradiction entre le Christ et le Vérité, ou la raison, le Christ était pour lui infiniment plus précieux », explique Steiner. Toute la différence est là. La foi de Tolstoï est rationnelle et, dans une certaine mesure, proche du paganisme. Celle de Dostoïevski est strictement orthodoxe, intransigeante et soumise à la figure du Christ. Pour Dostoïevski, il n’y a pas de contradiction entre cette dévotion totale et l’exigence de réalisme présente dans ses romans. À ses yeux, le surnaturel est une réalité d’ordre supérieur. « Est-ce que mon fantastique Idiot n’est pas la vérité même, et la plus quotidienne ? », écrit-il au philosophe Nicolas Strakhov en février 1869.