La personne et l’œuvre de René Guénon semblent venir d’une époque bien éloignée de la nôtre. Né en France au XIXème siècle, ce mathématicien de formation, penseur de la « tradition » converti au soufisme, côtoya les sociétés occultistes et abhorrait le milieu universitaire. Dans quelle mesure un tel homme peut-il nous éclairer sur le monde d’aujourd’hui où un modèle économique et culturel unique semble s’être imposé ?
L’œuvre de Guénon s’inscrit dans un cadre bien précis. Comme nous, il a vécu une ère de transition : le passage de la France à la modernité, à la colonisation, au capitalisme triomphant, à la fin de l’enclavement de zones géographiques reculées etc… Étudier l’œuvre de Guénon à notre époque, c’est proposer une grille de lecture originale permettant de prendre du recul quant au développement de la civilisation occidentale et de son rapport avec d’autres cultures plus traditionnelles, notamment la culture islamique.
Esprit traditionnel et esprit moderne
René Guénon fut témoin de deux types de sociétés : la société française de la fin du XIXème siècle, républicaine et laïque, et la société égyptienne musulmane, profondément traditionnelle. Deux cadres de vie fortement éloignés l’un de l’autre. Ayant observé ces deux « mondes », Guénon a dégagé une vue d’ensemble des mentalités respectives de ces sociétés : l’esprit moderne et l’esprit traditionnel. Si Guénon se concentre sur ces deux éléments, il n’hésite pas à aller au-delà des bornes mises en place par les historiens. Il pénètre volontiers dans cette préhistoire, non pas celle des hommes des cavernes, mais cette immense étendue d’années et de siècles peu connue, période qualifiée de « légendaire » par les spécialistes faute de sources. La « tradition primordiale » remonte à cette époque et va, à travers l’histoire, prendre plusieurs formes ; toutes les traditions (hindoue, islamique, chinoise ou autre) ont en quelque sorte cet ancêtre commun. Ainsi pour Guénon, la « tradition » est un fil conducteur qui relie notre époque aux temps éloignés. Caractérisée par son immuabilité et son essence métaphysique, cette tradition s’oppose à la modernité d’apparition récente qui est un mouvement négateur, matérialiste et individualiste ; « l’anomalie », pour reprendre le terme de Guénon, c’est la place qu’elle occupe et l’effet particulièrement destructeur qu’elle engendre sur les peuples et sur l’intellectualité en tant que telle. Une des différences qui sépare la société traditionnelle de la société moderne est la place de l’intellectualité, qui dans la première, est soumise à la connaissance d’ordre supra-rationnelle et qui, dans la seconde, n’est exploitée qu’à des fins matérielles. Chose plus grave encore pour Guénon : la tendance de cette civilisation moderne à vouloir donner des leçons ou à mépriser la mentalité et les valeurs des civilisations traditionnelles. Dans Orient et Occident, il adopte le point de vue des sages d’Orient qui comparent le monde moderne à « un enfant qui, fier d’avoir acquis rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en possession du savoir total et voudrait l’enseigner à des vieillards remplis de sagesse et d’expérience ». Le « triomphe » du moderne est uniquement un triomphe du « matériel ». En somme, c’est à travers ses œillères modernistes que l’Occident va aborder l’Orient traditionnel au cours du XXème siècle ; le mépris et l’incompréhension de la civilisation islamique ont accentué la division entre ces deux civilisations.
La « civilisation », une invention moderne
Les tristes événements qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient ravivent les questions portant sur la nature de la confrontation entre l’Orient et l’Occident. La spirale de violences qui s’est brutalement développée inquiète – à juste titre – nos contemporains. Des éditorialistes mettent en avant le caractère incompatible des valeurs occidentales et l’esprit islamique citant à l’appui des versets du Coran. Ainsi sont opposés « l’Etat de droit », « le progrès », « la liberté » de l’Occident et le caractère « figé », « ultra-religieux » et « obscurantiste » de l’Orient. Samuel Huntington, au lendemain de la guerre froide, a développé la notion de « choc des civilisations ». L’universitaire américain sépare le monde en aires civilisationnelles fondées sur la religion aux limites parfois précises (japonaise, chinoise etc…) et d’autre fois beaucoup plus floues comme pour la civilisation islamique et africaine. Cette scission du monde en blocs civilisationnels répond au vide laissé par la chute de l’empire soviétique et la fin de la confrontation capitalisme/communisme ; elle constitue une tentative pour trouver une nouvelle grille de lecture géopolitique. Ces blocs aux frontières marquées sont concurrents entre eux et peuvent s’affronter : Huntington rappelle les différents conflits émaillant les relations entre le bloc occidental et islamique à travers l’histoire.
Qu’en est-il de la scission entre Orient et Occident dans l’œuvre guénonienne ? Pour Guénon le mot et le concept même de « civilisation » sont des inventions modernes. On ne trouve nulle trace de ce terme dans l’Antiquité et au Moyen Âge. C’est l’époque moderne qui, à partir de la Renaissance, a introduit ce terme dans les consciences. Renaissance qui avait pour projet de ressusciter l’idéal antique prétendument occulté durant le Moyen Âge. Cette période fut par la suite assimilée à la barbarie même (l’architecture étant qualifiée par mépris de « gothique » par Giorgio Vasari). Cette vision réductrice et fausse du Moyen Âge va avoir un profond impact lors de la Renaissance, car la mentalité moderne va être imprégnée de la volonté d’ériger un contre-modèle, de tendre vers la « civilisation » conçue comme un idéal et donc aller dans le sens d’un « progrès ». Jacques Bainville, ami de Guénon, écrit ceci sur le mot de « civilisation » : « La vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au XIXème siècle sous l’influence d’idées nouvelles. La conception du progrès indéfini, apparue dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, concourut à convaincre l’espèce humaine qu’elle était entrée dans une ère nouvelle, celle de la civilisation absolue […] La civilisation, c’était donc le degré de développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au XIXème siècle. Ce terme, compris par tous, bien qu’il ne fût défini par personne, embrassait à la fois le progrès matériel et le progrès moral, l’un portant l’autre, l’un uni à l’autre, inséparables tous deux. La civilisation, c’était en somme l’Europe elle-même, c’était un brevet que se décernait le monde européen ». Pour Guénon, c’est un fait surprenant que ces concepts de civilisation et de progrès, malgré leur apparition récente, aient pénétré les mentalités au point de devenir une vérité. Au fond le concept de « choc des civilisations » se base sur une vision toute relative et typiquement moderne de « civilisation », et se bornant aux aspects superficiels de ce qu’est une « civilisation ».
Occident traditionnel et Occident moderne
Dans La crise du monde moderne, Guénon montre que c’est l’opposition de la modernité à la tradition qui explique les frictions entre civilisations. Si ces dernières sont « traditionnelles » il n’y a pas confrontation. Les différences entre ces civilisations sont superficielles. Malgré les différences de langage, de coutume, de rite et de dogme, elles partagent une inclination commune vers la transcendance. L’Occident moderne a nié l’esprit traditionnel et a creusé lui-même le fossé qui le sépare de l’Orient.
Guénon ajoute que l’esprit occidental traditionnel ressemblait en de nombreux points à l’esprit oriental tel qu’il était encore au XXème siècle. Par conséquent les valeurs occidentales de notre époque sont au fond des valeurs modernes éloignées des valeurs occidentales profondes : c’est-à-dire celle du Moyen Âge. Guénon affirme l’unité fondamentale de toutes les doctrines traditionnelles. Il suffit d’avoir en tête les liens intellectuels qu’entretenaient les penseurs du Moyen Âge : Thomas d’Aquin était nourri de l’aristotélisme islamique d’Avicenne.
L’œuvre de Guénon est donc d’une profonde actualité. Près du métaphysicien et du penseur ésotérique, se tient un observateur éclairé de son époque. Le retour du phénomène religieux et la confrontation entre l’Occident et l’Orient semblent bien difficiles à saisir pour nos contemporains. Le « choc des civilisations » a tenté d’expliquer ces phénomènes. En divisant le monde en blocs civilisationnels, Huntington a cherché à appliquer le clivage hérité de la guerre froide et a marqué la différence entre espaces géographiques non plus par le système économique mais par la « culture religieuse ». Guénon explique quant à lui les fossés entre civilisations par la place qu’occupe la tradition ou la modernité. Les différences sont grandes entre ces deux mentalités, l’Occident moderne n’est pas près de se réconcilier avec l’Orient traditionnel. Le salut serait pour Guénon que l’Occident restaure son esprit traditionnel non seulement pour s’entendre avec ses voisins mais aussi pour se protéger lui-même des effets dévastateurs de la mentalité moderne sur la société occidentale, rejoignant en cela Nietzsche sur la crainte d’une « catastrophe nihiliste ».