L’œuvre poétique de John Milton est relativement connue. L’auteur du Paradis perdu et du Paradis retrouvé s’est parfois vu qualifié de Dante anglais. Ce que l’on ignore davantage, en revanche, c’est que le poète fut également un acteur politique de premier plan durant la révolution anglaise, dans les années 1640-1650. Secrétaire d’État aux langues étrangères du nouveau Commonwealth, Milton fut très proche d’Oliver Cromwell, qu’il soutint jusqu’au bout. Ses écrits politiques manifestent son attachement à la liberté. En particulier, l’Areopagitica prône l’abolition de la censure et la promotion de la liberté d’opinion.
En 1642 débute la guerre civile entre le Parlement anglais et le roi Charles Ier, qui aboutira à l’exécution de ce dernier le 30 janvier 1649. John Milton rejoint très vite le camp parlementaire. Cependant, ce dernier n’est pas exempt de divisions internes. À un courant presbytérien, souhaitant instaurer une Église nationale sur le modèle de l’Écosse calviniste, s’opposent les Indépendants, qui cherchent à garantir la liberté confessionnelle et à empêcher l’État d’intervenir dans les questions religieuses. Or, le Parlement, majoritairement presbytérien, tente de limiter la diversité religieuse et la diffusion d’idées hétérodoxes. C’est dans cette perspective qu’il réaffirme, le 14 juin 1643, le contrôle de la presse et de la littérature instauré par la monarchie. Cette décision choque profondément John Milton, alors proche des Indépendants. Le poète y réagit en publiant, en 1644, l’Areopagitica [1], dans laquelle il soutient l’abolition de la censure et défend la pluralité des confessions.
Milton commence son ouvrage en réitérant son soutien au Parlement contre le roi. Mais, dit-il, le partisan le plus fidèle n’est pas l’écrivain qui flatte les parlementaires comme un vulgaire courtisan, mais, au contraire, celui qui « déclare librement ce qui pourrait être mieux fait ». Milton manifeste ainsi sa « liberté rhétorique [2] » : il sera ce citoyen proclamant, à l’image des prophètes bibliques, la vérité qui n’est pas plaisante à entendre. La défense de la liberté d’opinion mise en avant dans l’Areopagitica est alors elle-même la preuve tangible de l’indépendance de pensée du poète anglais.
La critique de la censure par John Milton se fonde en fait sur une conception originale des œuvres écrites. Pour le poète en effet, « les livres ne sont pas des choses tout à fait mortes, mais contiennent une puissance de vie en eux qui est aussi active que celle de l’âme dont ils sont la progéniture ». De là vient le fait que la censure est tout aussi meurtrière que les massacres d’hommes, car « on peut aussi bien tuer un bon livre que l’on peut tuer un homme ; qui tue un homme tue une créature raisonnable, l’image de Dieu, mais qui détruit un bon livre, tue la raison elle-même, tue l’image de Dieu comme en son cœur ». Milton se place ici dans la lignée de l’humanisme érasmien : les œuvres écrites reflètent la nature même de l’homme, sa spiritualité, et l’étude de ces œuvres, les literae humaniores, révèlent au lecteur sa propre humanité. La censure est alors le pire des homicides, puisqu’elle détruit ce que l’homme a réalisé de meilleur, ce qui fait de nous des êtres vraiment humains. L’écrivain en vient alors à montrer que, si les dirigeants politiques gouvernent les corps, ils ne doivent jamais prétendre gouverner l’âme et, partant, la pensée de leurs administrés : « L’État peut être mon gouverneur, mais non pas le critique [de ma pensée] ; il peut [en effet] se tromper dans le choix d’un censeur, comme ce censeur peut aussi facilement se tromper sur [le compte d’]un auteur ». Milton répond ainsi aux arguments des parlementaires partisans d’un contrôle des publications. Alors que ceux-ci défendaient la censure pour séparer les livres révélant la vérité des livres outrageant celle-ci, Milton montre qu’il ne revient pas aux hommes de « séparer le blé de l’ivraie » : cette tâche ne peut et ne doit revenir qu’à Dieu. Le censeur, étant un être humain comme les autres, risquerait de se tromper et de mettre la vérité elle-même à l’index. Au contraire, si la vérité est conforme à elle-même, elle s’imposera à tous de manière évidente, avec ou sans censure. La censure est donc au mieux inefficace et au pire nuisible à la vérité.
Le pluralisme des idées à la gloire de Dieu
Mais la réflexion de Milton est beaucoup plus profonde. Au-delà du simple souci de la liberté et de la vérité, son argumentation découle d’une véritable théologie. La vérité n’est pas un simple énoncé dogmatique répété sans grande réflexion. Prolongeant les prémisses de la Réforme, Milton affirme que la vérité ne peut découler que d’un travail intellectuel personnel : « Un homme peut être un hérétique dans la vérité ; et s’il croit certaines choses seulement parce que son pasteur les proclame, ou si l’assemblée les détermine, […] malgré le fait que sa croyance soit vraie, la vérité qu’il proclame devient elle-même son hérésie. » La vérité n’est pas un donné mais un cheminement. Elle se révèle graduellement dans l’histoire — Milton est ici assez proche de l’idée d’une révélation progressive de Dieu à l’homme. Dès lors, plutôt que de censurer les idées, il faut au contraire favoriser leur profusion. C’est au milieu du débat d’idées que la vérité se révèle : « Le Christ demanda que, pour qu’il soit lui-même justifié, il prêchât en public ; mais l’écriture est [encore] plus publique que la prédication ; et il est plus aisé de réfuter, si cela est nécessaire (au vu de l’existence de travaux et de professions si nombreux), ceux qui [se prétendent] les champions de la Vérité ; s’ils négligent [les écrits contradictoires] que leur imputera-t-on, sinon leur paresse, ou leur manque d’aptitude ? » Il est vrai que la vérité se manifesta un jour sur la terre dans la personne du Fils de Dieu. Mais depuis l’ascension du Christ, les chrétiens véritables, « les amis attristés de la Vérité » cherchent cette dernière plutôt qu’ils ne la possèdent.
L’approche miltonienne de la vérité est donc dynamique plutôt que statique : les chrétiens ne possèdent pas une vérité révélée une fois pour toute mais, de même que l’être humain peut voir les rayons du Soleil et sa lumière sans pour autant fixer le Soleil lui-même, le chrétien cherche la vérité et en perçoit les manifestations partielles, sans pour autant voir la vérité elle-même, que seul Dieu connaît. À partir de ce postulat, il semble évident que vouloir l’uniformité religieuse serait dangereux. Ceux qui prônent une confession unique « sont les [véritables] fauteurs de trouble, les diviseurs de l’unité, qui négligent et ne permettent pas à d’autres d’unir ces pièces éparses qui manquent encore au corps de la Vérité ». En définissant des dogmes stricts, immuables et irréfutables, ces théologiens empêchent les chrétiens authentiques de chercher la vérité, et de parvenir aux vérités qu’il reste encore à découvrir. Ceci pousse Milton à formuler une norme théologique essentielle : « Chercher ce que nous ne connaissons pas encore à partir de ce que nous connaissons, et délimiter la Vérité à la vérité que nous découvrons, […] voilà la règle d’or en théologie, tout comme en arithmétique, qui assure la meilleure harmonie dans l’Église ; plutôt que l’union forcée et extérieure d’âmes froides, neutres et divisées intérieurement. » C’est dans cette perspective de recherche de la vérité que Milton appelle à « la réformation de la Réforme elle-même » : contrairement à son ennemie, l’Église catholique romaine, l’Église selon Milton n’affirme pas détenir le monopole de la vérité, mais essaie humblement de déceler les indices de vérité dans le débat d’idées. Plus que jamais, l’Église miltonienne est semper reformanda, toujours à réformer.
Milton se lance ensuite dans un éloge appuyé de la nation et de la révolution anglaises. La révolution permet à l’Angleterre d’être « une cité de refuge, la résidence de la liberté » aux yeux du monde. C’est par sa diversité confessionnelle, par la profusion de ses débats théologiques et par la liberté qu’il accorde à ses membres que le pays peut se dire plus proche de la vérité que les monarchies répressives. C’est grâce à la confrontation des idées religieuses que la nation parviendra à se constituer comme « un peuple connaisseur, une nation de prophètes, de sages et d’hommes dignes ». Le triomphe des « ouvriers sages et pieux » permet à la nation anglaise « de se regrouper et de s’unir dans une recherche générale et fraternelle de la Vérité ». Les différences confessionnelles existent, certes, mais elles manifestent avant tout une émulation bienveillante vers la vérité. Quiconque critique cette profusion confessionnelle est ainsi apostrophé par le poète : « Fou ! il ne voit pas le tronc solide, duquel nous grandissons tous en diverses branches ». Puis vient l’avertissement : s’il existe des hommes « que Dieu a rendus aptes à ces temps spéciaux par des dons amples et éminents, et qui ne se trouvent ni parmi les prêtres, ni parmi les pharisiens ; et si nous ne faisons aucune distinction — dans notre hâte issue d’un zèle précipité — mais décidons de réduire leurs bouches au silence, parce que nous avons peur de les voir arriver avec des opinions nouvelles et dangereuses, […] alors le malheur ne sera pas plus grand pour eux que pour nous et, en pensant défendre l’Évangile, nous nous serons faits persécuteurs. » Or l’Angleterre, après la révolution, ne saurait plus être à nouveau une nation de persécuteurs. Elle est désormais la nation de la liberté.
Liberté et vérité : vérité car liberté. On ne saurait parvenir à la vérité sans liberté pour Milton. Ainsi, le poète vitupère : « Vous ne pouvez nous rendre moins aptes, moins décidés et moins déterminés à poursuivre la Vérité, à moins que vous ne fassiez premièrement de vous, et par conséquent de nous, de moins bons amants, de moins bonnes fondations de notre vraie Liberté. » L’adresse au Parlement est évidente : si le pays est parvenu à la liberté, on ne saurait dès lors museler la vérité, sans renoncer à la liberté elle-même. Des parlementaires cohérents auraient aboli la censure, puisque la liberté, pour laquelle ils se sont battus, implique la liberté de rechercher la vérité. La liberté de pensée est même la liberté ultime, la seule qui mérite véritablement le beau nom de liberté : « Donnez-moi la liberté de connaître, de prononcer, d’argumenter librement selon ma conscience, au-dessus de toutes les libertés », exige notre écrivain. Plus encore qu’un soldat de la vérité, Milton se fait le défenseur de la liberté.
« Vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32). L’Areopagitica pourrait être considérée comme un livre d’exégèse de cet unique verset. Mais cette parole christique se double, chez Milton, d’une relation inverse : si la vérité rend effectivement libre, elle requiert en retour la liberté pour exister. La liberté de publication et de pensée implique un enrichissement des débats théologiques et philosophiques, sans lesquels il est impossible de discerner réellement la vérité. Par la publication de l’Areopagitica, Milton entend démontrer en pratique la vérité des thèses de ce même écrit. L’énoncé est ici performatif : n’est-ce pas par cet éloge audacieux et risqué de la liberté de pensée que Milton prouve à la fois sa liberté, l’indépendance de ses idées, et la vérité de ses propositions ? Nul homme sensé, en effet, ne prendrait tant de risques pour le mensonge ou l’esclavage. Le poète, comme son prédécesseur le prophète, affirme sa liberté en proclamant, quel qu’en soit le coût, la vérité révélée qu’il a faite sienne. Liberté et vérité sont ainsi indissociables : toutes deux fusionnent dans ce poignant ouvrage que constitue l’Areopagitica.
Notes :
[1] John Milton, Areopagitica, in John Milton, Areopagitica and Other Political Writings of John Milton, préface de John Alvis, Indianapolis, Liberty Found, 1999. Les citations reproduites dans cet article se fondent sur une traduction personnelle de l’Areopagitica. Le lecteur pourra en outre se référer aux traductions de Renée et André Guillaume (in John Milton, Écrits politiques. 1642-1660, trad. R. et A. Guillaume, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007) et d’Olivier Lutaud (in John Milton, Areopagitica, trad. O. Lutaud, Paris, Aubier, 1956, rééd. 1969).
[2] Ned O’Gorman, « Milton, Hobbes, and Rhetorical Freedom », Advances in the History of Rhetoric, 18 (2), p. 162-180 (http://dx.doi.org/10.1080/15362426.2015.1081527).