L’histoire, affirme-t-on souvent, est écrite par les vainqueurs. C’est particulièrement le cas pour l’histoire de la Réforme. Alors que le personnage et la théologie de Martin Luther sont aujourd’hui célèbres, qui, à l’exception des spécialistes, connaît l’œuvre de son plus grand rival non catholique, Thomas Müntzer ? Pourtant, ce réformateur révolutionnaire, aussi populaire que son adversaire de Wittenberg dans les années 1520, nous apprend beaucoup, non seulement sur le protestantisme radical, mais surtout sur les propres évolutions de la théologie luthérienne.
La figure de Thomas Müntzer a connu une popularité fluctuante. Un temps annexé à la cause marxiste — en témoignent Friedrich Engels, Karl Kautsky ou Ernst Bloch —, le réformateur est tombé dans l’oubli avec le reflux du communisme, avant de connaître aujourd’hui un relatif regain d’intérêt, semble-t-il, dans les cercles chrétiens « alternatifs ». Pourtant, sa théologie a souvent été mal interprétée, déformée pour les besoins de la cause. Engels, en faisant de Müntzer le plus grand précurseur du socialisme, affirme par exemple qu’« il enseignait, sous des formes chrétiennes, un panthéisme qui présente une ressemblance extraordinaire avec les conceptions spéculatives modernes et frise même par moment l’athéisme ». Or, cette idée d’un Müntzer socialiste cachant son athéisme sous des formes chrétiennes doit être réfutée : le réformateur s’inscrit dans la lignée de plusieurs traditions chrétiennes, conciliant une inspiration proche de la mystique rhénane, influencée par Maître Eckhart, et une forme de millénarisme révolutionnaire de plus en plus visible dans ses derniers écrits. Reste à déterminer comment, chez ce « théologien de la révolution », ce « révolté dans le Christ » (Ernst Bloch), s’articulent recherche intérieure et pratique extérieure, introspection inspirée et lutte politique, mystique et révolution.
Müntzer affirme que Dieu se révèle intérieurement au croyant. Mais, pour que Dieu se révèle, encore faut-il que le croyant y soit préparé, c’est-à-dire qu’il ait été éprouvé. La parole de Dieu n’est perceptible que lorsque « la rumeur des soucis et des désirs » et la superficialité des sentiments charnels sont définitivement déracinées. Le feu de l’épreuve doit purifier le chrétien : « Personne ne peut se dire chrétien s’il n’a été auparavant rendu par sa croix réceptif à l’œuvre et à la parole de Dieu. Dans une telle attente, l’ami de Dieu élu par Lui fait dans la souffrance l’expérience de Sa parole. » Dans cette perspective, la méditation de la Parole « est là plus pour nous mortifier que pour nous donner la vie ». Müntzer reprend ici le thème de l’imitatio christi : c’est en imitant le Christ par ses souffrances que le croyant peut espérer communier avec lui. Comme le dit le réformateur, « tu trouveras que personne ne peut croire en Christ avant d’être devenu semblable à Lui ». Cette conception de la foi comme imitation du Christ dans la douleur, qui s’inspire des grands écrits mystiques du Moyen Âge et annonce, à certains égards, la théologie existentialiste de Søren Kierkegaard, implique également que le croyant éprouve le doute et le silence de Dieu avant de parvenir à la vraie foi. « À ce moment, nous dit Müntzer, l’homme croit qu’il n’a aucunement la foi. Oui, il lui semble qu’il n’éprouve aucune foi. » Et c’est justement dans cet état de tension insoutenable que Dieu peut se révéler. En somme, c’est lorsqu’il ne reste rien des désirs charnels et des fausses croyances que le fidèle, faisant le vide en lui, peut recevoir la parole vivante de Dieu. Et cette révélation doit se traduire par un respect terrifié : « Dieu ne peut accroître la foi de quelqu’un ni le regarder comme un croyant s’il ne subit pas cet avènement avec grande crainte et tremblement. »
Mais, contrairement à la conception mystique, cette ascèse personnelle ne doit pas se traduire par une contemplation purement subjective mais elle a des répercussions sociales concrètes. Le vide que le croyant expérimente en lui-même doit conduire à le détacher de tous les éléments extérieurs qui pourraient entraver son action, tels que l’attachement aux biens temporels ou les plaisirs terrestres. L’action est alors libre de se tourner uniquement vers l’horizon eschatologique, vers le règne de Dieu sur terre. Le vide intérieur laisse en outre place à la crainte de Dieu, qui n’est pas seulement un sentiment abstrait sans aucune conséquence extérieure, mais également un stimulant contre la crainte des hommes. Le croyant doit craindre Dieu, non les hommes, fussent-ils des princes. Si les honneurs et la gloire reviennent uniquement à Dieu, les princes en sont exclus : « Pourquoi appelles-tu les princes “Majesté” ? Car ce titre n’est pas le leur, c’est celui du Christ […]. Pourquoi les appelles-tu “Excellence” ? Je te croyais chrétien, mais tu n’es qu’un archi-païen, car tu fais d’eux des Jupiter et des Minerve. » L’obéissance du chrétien est exclusive, elle doit revenir à Dieu plutôt qu’aux hommes : « Vous ne devez craindre personne si ce n’est Dieu. » Ainsi délié de toute attache et de toute crainte terrestres, le croyant est prêt à affronter le monde, ses hiérarchies, ses institutions et à œuvrer pour le Royaume de Dieu qui s’annonce : « La révolte est l’éthique professionnelle des chrétiens millénaristes » (Ernst Bloch). Ainsi, la mystique de Müntzer produit, soutient et nourrit tout à la fois sa théorie de la révolution.
La bataille théologique : Müntzer contre Luther
Le parcours de Müntzer est représentatif de cette articulation. Si ses premiers textes sont plutôt centrés sur la mystique ainsi que la critique du clergé et de l’Église romaine, un souci plus « social » y est déjà perceptible. À l’inverse, Müntzer continuera à exprimer ses idées mystiques dans ses derniers textes, plus révolutionnaires. Il convient de retracer ce parcours, afin de montrer l’opposition croissante entre la pensée müntzérienne et la théologie luthérienne, qui aboutit à la rupture de 1524.
Nommé pasteur de Zwickau sur la recommandation de Luther en mai 1520, Müntzer est très vite destitué à cause de son radicalisme. Il se réfugie alors à Prague, où il publie son premier texte, le Manifeste de Prague (1521). Peu porté sur la sphère politique, cet ouvrage constitue une attaque véhémente contre la hiérarchie de l’Église romaine. Müntzer fustige « nos couillons et idiots de docteurs », « ces enfoirés qui ont enseigné à adorer Baal ». Pour le réformateur, les prédicateurs, s’ils cherchent à briller par leurs connaissances théologiques et se montrent volontiers savants, « n’ont pas fait l’expérience de la foi », c’est-à-dire d’une foi vécue dans la crainte de Dieu et le tremblement, loin de tout intellectualisme théologique. Partant, ces prétendus pasteurs ne sont d’aucune utilité au peuple, qui ère sans trouver la foi : « Quant au peuple, en revanche, je ne doute pas de lui. Ah ! Pauvre petit troupeau, si juste et si pitoyable, comme tu es assoiffé de la parole de Dieu ! […] Les gens sont très disposés à faire de leur mieux, mais ils ne parviennent pas à savoir en quoi cela consiste. Car ils ne savent ni se conformer ni se soumettre aux témoignages que l’Esprit saint énonce en leur cœur. » La mission que Müntzer se donne est donc claire : enseigner au peuple le moyen de parvenir à une foi vivante.
Jusque-là, rien ne semble distinguer Müntzer de Luther, sinon une radicalité peut-être un peu plus affirmée. Pourtant, dès le Manifeste de Prague, Müntzer s’écarte du réformateur de Wittenberg. Celui-ci, en effet, insiste sur la seule Parole de Dieu et précise que la réforme de l’Église se fonde avant tout sur la prédication des Saintes Écritures. Or, pour Müntzer, c’est là accorder trop d’importance à la lettre biblique plutôt qu’à son esprit. D’après lui, loin d’être seulement contenu dans les Écritures, l’Esprit parle encore aujourd’hui au croyant, notamment au travers de révélations directes de Dieu. La « parole vivante » de l’Esprit ne saurait être réduite à la « parole morte » qu’est la lettre des Écritures. Müntzer le déplore : malgré la Réforme luthérienne en cours, « les brebis ne savent pas qu’il faut qu’elles entendent la voix vivante de Dieu, c’est-à-dire qu’elles doivent toutes avoir des révélations ». Ici réside l’antagonisme fondamental entre Luther et Müntzer. Alors que, pour Luther, Müntzer et ses acolytes ne sont que des Schwärmer, des « illuminés » ou « divagateurs », Luther est, pour Müntzer, un docte qui s’en tient à la lettre morte mais refuse l’irruption de l’Esprit. Le réformateur radical n’admet-il pas lui-même qu’il « ne veut pas adorer un Dieu muet mais un Dieu qui parle » ? La pique contre le principe luthérien de la Sola Scriptura, de l’Écriture seule, est évidente. Pour Müntzer, l’Écriture ne saurait supplanter l’Esprit, selon la parole de l’apôtre : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 Cor. 3, 6).
Très vite, la divergence théologique qui sépare Müntzer de Luther se traduit par un affrontement direct entre les deux hommes. La rupture est officialisée le 1er janvier 1524, date à laquelle Müntzer publie sa Protestation. Il y dénonce la justification par la foi luthérienne. Pour Luther, le croyant est justifié devant Dieu et sauvé de ses péchés en vertu de sa seule foi, les œuvres n’ayant aucune incidence sur son salut : c’est là le principe du Sola fide, de « la foi seule ». Müntzer critique cette conception de la foi comme étant beaucoup trop laxiste. Il ironise : « Ainsi, la présomptueuse lumière naturelle se dit illusoirement : “Bah ! S’il faut rien de plus que la foi, hé, hé, avec quelle facilité tu vas y parvenir !” » Pour Müntzer, la doctrine de la justification par la foi et la relégation des œuvres ne peuvent que donner une fausse sécurité au croyant et, in fine, l’éloigner de la vraie foi. La foi n’est pas une croyance abstraite, mais un engagement de tout l’être dans l’imitatio christi, la volonté de suivre le Christ au travers de la souffrance et du doute. L’antagonisme théologique entre Luther et Müntzer est donc profond.
De la théologie à la révolution
Mais c’est bien sur le plan politique que Müntzer s’éloigne de plus en plus de Luther et de la Réforme « officielle ». Après avoir mené une vie errante et été chassé des localités dans lesquelles il tentait de prêcher, le réformateur radical réussit finalement, en 1523, à se fixer à Allstedt, petite ville sous la juridiction de l’électeur de Saxe. La réforme rapide de la liturgie que Müntzer opère, la force de son charisme et les sermons enflammés qu’il prononce — en allemand plutôt qu’en latin — au milieu des mineurs de Mansfeld sont à l’origine d’un véritable succès et provoquent un afflux des populations des villes voisines. Inquiété par cette agitation, le seigneur voisin Ernest de Mansfeld interdit à ses administrés de se rendre à Allstedt. La réaction de Müntzer est vive. Dans une lettre à Ernest, le « destructeur des impies », comme il se nomme lui-même, tonne : son interlocuteur, par « cette fureur et ces interdictions insensées », entraverait la diffusion de la Parole de Dieu. Müntzer menace : « Si vous me livrez aux poings des imprimeurs, je serai cent mille fois plus dur envers vous que Luther envers le Pape. » Nul ne peut s’opposer à l’action de l’Esprit, pas même les princes…
Informées de la situation et pressées par Luther — qui voit dans son adversaire un « faux prophète » —, les autorités désirent évaluer le degré de dangerosité que représente Müntzer. Le 13 juillet 1524, le duc Jean et d’autres nobles invitent le réformateur à prêcher devant eux. Acceptant cette proposition, Müntzer profite de l’occasion pour exposer ses idées dans son Sermon aux princes. Volontiers irrévérencieux, il explique à son auditoire princier que l’on ne peut « faire son salut […] en craignant à la fois Dieu et les créatures », n’hésite pas à appeler Luther, le réformateur des princes, « Frère Gros-Lard, Frère La-Vie-Douce » et se fait le chantre d’« une réforme radicale et invincible » à même d’abattre à la fois l’idole religieuse et l’idole civile, la papauté et le Saint-Empire romain germanique.
C’en est trop pour les princes. Échauffés par cette insolence et paniqués par la montée des tensions que provoquent les prêches de Müntzer parmi la population paysanne, ils somment le réformateur de répondre à un interrogatoire. Craignant, sans doute à juste titre, le guet-apens (Luther, dans une Lettre aux princes, demande aux autorités d’intervenir contre « l’esprit séditieux d’Allstedt »), le révolutionnaire s’enfuit à Mülhausen, où il tente d’établir une démocratie théocratique et populaire, choisissant d’affirmer « le droit divin contre l’absolutisme princier » (Marianne Schaub). C’est de cette base que « Müntzer armé du marteau » déclare avec fracas : « Il faut renverser les puissants, les orgueilleux et les impies pour la raison qu’ils font obstacle, en eux-mêmes et dans le monde entier, à la sainte et véritable foi chrétienne. » Les princes ne sauraient s’opposer à Dieu : la révolution millénariste est en marche.
La guerre des paysans : la révolution chrétienne avortée
Müntzer vise juste. Le début de l’année 1525 est marqué par une explosion. Les paysans de Souabe se rebellent et publient douze articles réclamant à la fois une Réforme populaire et la suppression des oppressions qu’ils subissent. Très vite, la révolte s’étend à Franconie, la Thuringe et, bientôt, tout le Saint-Empire est secoué par ce vent révolutionnaire. Quoique Müntzer reste tout d’abord réservé en apprenant l’événement, craignant que les motivations des paysans soient plus matérielles que spirituelles, il finit par y voir la main de la Providence, qui semble utiliser, à ses yeux, le soulèvement paysan pour préparer la venue et le règne du Christ sur terre. Il y voit le triomphe de l’idéal de communion des pauvres pour lequel il se bat. N’avait-il pas déclaré quelque temps auparavant, dans un enthousiasme tout eschatologique : « Quant au peuple, il sera libéré, et Dieu sera son seul maître » ? Müntzer en est convaincu : le temps du Royaume de Dieu est advenu, le Christ Libérateur vient juger les tyrans et les oppresseurs.
Se pensant élu par Dieu, tel Gédéon, pour châtier les impies, Müntzer décide de prendre la tête de la révolte. Partout, il s’active. Là, il s’échine à réfuter « cette chair sans esprit », le « Docteur Menteur » — comprenez Martin Luther. Ici, il rassure les habitants de Mülhausen : « Hardi, donc, et n’ayez donc confiance qu’en Dieu seul. Alors il vous donnera, petite troupe que vous êtes, plus de force que vous ne pouvez croire. » Là, il avertit son vieil ennemi, Ernest de Mansfeld, du jugement à venir : « C’est le Dieu vivant et éternel qui nous a ordonné de te renverser de ton trône avec toute la force qui nous est donnée. Car tu n’es d’aucune utilité à la chrétienté : tu es la ruine et le fléau des amis de Dieu. » Ailleurs encore, le visionnaire annonce, dans une prophétie enflammée, que « le pouvoir sera donné au peuple » et « que le royaume de ce monde sera remis au Christ ».
De son côté, Luther tente de mobiliser les princes. Voyant que la conciliation est impossible, il choisit la voie de la répression. Contre Thomas Müntzer, ce « Satan bouffi d’arrogance », et Contre les hordes de paysans pillards et assassins, il s’agit de frapper vite et fort : il faut exiger des autorités « qu’elles cognent dans le tas avec bonne conscience jusqu’à la limite de leurs forces ». Bien plus, à l’opposé de toute sa théologie de la justification par la seule foi, Luther affirme que « nous vivons maintenant une époque si pleine d’étrangetés qu’un prince peut gagner le ciel plus sûrement en versant le sang qu’en priant ». Le conflit théologique entre Luther et Müntzer se déplace maintenant sur le plan politique : le choc militaire est imminent.
Celui-ci a lieu le 15 mai 1525 à Frankenhausen. Les deux armées, princière et paysanne, se font face. Soudain paraît, à l’horizon, un arc-en-ciel. Le signe de Noé, d’une nouvelle alliance, d’une ère de paix universelle, s’exclament les paysans. C’est un Müntzer inspiré, au comble de l’extase, qui lance à ses compagnons : « Sus ! Sus ! Tant que le feu est chaud ! Ne laissez pas refroidir votre glaive. Ne le laissez pas faiblir. Vlan ! Vlan ! Forgez en tapant sur les enclumes de Nemrod ! Jetez à bas leurs tours ! […] Dieu marche devant vous. Suivez ! Suivez ! » Quels bataillons, terrestres ou célestes, pourraient en effet faire obstacle aux plans de Dieu ?
Mais l’armée des princes catholiques et protestants, qui se sont réconciliés pour l’occasion, n’a aucun mal à défaire les bandes inexpérimentées de paysans. Quelques coups de canon suffisent. À la fin de la journée, 5 000 paysans ont péri. La répression qui s’abat dans le reste de l’empire est terrible : entre 70 000 et 100 000 révoltés perdent la vie. Quant à Thomas Müntzer, il est capturé par les troupes adverses qui lui infligent aussitôt d’insoutenables tortures. Brisé dans son corps et dans son âme, devant faire face à la cruauté de ses bourreaux et au retrait d’un Dieu maintenant silencieux, c’est dans le désespoir qu’il agonise, avant de finir exécuté le 27 mai 1525.
Toutefois, si le monstre froid de l’absolutisme princier et la théologie étatiste de Luther semblent triompher sans partage, leurs fondements n’en seront pas moins toujours sapés, menacés par l’idéal que Müntzer lègue à la postérité : celui d’un Dieu libérateur donnant à ses fidèles la paix et la communion que ce monde leur refuse, d’un christianisme radical contempteur de la domination et de l’oppression, d’un monde réconcilié avec lui-même dans lequel le Christ, et non l’État tyrannique, règne avec amour sur les hommes.