Si l’école de la Tradition de René Guénon a connu d’importants développements aussi bien philosophiques, scientifiques et religieux, on peut dire qu’avec son étude Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, réédité dans la collection Théôria chez L’Harmattan, le philosophe Jean Borella lui a donné une formulation authentiquement catholique, rappelant la religion à sa raison d’être spirituelle et métaphysique.
Jean Borella est un philosophe chrétien né à Nancy le 21 mai 1930, théoricien et historien du symbole, philosophe de la religion et métaphysicien. Tôt formé par des grands métaphysiciens comme Georges Vallin ou Raymond Ruyer, la découverte de René Guénon n’a pas tardé à convaincre le jeune catholique qu’il était déjà. Longtemps disciple du pérennialiste Frithjof Schuon, son approfondissement du mystère chrétien tel qu’il est en lui-même lui a peu à peu fait prendre ses distances vis-à-vis de Guénon en matière d’ésotérisme.
Le mouvement argumentatif de ce livre décisif est double. D’une part il consiste en une réfutation, directe et indirecte, de la façon dont, de fait, l’œuvre de Guénon s’est constituée en un système dont les affirmations ne correspondent pas au christianisme tel qu’il est, en son mystère. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un « anti-guénonisme systématique », qui serait dénué d’intérêt : l’œuvre de Guénon reste « véritablement irremplaçable » selon Borella, en raison de ses précieuses études sur le symbolisme traditionnel, sur la métaphysique, sur l’exposition des doctrines orientales et sur la mise en rapport critique du monde moderne par rapport au monde de la Tradition. En fait, Borella propose un tri et reprend à son compte la « recherche d’une perspective ésotérique » proposée par Guénon en concluant, non pas au « Roi du monde », mais à Jésus-Christ lui-même telle que la tradition de l’Eglise nous l’enseigne : il s’agit de « montrer qu’un tel « esprit d’ésotérisme » est effectivement présent dans la tradition de l’Église et qu’il se résume et s’accomplit dans ce que cette tradition appelle le « mystère du Christ ».»
Le christianisme en son mystère
Aussi irremplaçable soit-elle, l’œuvre de Guénon apparaît à Borella comme insuffisante du point de vue chrétien. L’auteur entreprend l’étude du mystère chrétien de l’intérieur, car si l’étude comparée des différentes traditions et de leurs multiples correspondances symboliques (mythiques, rituelles…) induisent à la reconnaissance d’une « tradition universelle », son contenu ne se donne que dans celui de ses formes traditionnelles particulières.
Borella s’emploie ainsi à préférer un schéma ternaire à celui, apparemment binaire, de Guénon. Selon celui-ci, les différentes traditions ne diffèrent voire s’opposent qu’en apparence parce qu’elles sont des adaptations circonstanciées d’une unique vérité métaphysique transmise et instanciée différemment selon les exigences de temps et de lieu. Leurs divergences tiennent donc à leur aspect exotérique, tandis qu’un seul et même fil intérieur, ésotérique, les relient, comme les graines d’un chapelet. Sur cette base, Guénon substantifie les deux côtés ésotérique et exotérique des traditions en parlant d’ésotérisme et d’exotérisme, sans considérer le contenu propre de la tradition particulière à laquelle ces notions s’appliquent.
Pour le philosophe Borella c’est dans ce dernier point que réside l’erreur de Guénon. Il néglige ce fait qu’il n’y a d’ésotérisme et d’exotérisme que par rapport à une tradition ou révélation particulière. Guénon qui avait si justement déconstruit les substantifs « occultisme » ou « théosophisme » a oublié d’appliquer cette même critique à l’ « ésotérisme » du XIXe siècle. En vérité, poursuit Borella, il faut revenir au fait qu’ésotérique et exotérique désignent traditionnellement deux catégoriques herméneutiques, des points de vue relatifs à un troisième terme tout à fait essentiel : le « revelatum ». Alors que Guénon propose un « ésotérisme formel » (identifiable aux organisations initiatiques telles que la franc-maçonnerie ou le compagnonnage), Borella propose un « ésotérisme réel » ou « spirituel », informel, qui ne dépend pas d’une organisation initiatique secrètement constituée mais de l’aptitude herméneutique de l’individu à « pénétrer dans son intériorité déifiante » pour aller, s’il est chrétien, au cœur du mystère de la foi dans le droit chemin de l’Eglise et de ses sacrements.
L’initiation chrétienne : la voie mystique et sacramentelle
Borella se replace ainsi explicitement dans la perspective du premier grand père de l’Eglise, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, pour qui l’initiation consiste progressivement en une purification, une illumination et une unification à Dieu. Or pour lui « il n’y a pas de divinisation en dehors des cadres hiérarchiques voulus par Dieu » (Hiérarchie ecclésiastique, II, 1, cité page 312). Ces cadres hiérarchiques ont été institués, dans le christianisme et selon les Evangiles, à partir de l’apôtre Pierre dans la succession apostolique à laquelle Jésus-Christ a délégué, par l’action de l’Esprit-Saint, sa fonction magistérielle d’enseignement. Or cette succession apostolique, l’Eglise catholique romaine en est la garante et l’héritière directes.
Qu’est-ce que la religion chrétienne a de spécifique ? C’est qu’elle est, dit Borella, une religion « sacramentelle ». Alors que Guénon identifie les sacrements chrétiens aux samskaras hindous, en faisant d’eux des rites d’agrégation et non des rites initiatiques menant à l’union parfaite de l’homme à Dieu, Borella dissocie les deux. Sans doute les sacrements renferment-ils une fonction « agrégative », mais ils conduisent aussi infailliblement au mystère du Christ dans sa plénitude. C’est en effet Jésus-Christ lui-même qui a directement institué baptême, confirmation et communion, qui sont, dit le Catéchisme de l’Eglise Catholique, les trois sacrements de l’ « initiation » chrétienne. Le sacrement, « qui opère ce qu’il signifie et signifie ce qu’il opère » (ex opere operato), réalise l’union progressive de l’âme à son Créateur. En fait, la Révélation chrétienne a rendu accessible à tous, par les sacrements, les mystères jusqu’alors formellement ésotérique, réservés à de rares initiés : c’est ce que manifeste selon Borella la « déchirure du voile du Temple » dans les Evangiles. Le saint des Saints du temple de Jérusalem, où Dieu manifestait sa présence une fois l’an au seul prêtre qui y avait droit d’accès, est déchiré par la révélation du Christ, qui rétablit universellement la possibilité d’un lien intime et personnel de l’homme à Dieu, par la foi.
La pratique chrétienne des sacrements est donc bien d’ordre initiatique, dans un sens nouveau et universellement salvifique. A ce sujet, Borella rétablit la cohérence des concepts employés par Guénon. Selon ce dernier, en effet, on ne trouve dans le côté religieux du christianisme que des possibilités d’initiation « virtuelle », qui est « l’initiation au sens le plus strict de ce mot : c’est-à-dire comme une “entrée” ou un “commencement” » (Aperçus sur l’initiation). Pour Guénon, cette initiation virtuelle ouvre le chrétien au salut, c’est-à-dire à l’immortalité, prolongation posthume de la vie individuelle dans sa communion à Dieu, mais non à la Délivrance, c’est-à-dire en l’affranchissement de l’état humain et l’union définitive à Dieu. Or Guénon est le premier à insister sur la nature « ineffaçable » de l’ « influence spirituelle » conférée par le rite sacramentel : c’est donc bien un habitus, c’est-à-dire, dit Borella, une « qualité reçue dans une faculté et qui la perfectionne en vue d’une opération déterminée ». En toute cohérence, Guénon aurait donc dû conclure que cette « initiation virtuelle » est aussi « réelle et effective » : l’initiation ne saurait être en effet virtuelle « qu’au regard du développement spirituel de l’initié qui la reçoit sans la mettre en œuvre, c’est-à-dire qui ne développe pas la vertu qu’il a reçue ». Or il suffit que le chrétien ne fasse pas obstacle à cette grâce et la mette, littéralement, en « œuvres », pour en bénéficier effectivement. Haute tâche s’il en est, mais bien accessible en droit à tous ceux qui reçoivent validement les sacrements de l’Eglise, indépendamment de tout rite initiatique séparé. En reconnaissant la virtualité de l’initiation sacramentelle, Guénon aurait donc dû conclure à son effectivité chez toutes les âmes qui accueillent cette grâce.
Un certain esprit d’ésotérisme
Borella réévalue donc la profondeur ésotérique du catholicisme en faisant valoir la nécessité d’un mouvement herméneutique qui consiste pour le chrétien à approfondir et mettre en pratique le sens moral, symbolique et métaphysique de la Révélation. C’est pourquoi une lecture indépendante de la critique spécifiquement guénonienne est largement permise par cette étude dont une énorme partie est consacrée à l’histoire du christianisme en des points rituels et doctrinaux vraiment décisifs, très documentés et précis. Esotérisme guénonien et mystère chrétien est une excellente introduction à la spiritualité catholique, indépendamment de toutes les considérations secondaires qui s’y ajoutent dans les ordres moral et politique dont il n’est ici question.
Une attention accrue aux moyens permettant d’assurer le développement spirituel du chrétien eût été bienvenue. C’est à raison que Borella reconnaît l’existence d’un certain ésotérisme formel au sein même du catholicisme, qui joue effectivement un double rôle de dynamisation et de transmission de la vie spirituelle : c’est le cas de la Fraternité des Chevaliers du divin Paraclet ou encore de l’Assemblée des Amis qui est à l’origine de la Congrégation du Saint Esprit. L’auteur aurait gagné à s’y attarder et à évoquer en particulier les initiations de métier, derniers vestiges d’un monde traditionnel où l’être humain se réalisait dans sa tâche en recomposant les lois du macrocosme dans le microcosme de son chef d’œuvre. A ce titre, dans le cadre strict du catholicisme, l’oblature mériterait d’être promue comme exemple de mode de vie laïc ratifiant la conformité d’une existence individuelle aux principes traditionnels qui réalisent sa destinée spirituelle. Quelle que soit sa forme, l’initiation de maître en disciple apparaît, somme toute, comme un gage de rigueur, d’amour, de patience et d’authenticité, autant de qualités et de vertus qui font défaut à notre monde oublieux de l’Esprit.
Esotérisme guénonien et mystère chrétien consiste ainsi, dans sa pars destruens, en une réfutation de Guénon au sujet de l’initiation dans le christianisme. Mais dans sa pars construens, en cela digne héritière de l’ermite de Duqqi, le livre ne vise pas autre chose que « l’éveil de la conscience spirituelle dans l’âme du chrétien », en un « plaidoyer pour un certain esprit d’ésotérisme » apte à dissiper bien des doutes, des mésinterprétations et des contradictions qui affectent le catholicisme moderne et découragent de la pratique religieuse bien de nos contemporains. Borella rappelle ainsi que l’Église, par qui le Christ s’adresse aux pécheurs et non aux parfaits, a pour mission de « constituer le peuple des sanctifiés, de faire entrer tous les hommes dans l’assemblée des saints, dans l’Ekklesia christique, dans laquelle être sauvé, c’est être sacramentellement déifié ». Laissant finalement en suspens la dogmatique officielle dont il a réhabilité la pertinence spirituelle, Borella choisit avec raison de clore son ouvrage en redonnant la parole à plusieurs de ceux qui sont le mieux placés pour parler de la vie chrétienne dans son rapport direct à Dieu : les mystiques. La vie mystique attire l’attention du chrétien sur l’aspect essentiel de sa foi, sur ce qui se joue dans la divine liturgie. C’est dire, en effet, que dans les sacrements se présente la spiritualité d’une Eglise dépouillée des vicissitudes temporelles, profanes, modernes : comme le résume Simone Weil dans sa Lettre à un religieux, « l’Église n’est parfaitement pure que sous un rapport : en tant que conservatrice des sacrements. Ce qui est parfait, ce n’est pas l’Église, c’est le corps et le sang du Christ sur les autels. »