Frédéric Rognon est professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg. Il a publié des ouvrages sur plusieurs théologiens du XXe siècle, comme Dietrich Bonhoeffer, ou des études de figures majeures du christianisme contemporain, comme Martin Luther King. En particulier, il s’est intéressé au théologien protestant Jacques Ellul, dont il peut être considéré comme le principal spécialiste français, comme en témoignent les ouvrages Jacques Ellul. Une pensée en dialogue (Labor et Fides, 2007, rééd. en 2013) ou Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul (Labor et Fides, 2012).
PHILITT : Vous avez qualifié l’œuvre de Jacques Ellul comme présentant une « pensée en dialogue ». Avec quelles sources d’inspiration Ellul dialogue-t-il dans ses écrits ?
Frédéric Rognon : Tout dépend de ce que l’on appelle dialogue. Jacques Ellul n’aimait pas ce mot. Il n’est pas un homme de dialogue au sens où il propose une pensée assez entière et parfois péremptoire. Mais il est évidemment influencé par plusieurs sources d’inspiration. J’ai donc cherché à le mettre en dialogue, peut-être parfois un peu artificiellement, avec douze figures de la philosophie, de la théologie ou de la psychanalyse. Ses principales sources d’inspiration, ou du moins celles qu’il revendique, sont au nombre de trois : Karl Marx pour le versant sociologique de son œuvre, Karl Barth pour le versant théologique et Kierkegaard, qui est sa source d’inspiration majeure sur les plans spirituel et existentiel.
Quelles idées Ellul emprunte-t-il à ces auteurs ?
Ellul considère Marx comme étant une source d’inspiration précieuse pour développer un rapport critique à la société. Ellul a rencontré Marx à dix-neuf ans, en 1931, date à laquelle la crise de 1929 affecte l’économie française. C’est dans le cadre de ses études de droit qu’il découvre Marx. Son père était alors au chômage. Il a donc un rapport existentiel à Marx qui, par son analyse du capitalisme, lui a permis de saisir ce qui lui arrivait personnellement, ainsi qu’à sa famille. Ellul garde cet attrait pour Marx pendant toute sa vie, mais il n’en demeure pas moins critique à l’égard cette source d’inspiration. D’après lui, Marx avait sans doute raison pour son époque mais, un siècle plus tard, les marxistes orthodoxes, qui suivent la critique de Marx de façon mimétique, s’aveuglent face aux mutations de la société, qui est passée du capitalisme bourgeois au système technicien. Ellul est donc très réservé vis-à-vis de ses contemporains marxistes. S’il s’inspire de Marx pour sa critique du capitalisme ou sa grille de lecture critique de la société, il s’en affranchit sur d’autres sujets, le matérialisme historique et le rapport à la spiritualité par exemple. Ellul est donc spécialiste de Marx, dont il a enseigné la pensée pendant vingt-cinq ans, même s’il s’en détache souvent. Il se présente volontiers comme marxologue non marxiste, ce qui relève de l’originalité pour l’époque.
Une autre source d’inspiration d’Ellul est le théologien protestant Karl Barth qui, comme il le dit, lui a permis de s’affranchir du calvinisme. Ellul était devenu calviniste suite sa conversion, à l’âge de dix-sept ans. L’étudiant en droit trouvait une affinité d’expression chez le juriste Calvin et était fasciné par la place que le réformateur accordait à la Bible. Néanmoins, Ellul achoppe sur la question de la double prédestination. Il trouve en Karl Barth une théologie alternative, notamment sur la question du salut. Barth lui permet également de récuser tout optimisme quant au progrès de l’homme et à la capacité de l’homme à s’amender et à se perfectionner. Le retour barthien à la transcendance de Dieu après un siècle de libéralisme théologique l’attire également. Néanmoins, lorsque Barth évolue et s’engage sur le plan politique, notamment après la Seconde Guerre mondiale, Ellul se réfère au « premier Barth » contre le « deuxième Barth » et les « barthiens de gauche » (Georges Casalis par exemple). Ellul appelle alors Barth à un retour vers sa première théologie et à une fidélité à lui-même. En se revendiquant du premier Barth, il se réfère en fait au Barth kierkegaardien de la préface au commentaire de l’épître aux Romains notamment. Barth trouve ainsi grâce aux yeux d’Ellul seulement quand il est kierkegaardien.
Kierkegaard est donc la référence majeure d’Ellul. Sur le plan théologique, il reprend la critique kierkegaardienne de tout optimisme anthropologique. Mais il s’intéresse à Kierkegaard également sur le plan sociologique, quoique cela puisse paraître un peu artificiel, en exhumant certains textes kierkegaardiens des années 1840 critiques à l’égard du progrès technique. Le livre le plus kierkegaardien d’Ellul est certainement La Subversion du christianisme (1984). Dans ce livre, Ellul distingue christianisme et chrétienté, à l’instar de Kierkegaard, et montre que la chrétienté a subverti le message du Christ en lui faisant dire l’exact contraire de ce qu’il était à l’origine. Kierkegaard est donc une source d’inspiration totale pour Ellul.
Ellul est sans doute avant tout connu, du moins en France, pour sa critique sociologique de la société technicienne, alors que sa pensée théologique est en général plus méconnue. Pourtant, l’une et l’autre sont inséparables chez lui. Comment la critique de la technique d’Ellul s’articule-t-elle avec son œuvre théologique ?
Ces deux versants de l’œuvre d’Ellul, sociologique et théologique, s’articulent très étroitement, de manière dialectique. C’est parce qu’Ellul a le souci du fait, des chiffres et de la réalité concrète, en tant que juriste et sociologue, que sa théologie est incarnée, en prise avec les réalités de notre temps et les spécificités de notre époque. Inversement, c’est parce qu’Ellul est chrétien et théologien, parce qu’il a une espérance, qu’il a pu mener ses études critiques sur la société moderne jusqu’à leurs extrêmes conséquences sans, comme il le dit lui-même, arrêter ses recherches ou se suicider. L’articulation entre le versant sociologique et le versant théologique est tellement étroite que l’on peut faire un inventaire croisé des ouvrages théologiques et sociologiques de Jacques Ellul, chaque ouvrage théologique renvoyant à un ouvrage sociologique particulier et inversement. Pour Ellul, il existe un contrepoint théologique à chacune de ses analyses sociologiques. Malgré le tableau extrêmement sombre qu’il dresse dans ses ouvrages sociologiques, Ellul ouvre donc son œuvre vers une espérance sur le plan théologique.
La théologie d’Ellul, iconoclaste, s’attaque aux idoles humaines. La technique en est une. Une autre idole à laquelle il s’en prend est l’État. En quoi le christianisme subvertit-il l’État moderne ?
Ellul considère que le christianisme est un message subversif dans tous les domaines. Dans La Subversion du christianisme, il montre que les textes bibliques sont subversifs à l’égard de tous les ordres, politiques, économiques, sociaux, moraux ou religieux. Ellul voit dans la Bible un message anarchiste et en propose une lecture libertaire, ce qui est original (il dira par exemple qu’il connaît seulement trois chrétiens anarchistes : Kierkegaard, Tolstoï et lui-même). Il montre que, dans l’Ancien Testament, Dieu laisse le peuple d’Israël choisir un roi pour être « comme les autres nations » mais qu’il manifeste sa désapprobation en affirmant que c’est précisément parce qu’il l’a rejeté que le peuple désire un roi (1 Samuel 8). Ellul insiste sur le fait que ce texte à caractère antimonarchiste a été écrit à une époque où la royauté était généralisée au Proche-Orient. Il y a donc, dans le récit biblique, une subversion à l’égard de l’État royal et, au-delà, des modèles étatiques dominants de toute société.
Ellul décèle également une sensibilité anarchiste dans les textes du Nouveau Testament. Par exemple, dans le célèbre passage du « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc. 12, 17), souvent invoqué pour justifier la loyauté du chrétien envers l’État, Ellul relève qu’il s’agit, dans le texte, de rendre à César seulement ce qui lui appartient, c’est-à-dire la pièce de monnaie sur laquelle est apposée son effigie. Cela signifie que tout ce qui n’est pas marqué du sceau de César (y compris l’être humain) appartient à Dieu et non pas à César. De plus, même César lui-même appartient à Dieu. Ellul voit donc dans ce texte une parole subversive à l’égard de César, contrairement à la façon dont il est habituellement interprété.
En ce qui concerne le texte de Paul relatif à la soumission aux autorités (Romains 13), Ellul rappelle que le contexte littéraire dans lequel s’inscrit ce texte (Rm. 12 et 13, 8-14) relativise sa portée. Le passage commence en effet par une incitation à l’anticonformisme (Rm. 12, 2) et insiste sur l’amour de l’ennemi et la non-violence, c’est-à-dire sur des valeurs antithétiques à la nature même de l’État. La lecture traditionnelle de ce texte doit donc être fortement nuancée. De la même manière, Ellul lit le livre de l’Apocalypse comme une critique revendiquée de l’État (cf. Apoc. 13). Pour Ellul, l’État actuel est une idole, aux côtés de la technique et de l’argent, comme le montre par exemple la notion d’« État-providence », qui donne à l’État une fonction « providentielle », donc divine. Ellul se réfère à la subversion qu’est le christianisme originel pour contester la subversion d’un christianisme ultérieurement mis au service de l’État existant, quel qu’il soit, à partir du IVe siècle. Il propose donc une « subversion de la subversion » visant à rendre au christianisme toute sa radicalité.
Dans L’homme et l’argent, Ellul propose une critique théologique des valeurs marchandes. Comment cette critique se structure-t-elle ?
L’Homme et l’argent (1954) aborde la question de l’argent d’un point de vue chrétien et est fortement marqué par la dialectique : Ellul y discute des questions sociologiques liées à l’argent avec, à l’intérieur du même livre, une approche théologique qui en fait le contrepoint. Pour Ellul, le chrétien ne devrait pas percevoir l’argent comme un moyen neutre d’échange marchand. L’argent est en effet une puissance spirituelle qui est tout sauf neutre. Ce n’est pas parce que l’homme aurait une conscience morale qui lui permettrait de choisir d’user correctement de son argent qu’il pourrait en maîtriser la puissance spirituelle. Celle-ci a en effet une emprise sur l’être humain même le plus moral. Dès lors, le chrétien devrait essayer de lutter contre cette puissance spirituelle. La mission des chrétiens n’est certes pas de se passer de l’argent. Il s’agit en réalité d’user de l’argent de manière spirituelle plutôt que morale, de subvertir sa puissance spirituelle. Si l’argent est une idole, il est nécessaire de le profaner. Afin de désamorcer sa puissance spirituelle, il faut transformer l’argent en ce pour quoi il n’est pas fait. L’argent est par nature destiné à quatre usages : vendre, acheter, épargner ou investir. Ellul propose une alternative à ces quatre usages : le don. Donner l’argent, c’est retourner la puissance spirituelle de l’argent contre l’argent, en faisant du symbole de l’échange marchand un instrument de gratuité.
Si Ellul démolit les idoles sécularisées comme la technique, l’État ou l’argent, il n’épargne pas non plus les idoles chrétiennes. Dans Le Vouloir et le faire, il lance plusieurs piques contre la morale dite chrétienne. En quoi le christianisme constitue-t-il, d’après lui, une « antimorale » ?
Ellul propose ici encore une lecture originale de la Bible. Traditionnellement, on fait de la Bible un livre moral. On parle d’ailleurs souvent d’une « morale judéo-chrétienne » qui serait fondée sur la Bible. Pour Ellul la Bible propose au contraire une antimorale.
Ellul refuse de voir dans la Bible un simple manuel répondant à nos questions morales (« Que dois-je faire ? »). Pour lui, les Écritures n’ont pas vocation à répondre à nos questions, car cela reviendrait à leur imposer nos propres perspectives, sans respect pour le texte biblique lui-même. Il faut donc plutôt se mettre à l’écoute de la Parole et y chercher des questions que Dieu nous pose personnellement, et non des réponses à nos propres questions. Ellul relève ainsi de nombreuses questions que Dieu pose : à Caïn, il demande : « Où est ton frère ? » (Gn. 4, 9) ; à ses disciples, Jésus demande : « Qui dites-vous que je suis ? » (Mc. 8, 29) ; à Marie de Magdala, Jésus demande : « Pourquoi pleures-tu ? » (Jn. 20, 13)… Pour Ellul, il s’agit là de questions que Dieu pose aussi au lecteur croyant. La Bible, loin de constituer un manuel de morale que le chrétien doit suivre de manière quasi-automatique pour avoir bonne conscience, questionne l’homme, remet en cause la fausse sécurité morale qu’il se donne.
Ellul conteste également la lecture moraliste de la Bible en lisant les textes traditionnellement interprétés de manière morale sous un nouvel angle. Le Décalogue est sans doute l’exemple le plus parlant. Alors qu’il est traditionnellement interprété comme dix commandements normatifs, dix règles morales à suivre, Ellul note que les formes verbales de ces « commandements », en hébreu, peuvent autant être traduites par un futur qu’un impératif. En s’inspirant notamment de la lecture juive, il choisit de les traduire au futur. Plutôt que dix impératifs, le Décalogue constitue alors dix promesses faites à l’homme qui se tourne vers Dieu. Il faut ainsi comprendre : « Si tu n’as pas d’autre Dieu que moi alors, je te le promets, tu ne convoiteras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne tueras pas… » Non pas « ne tue pas » mais « je te promets que tu ne seras pas mis en situation de tuer si tu me fais confiance ». La Bible délivre donc un message existentiel plutôt qu’un message moral d’après Ellul. Si on prend les évangiles, Jésus s’attaque ainsi aux plus moraux des hommes que sont les pharisiens. Ceux qui respectaient la Loi avec le plus grand scrupule et qui l’interprètent de manière morale sont justement ceux que Jésus critique en mettant l’amour au-dessus de tout « commandement ». La morale est ainsi transcendée, transfigurée et subvertie par l’amour.
Nous avons jusqu’ici surtout insisté sur l’aspect critique de la théologie d’Ellul. Mais celle-ci est le contrepoint d’un pendant plus positif, qu’il présente notamment dans L’espérance oubliée. Pouvez-vous restituer les principaux éléments affirmatifs de la théologie ellulienne ?
On voit souvent en Ellul un critique, ce qu’il est assurément, mais il est vrai qu’il existe aussi chez lui un aspect positif et propositionnel, que l’on peut trouver par exemple dans l’Éthique de la liberté, L’Espérance oubliée, Théologie et technique… Je dirais qu’il y a trois dialectiques chez Ellul, trois niveaux dans lesquels il articule chaque fois trois concepts.
Il y a tout d’abord l’espérance. Dans L’Espérance oubliée, il articule espoir, désespoir et espérance. Il s’agit, pour le chrétien, de marcher vers l’espérance, ou en espérance, à distance autant de l’espoir que du désespoir. L’espérance n’est en effet pas assimilable à l’espoir : l’espoir n’est que la perspective d’une amélioration à vue humaine ; le désespoir est l’absence de perspective, lorsque l’avenir est bouché ; l’espérance, quant à elle, surgit en situation de désespoir et constitue une confiance dans les promesses de Dieu malgré le désespoir apparent. Le chrétien est appelé à regarder au-delà de la stricte réalité de ce monde, non pas pour attendre passivement la fin des temps ou la mort mais pour s’engager dans ce monde avec l’espérance que nous ne sommes pas seuls et que nous pouvons nous appuyer sur Dieu au-delà des épreuves.
La deuxième dialectique est celle qui concerne l’engagement, le désengagement et le dégagement, notamment dans le deuxième volume de l’Éthique de la liberté. L’engagement consiste à faire quelque chose dans la société, dans une forme d’activisme ; le désengagement consiste à ne plus rien faire après avoir constaté que tous les efforts sont vains ; le dégagement consiste à s’engager après avoir été dégagé, c’est-à-dire après avoir été libéré par le Christ. Il s’agit d’un engagement avec discernement, qui conduit à ne pas être focalisé sur l’efficacité de l’engagement. Celui que le Christ a libéré de lui-même peut s’engager dans la société tout en étant libre, puisqu’il n’est plus obsédé par les résultats de son engagement. Telle est l’éthique de la liberté pour Ellul. Cette éthique consiste à être présent au monde, mais autrement, sans être esclave de l’efficacité technicienne et de la volonté de puissance. Elle incite le chrétien à être un témoin vivant, plein d’espérance plutôt que plein d’espoir.
La troisième dialectique est celle qui relie puissance, impuissance et non-puissance, que l’on retrouve surtout dans Théologie et technique mais également dans d’autres passages. La puissance est la capacité de faire quelque chose ; l’impuissance est l’incapacité de faire quelque chose ; la non-puissance est la capacité de faire conjointe au choix de ne pas faire. L’éthique de la non-puissance consiste ainsi à renoncer à ce que nous pourrions faire. C’est le contraire de l’éthique de la société technicienne, résumée par la loi du physicien Gabor : « tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé ». Le chrétien est appelé à la non-puissance parce qu’elle est celle du Christ qui, étant Dieu, était tout-puissant mais qui décide de renoncer à cette toute-puissance et à lui-même (Phil. 2, 6-8). Ainsi, on a demandé à plusieurs reprises à Jésus de faire des miracles qu’il n’a pas accomplis (Mt. 12, 38-39). De même, il s’est laissé arrêter alors qu’il aurait pu faire appel à des légions d’anges pour échapper à la mort (Mt. 26, 53). Il a donc renoncé à la toute-puissance qu’il avait à sa portée et a fait œuvre de non-puissance. Si les chrétiens sont des disciples fidèles du Christ, ils doivent aussi le suivre dans cette éthique de la non-puissance. Le chrétien est ainsi appelé à profaner le culte de la puissance qui régit la société technicienne.
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