Joëlle Dufeuilly traduit les œuvres de Laszlo Krasznahorkai depuis près de 20 ans – une tâche d’autant plus délicate que l’écrivain hongrois développe, roman après roman, un style particulier. Elle prépare actuellement la traduction de son dernier roman en date pour les éditions Cambourakis.
PHILITT : Comment avez-vous découvert la langue hongroise ?
Joëlle Dufeuilly : Tout à fait par hasard ! J’étais artisan d’art, et la vie m’a conduite à changer de profession. J’ai poussé la porte des Langues O’ (L’inalco), et j’ai parcouru, sans avoir la moindre idée de la langue que je voulais apprendre, le catalogue des cours proposés. Je me suis arrêtée à la lettre H, et j’ai immédiatement su que ce serait le hongrois.
Je ne savais rien de cette langue. Je n’ai découvert qu’ensuite qu’elle était prétendument la langue la plus difficile au monde – ce qui n’est pas vrai. J’ai également découvert qu’elle n’appartenait pas à la famille indo-européenne, dont font partie le français, l’allemand, l’italien, le russe, ou même le hindi. C’est donc une langue dont l’apprentissage nécessite d’oublier tous ses repères, d’accepter de repartir de zéro. Une langue totalement étrangère, pourtant parlée dans un pays situé au cœur de l’Europe.
Quelles sont les particularités de cette langue et comment influent-elles sur votre travail de traductrice ?
Je dirais que le caractère le plus étonnant du hongrois, pour nous Français, c’est son extraordinaire liberté. L’ordre des mots dans la phrase est éminemment flexible, et n’a parfois rien à voir avec les constructions auxquelles nous sommes habitués. Cette liberté offre des possibilités particulièrement intéressantes pour les écrivains, mais elle est redoutable pour le traducteur.
Ajoutez à cela l’absence de pronoms personnels, et vous comprendrez le dilemme que posent parfois certaines tournures dont il devient presque impossible de déterminer le sujet avec précision. Il m’est parfois arrivé de faire lire une phrase de Krasznahorkai à une amie hongroise, sans que nous puissions parvenir à nous accorder sur le sujet auquel se rapportait un groupe de mots donné !
Vous avez découvert Krasznahorkai en traduisant l’un de ses discours, particulièrement ardu, que vous avait confié l’un de vos professeurs. C’est finalement en décidant d’aller le rencontrer que l’écrivain vous a donné la clef de ce texte, et que votre histoire commune a débuté. La langue de Krasznahorkai est-elle à ce point particulière ?
C’est un écrivain dont le style ne ressemble à aucun autre. Tout d’abord par la longueur de ses phrases, bien évidemment, qui s’étirent sur des lignes entières, au point que le sujet d’un verbe est parfois à chercher sur la page précédente. Mais c’est loin d’être là son unique originalité. La musicalité de sa phrase est admirable, notamment grâce à cette particularité que l’on appelle en linguistique l’harmonie vocalique, spécificité de la langue hongroise et de quelques autres, comme le turc. Il m’est bien évidemment impossible de la rendre telle quelle en français, c’est pourquoi je cherche à la restituer par le rythme. C’est une écriture profondément sensorielle et musicale. C’est d’ailleurs ainsi qu’il écrit : il entend d’abord les mots et les phrases dans sa tête, avant de les coucher sur le papier. De la même manière, j’entends son texte, avant de le traduire, sans même avoir à le lire à voix haute.
Une autre de ses particularités, ce sont ces entames de chapitres, parfois exceptionnellement complexes. Ceux-ci débutent difficilement, dans des méandres sinueux particulièrement denses, avant de se délier avec aisance, tout naturellement. Je lui en déjà fait part, mais il assure ne pas s’en être aperçu !
Enfin, je dirais que Krasznahorkai développe également un type de discours inédit, ni tout à fait direct ni tout à fait indirect, qui lui permet habilement de changer de perspective en l’espace de quelques mots à peine. On passe alors d’une subjectivité à une autre, de pensées intérieures à des paroles prononcées, toujours dans un mouvement d’évidence parfaitement fluide. C’est une véritable prouesse littéraire.
Cette musicalité, que vous parvenez à rendre de manière très subtile dans le texte français, frappe le lecteur dès les premières lignes de n’importe lequel de ses romans…
Krasznahorkai est lui-même musicien. La musique est d’ailleurs un thème qu’il aborde à plusieurs reprises, parfois même de manière centrale, par exemple dans La Mélancolie de la Résistance. Je crois qu’il entretient à l’égard de cet art une proximité peut-être plus forte encore qu’avec la littérature. Nombre de ses amis sont des musiciens, ou des peintres – davantage que des romanciers.
Au fond, cette démarche artistique, qui tend à décloisonner la littérature, est flagrante dans son œuvre. L’un de ses derniers projets consiste à accompagner son texte d’une bande musicale spécialement conçue pour être écoutée pendant la lecture. Guerre et Guerre était pensée comme un projet plus vaste, proche de la performance, pour lequel l’éditeur hongrois avait embauché un comédien, déguisé en facteur, pour porter une lettre qui constituait à la fois un pré-texte au roman, tout en annonçant sa publication. Elle a été publiée sous le nom de La Venue d’Isaie par les éditions Cambourakis, insérée dans une encoche dans la couverture du livre. Sa collaboration avec le cinéaste Bela Tarr, qui a adapté plusieurs de ses œuvres sur grand écran, en est une preuve supplémentaire.
Le sculpteur Mario Merz avait envisagé de construire un igloo à Schaffhausen qui, comme dans le roman Guerre et Guerre, devait être la tombe de Korim, ce personnage fascinant. On touche là à la frontière entre l’œuvre littéraire et la vie – une frontière à laquelle Krasznahorkai ne croit pas vraiment. J’aurais adoré voir construire cet igloo. Cela aurait eu une signification très forte. Mais Merz est mort avant de pouvoir réaliser cette œuvre.
Dans Guerre et Guerre, Korim, cet archiviste de province qui abandonne tout pour se dévouer entièrement à l’annonce d’un message qui doit bouleverser l’humanité, ressemble par exemple à Valuska, le jeune homme rêveur et un peu naïf de La Mélancolie de la Résistance. Ce sont des personnages que Krasznahorkai semble affectionner.
Ce sont des personnages en rupture, des marginaux en quelque sorte, que le poids du monde écrase – ils ressemblent aux gens que Laszlo affectionne dans la vie et dont il s’entoure, notamment à Paris.
Et en même temps, la fragilité de ses personnages et leur ingénuité apparente révèle les mécanismes, les dysfonctionnements ou les absurdités du monde qui les entoure. Ce sont des êtres profondément attachants, car extrêmement réels. Ils parviennent à se détacher du roman et à acquérir une réalité propre dans le monde, comme si l’œuvre n’était qu’un moment de leur existence, un fragment d’eux-mêmes, mais que leur être la précédaient et lui survivaient.
Certains d’entre eux, Korim peut-être plus qu’aucun autre, ont continué de m’accompagner pendant de longues semaines après la lecture de ses romans. Je vivais avec lui, pensais avec lui, le sentais à mes côtés. Cela a bien sûr fini par s’estomper ! Mais j’y vois l’effet que seul peut produire un écrivain de grand talent.
Ce travail de traduction a-t-il changé votre approche de la langue française ?
Bien sûr. À titre d’exemple, je me suis aperçue de l’incroyable importance de la virgule dans notre grammaire. Son usage est bien différent en hongrois, si bien que la traduction des romans de Krasznahorkai me pousse à tout remettre à plat. Lorsqu’un critique l’avait décrit comme « le maître de la virgule », cela m’avait amusée, car la plupart de ces ponctuations sont absentes du texte hongrois. Elles procèdent de décisions que je prends, lorsque je cherche à restituer le rythme d’une phrase tout en respectant la grammaire française.
Depuis son premier roman Tango de Satan jusqu’à Le baron Weinkheim est de retour, que vous êtes en train de traduire, percevez-vous une évolution de son style ?
Absolument. Il y a une continuité indéniable, ces romans n’en constituant finalement qu’un seul, le roman unique d’une vie ; mais il y a également des changements qui font que chaque livre est différent. Les phrases, bien sûr, suivent un mouvement de plus en plus marqué d’allongement, qui n’en était qu’à ses balbutiements dans Tango de Satan. On trouvait même des dialogues dans ce premier roman – qui tendront à disparaître par la suite.
Certains romans ont également une spécificité propre. La Mélancolie de la Résistance par exemple a une structure très germanique, selon moi. La construction de la phrase, avec le rejet du verbe à la fin de la proposition, limite l’étirement excessif des phrases. Dans ses œuvres suivantes, la phrase revêt un aspect plus proche de celui du latin : elle s’étire, sans se soucier du verbe. Là encore, c’est une remarque que je lui ai faite, mais il m’a dit n’en avoir jamais eu conscience.
Le vocabulaire de Krasznahorkai regorge parfois d’une étonnante précision technique. On suppose que ce doit être une épreuve pour vous.
Dans Seiobo, la difficulté était extrême quant à certains outils ou instruments, notamment en raison de l’aspect plus restreint du vocabulaire hongrois. Par exemple, alors que nous distinguons en français une masse d’un marteau ou d’un maillet, le hongrois ne possède qu’un seul mot. Tout l’enjeu consiste alors à saisir une nuance qui, dans le texte, n’est pas nécessairement exprimée par le mot lui-même, afin de choisir le terme le plus adapté en français.
Dans La Mélancolie de la Résistance, Krasznahorkai développe pendant plusieurs pages une théorie musicale qui m’était étrangère : celle des « sons naturels ». Pour résumer de manière simple, disons que les instruments que nous connaissons depuis l’époque baroque sont accordés d’une certaine manière qui ne reflète pas les véritables notes de musique. Cette découverte provoque un réel bouleversement pour le personnage d’Eszter, dont toute la conception du monde va s’en trouver changée. Il s’agissait donc de ne pas commettre d’erreur en traduisant les notions techniques qu’emploie Krasznahorkai. Plus encore : il me fallait comprendre avec exactitude ce dont il parlait. Je me suis adressée à des musiciens, qui n’ont pas su m’aider. J’ai interrogé des musicologues, que la simple évocation de « sons naturels » faisait bondir. Finalement, c’est un jeune accordeur de piano (comme dans le roman d’ailleurs) qui m’a donné la clef pour comprendre ce passage aussi complexe que décisif.
La Hongrie, si elle est toujours nommée, reste cependant discrète dans ses romans. À quelques exceptions près, Krasznahorkai ne fait que très rarement référence à son pays.
C’est vrai. Mise à part une bouteille de palinka par-ci, ou une évocation explicite de la Hongrie par-là, les paysages, les villes ou les personnages ne sont pas typiquement hongrois. Et pourtant, je crois que son écriture a bel et bien quelque chose de typiquement hongrois. Comme la musique de Béla Bartok, dont vous sentez l’étrangeté envoûtante dès les premières notes, la langue de Krasznahorkai possède une âme hongroise.
Je ne crois pas qu’il ait jamais eu, comme certains écrivains, une ambition littéraire tournée vers l’universalité ; ses racines culturelles sont aussi fortes que son attachement à la langue hongroise, dont il est littéralement amoureux. Son écriture est avant tout incarnée. Quel que soit le lieu où se déroule l’action, le lecteur s’y retrouve immédiatement propulsé par le rythme, le souffle et la poésie de la phrase. Lorsque Korim erre à travers les rues de New-York, dans Guerre et Guerre, on est réellement transporté à New-York.
On trouve également très peu d’histoires d’amour sous sa plume…
Je dirais même qu’on y trouve très peu de personnages féminins ! Du moins, ceux qui jouent un rôle d’importance sont souvent terribles. L’autoritarisme froid de Madame Eszter ou la description extrêmement cynique des habitudes bourgeoises de madame Pflaum, dans La Mélancolie de la Résistance en sont des exemples éloquents.
Pour autant, les femmes ne sont ni absentes de ses romans, ni impuissantes. Leur influence, exercée dans l’ombre, parfois par la savante entremise des hommes, ressemble d’ailleurs un peu à celle de certaines femmes de Hongrie ou des pays d’Europe centrale de l’époque communiste. Pour plaisanter, je lui avais dit un jour : « Il n’y a jamais de femmes dans tes livres ! ». Il m’avait alors répondu, avec ce sens de l’humour qui lui est propre : « Mais si, dans Seiobo, il y a tout un passage sur la Venus de Milo ! »
À le lecture de ses romans, on l’imagine plus volontiers austère que drôle. Ce n’est pas le cas ?
Laszlo ressemble à ses romans. Il y a quelque chose de sombre, parfois même de ténébreux, dans sa personnalité comme dans son œuvre. Mais tout peut subitement prendre une tournure extrêmement lumineuse et profondément jubilatoire. Très impressionnée par son charisme lorsque nous avons fait connaissance, j’ai mis du temps avant d’apprendre à le connaître et de pouvoir finalement prendre la distance nécessaire pour interagir avec lui. C’est un homme très drôle.
En écoutant l’un de ses textes traduits en français, Krasznahorkai dit reconnaître votre travail et entendre que « Joëlle a un cœur ». Vous entretenez une relation très spéciale avec lui et vous êtes, à bien des égards, devenue son ambassadrice en France…
C’est, je crois, l’un des rôles du traducteur. C’est également un plaisir : tous les traducteurs n’ont pas l’occasion de travailler sur des textes d’auteurs vivants. Pour ma part, je suis avec beaucoup d’intérêt tout ce qui s’écrit à son sujet. Je sais que Laszlo est attentif à la réception de ses œuvres, particulièrement en France. C’est un pays qu’il aime beaucoup. C’est aussi l’un de ceux où ses œuvres se vendent le plus.
Pourtant, les débuts n’ont pas toujours été faciles. Il était déjà reconnu dans son pays, où ses livres avaient de nombreux lecteurs. Lorsqu’il est arrivé en France, après la traduction de son premier roman quinze ans après sa parution, il lui a fallu repartir à zéro, pour ainsi dire. Des journalistes ou des critiques qui venaient de le découvrir lui posaient des questions ou l’appréhendaient comme s’il était un jeune débutant. Ce décalage a été une source de frustration.
Il convient d’ajouter que, selon moi, les libraires ont joué un grand rôle dans la promotion du travail littéraire de Krasznahorkai en France. Le bouche à oreille, favorisé par des passionnés qui ont lu et aussi tôt admiré ses livres, s’est beaucoup propagé à partir des librairies. Laszlo, lorsqu’il vient à Paris, s’émerveille toujours devant ces petites notes que les libraires rédigent pour faire connaître des ouvrages qui les ont séduits. Cette dimension particulière du métier, qui distingue le libraire d’un simple vendeur, est peut-être plus marquée en France qu’ailleurs – pour l’instant.
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