Pascal, pour le lecteur moderne, c’est avant tout la description minutieuse du divertissement, le « silence éternel des espaces infinis », et le partisan du « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». Pour autant, l’aspect fragmentaire des écrits pascaliens ne doit pas laisser penser que sa réflexion est fragmentée, éclatée : une lecture systématique de Pascal laisse advenir, en réalité, une anthropologie et une théologie originales et en perpétuel dialogue. Existentielles avant l’heure, sa pensée de l’homme comme sa pensée de Dieu ont des accents éminemment modernes.
Blaise Pascal (1623-1662) est un des grands génies français, à la fois philosophe et savant, discutant théologie, philosophie, physique, mais aussi mathématique et ingénierie – il sera un contributeur important d’une société de carrosses-omnibus dans Paris. Pascal pense et écrit au Siècle Classique, siècle des débats théologiques où il se verra porter (plus ou moins pleinement) l’étendard du jansénisme, siècle de déploiement de la science moderne que la méthode cartésienne vient vivifier. Peut-être plus qu’aucun autre penseur du XVIIe siècle, Pascal a par son intelligence multiforme le vif sentiment de ce passage « d’un monde clos à l’univers infini », selon l’expression consacrée par Alexandre Koyré. Les Pensées en particulier, ce texte fragmentaire et posthume, laissent voir à bien des reprises la synthèse pascalienne entre sciences et philosophie – synthèse non pas au sens d’une imposition des méthodes scientifiques à la philosophie, mais au sens où cet « univers infini » mis au jour par les sciences fait écho au « silence éternel des espaces infinis » (Laf. 201) qu’utilise Pascal pour convertir l’incroyant et le presser de contempler son insignifiance entre les deux abîmes : « Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. » (Laf. 199)
Plus précisément, ce qu’il y a de fascinant chez Pascal, c’est l’anthropologie sous-jacente, peu souvent formulée explicitement, mais qui guide tout le projet de l’Apologie de la religion chrétienne, et qui se greffe à une théologie proprement pascalienne. Quelle est la singularité de l’anthropologie pascalienne en ce XVIIe siècle ? Et quel est son rapport à la théologie ?
L’anthropologie pascalienne, une pensée originale et visionnaire
Ce qui est très frappant en lisant Pascal, c’est son originalité philosophique par rapport à ses contemporains d’une part, et son caractère de précurseur d’autre part.
Au regard de ses contemporains, où la philosophie cartésienne domine, Pascal écrit et pense différemment – et pas seulement du fait de l’inachèvement des Pensées qui donne à ce texte un aspect fragmentaire, puisque l’on retrouve le style pascalien dans des textes achevés tel que les Trois discours sur la condition des grands (1671). Évidemment, Pascal aussi est cartésien, et réfléchit la plupart du temps sur les problèmes inaugurés par la philosophie cartésienne : le mécanisme pour comprendre l’homme, que traite Descartes dans le Traité des passions (1649), ou encore les preuves de l’existence de Dieu, au centre des Méditations métaphysiques (1641). Mais si Pascal part de Descartes, les réponses apportées sont souvent originales et novatrices. C’est ainsi par exemple que si le mécanisme est accepté en maintes occasions, comme dans le fameux « Discours de la machine » où celui qui cherche Dieu est invité à plier le genou et à prier pour croire en faisant jouer la mécanique humaine, ce mécanisme n’apparaît pas comme une réponse définitive pour comprendre l’homme. Loin de se satisfaire du dualisme cartésien âme-corps (Seconde méditation métaphysique), qui marquera la modernité en rendant obsolète l’hylémorphisme aristotélicien (le fameux combo forme-matière, en l’occurrence âme/corps), Pascal aime à insister sur la permanence du mystère de l’homme, où l’on retrouve les accents des psaumes : « Quelle chimère est‑ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers ! Qui démêlera cet embrouillement ? » (Laf 131)
Cette originalité pascalienne fait de lui un précurseur en anthropologie. En quel sens ? Au sens où l’on peut voir chez Pascal la préfiguration d’une anthropologie existentielle, entendue au sens d’une compréhension de l’homme axée sur l’existence vécue davantage que sur l’impermanente et introuvable nature humaine. Il y a chez Pascal une philosophie de l’angoisse et de l’existence dans toutes son âpreté : « vous êtes embarqués », dit-il au libertin dans « l’argument du pari » (Laf 418-426), où l’on voit déjà ce qui sera un aspect fondamental de la philosophie heideggerienne (la facticité, la déréliction – et Heidegger lui-même reconnaîtra ce qu’il doit à Pascal au début d’Être et Temps) et où se dessine « l’engagement » sartrien. Descartes a été bercé par la scolastique et la renie pour inaugurer la philosophie moderne ; Pascal connaît et la scolastique et le cartésianisme, et satisfait ni de l’un ni de l’autre, il ouvre des voies nouvelles dont se souviendront ceux qui le suivront.
Un élément extrêmement frappant chez Pascal, c’est donc le caractère profondément incarné de sa réflexion sur l’homme ou, pour le dire autrement, son anthropologie pragmatique ou réaliste (en dépit de l’ambivalence de ce terme). En effet, avec la modernité philosophique se déploie le subjectivisme, au sens où le sujet devient le fondement de tout l’édifice du savoir (c’est le cogito cartésien, certitude première et point de départ de toute la reconstruction de l’édifice des certitudes). C’est le fameux idéalisme de la philosophie moderne, qui part du sujet et non du réel extérieur qui se donne. Or, à la même époque que Descartes, Pascal part du sujet lui-aussi, mais non du sujet égotique, non du sujet qui se croit pure res cogitans, c’est-à-dire du sujet à l’âme enfermée dans son corps ; chez Pascal, le sujet dont il est question est le sujet réel, incarné, non pas pure raison mais bien existence, en prise avec l’angoisse et l’ennui bien plus qu’avec une « méthode » pour mieux fonder la philosophie ou un quelconque « malin génie ». Vincent Carraud, spécialiste de Pascal, parle à ce propos dans son Pascal et la philosophie (1990) de « destruction de l’égologie » à l’œuvre dans la philosophie pascalienne, pour signifier cette façon dont Pascal se détache du geste cartésien au sein duquel la pierre d’angle est le « je pense », cogito.
Une anthropologie existentielle : divertissement et désespérance du libertin
Prenons un exemple pour illustrer cet aspect existentiel de la philosophie pascalienne. Où trouve-t-on, chez les contemporains de Pascal, une réelle analyse de l’ennui ou du divertissement ? Descartes ? Spinoza ? Malebranche ou Leibniz ? C’est bien le philosophe auvergnat qui inaugure cette façon de se pencher sur le vécu réel, quotidien et pourtant trop souvent délaissé par la philosophie.
Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. (…) on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit. (Laf. 136)
En analysant ainsi la cause de notre recherche de divertissement, Pascal vise – nous sommes dans l’apologétique que représentent les Pensées – à exhiber à l’homme sa propre misère, avec l’idée profondément biblique que c’est en se sachant misérable, faible, impuissant et poussière, « cœur brisé et broyé » (Psaume 50, 17) que le cœur se tourne le plus facilement vers Dieu. Si nous cherchons à nous divertir, ce n’est pas par quête effrénée du bonheur, mais par fuite enragée de la conscience de notre condition : voilà le secret de l’argument pascalien du divertissement. La recherche du plaisir, des joies, des peines, les mille et une entreprises n’ont pas de valeur en soi, comme nous voulons nous le faire croire à nous-mêmes : elles visent plutôt à nous faire oublier notre néant.
Mentionnons à ce propos la magnifique reprise que fera Jean Giono de ce thème, reprise explicite dans Un roi sans divertissement (1947). Dans ce Trièves de neige et de solitude, les hommes éprouvent au plus haut point l’ennui et la pesanteur de leur humanité, et c’est comme remède à ce mal que naissent chasses et meurtres, divertissements disponibles auxquels succombera le capitaine de gendarmerie Langlois lui-même.
Voulant faire désespérer le libertin pour le conduire dans les bras de Dieu, la philosophie pascalienne prend une dimension tragique : l’inanité du savoir humain (c’est la vérité que Pascal concède au scepticisme) et la précarité du bonheur humain (thème du divertissement) forgent en somme une sorte d’anthropologie négative – au sens où l’on parle de théologie négative. L’homme demeure un profond mystère, où l’inconnu dépasse de loin le peu que la créature comprend d’elle-même, et l’on progresse mieux en anthropologie par les négations (ce que l’homme n’est pas, ce qui passe par une critique des philosophies existantes) que par l’affirmation péremptoire de ce qu’il est. Pascal se fait détracteur du « moi », ce « moi haïssable » (Laf. 597) qu’il est le premier, dans la langue française, à avoir substantivé (on ne parlait pas du moi auparavant, le terme était uniquement un pronom personnel). Ce « moi », couche superficielle de ce que nous voudrions être et de ce que nous voudrions que les autres pensent de nous sur le théâtre du monde, Pascal le déshabille, le récure jusqu’à parvenir au mystère de l’homme, à la fois misérable et grand, « roseau pensant » (Laf. 200).
Théologie et anthropologie : le refus d’une théologie rationnelle
L’anthropologie pascalienne insiste sur l’abîme qu’est l’homme pour lui-même. Cette anthropologie, nous l’avons dit, a dans son déploiement une visée singulière : celle de désarçonner le libertin, celle d’ébranler l’indifférent, pour le conduire à Dieu, au « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants », selon la célèbre phrase du « Mémorial » de Pascal. Il faut insister dans cette perspective sur les rapports qu’entretiennent dans la philosophie pascalienne anthropologie et théologie.
Si l’anthropologie pascalienne est existentielle, incarnée, sa théologie l’est aussi. Ce qu’il y a de fascinant, c’est qu’au moment même où Descartes reprend à neuf le chantier des preuves de l’existence de Dieu sur lequel sa philosophie prendra pied, Pascal élabore une apologétique sans démonstration de l’existence de Dieu. Sans même parler de Descartes, c’est toute l’architecture de la scolastique jésuite héritée de Suarez, qui élabore une apologétique consistant à démontrer l’existence de Dieu en première étape, puis à montrer l’identité entre ce Dieu trouvé par la raison et le Dieu chrétien incarné, qui est abandonnée. Chez Pascal, la théologie, au sens strict d’une réflexion sur Dieu, n’est pas métaphysique, mais psychologique et historique. La lucidité anthropologique pascalienne oblige le philosophe à repenser son apologétique, et à tenter la conversion non par la raison ratiocinante, mais par la mise en évidence de preuves plus directement efficaces. Ainsi, Jean Steinmann peut écrire dans son Pascal (1954) que « Pascal opérait un bouleversement total à l’intérieur de l’apologétique. Révolution aussi importante que celle de Descartes, mais en sens inverse, qui consistait à détacher les preuves du christianisme de leur traditionnel fondement métaphysique et à remplacer la philosophie par la psychologie et l’histoire. Telle était l’instauratio magna de Pascal ».
Plus précisément, ce qui se joue chez Pascal, c’est le refus des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu : preuve téléologique, preuve cosmologique, preuve ontologique, pour privilégier le Dieu biblique, rencontré dans les miracles, les récits du peuple juif, et le cœur à cœur dont Pascal fit lui-même l’expérience dans sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654. L’ordre de démonstration de la religion chrétienne n’est pas géométrique chez Pascal, mais de l’ordre de la certitude du témoignage : histoire, mystique, saints, permanence de l’Eglise, tout cela forme un faisceau de vérités. Non pas que les preuves de théologie rationnelle soient absolument fausses, mais plutôt qu’elles sont inefficaces, « disproportionnées » selon le terme pascalien. Le Dieu dont parle Pascal n’est pas la cause première ni le grand architecte du cosmos, il est le Deus absconditus (Laf 242), le Dieu caché, qui rappelle Isaïe 45, 15 (« Vraiment tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur ! ») et qui renoue, dans une certaine mesure du moins, avec la tradition de la théologie apophatique héritée du Pseudo-Denys. Dieu demeure chez Pascal inconnaissable en son essence, incompréhensible pour la faiblesse de nos esprits. Seul Jésus-Christ est le chemin – Pascal y insiste à maintes reprises. Comme chez saint Paul, le croire est premier par rapport au savoir, mais encore le croire informe le savoir, qui en devient le savoir historique de quelqu’un, et non de quelque chose.
Une pédagogie de l’athéisme
Nous comprendrons mieux la relation de la théologie à l’anthropologie chez Pascal en retenant cette idée de « pédagogie de l’athéisme » (V. Carraud) à l’œuvre chez Pascal. Qu’est-ce à dire ? L’athéisme est à soigner, voilà la mission que se donne Pascal dans son projet d’apologétique : bien plus que conclusion rationnelle d’une res cogitans désormais incroyante, l’athéisme est souvent indifférence, fatigue, refus passionnel. Pour soigner cela, le génie pascalien va être de dresser une anthropologie existentielle où l’homme prend conscience de sa misère, afin de mettre en évidence la justesse anthropologique du dogme chrétien d’une part – comme sur le péché originel par exemple, qui explique les embarras de notre condition humaine, souvenons-nous du « divertissement » – et afin de faire sentir à la créature le besoin qu’elle a de son Créateur. Voyez votre misère, et voyez votre Sauveur, nous dit Pascal.
Plus précisément, il y a dans la philosophie pascalienne une similarité, une congruence de façon de penser entre son anthropologie et sa théologie. L’anthropologie est existentielle ; la théologie l’est aussi. L’homme se découvre misérable, et le fils prodigue ne peut se jeter que dans les bras d’un Père et d’un sauveur, pas d’une cause première. En ce sens, nous pouvons dire que l’anthropologie nourrit chez Pascal sa théologie – il s’agit d’un discours sur Dieu, theo-logos, qui est discours d’une créature qui sait l’abîme qu’elle est à elle-même –, et que sa théologie nourrit son anthropologie, au sens où la seule théologie qui semble convenir à la conversion des créatures que nous sommes est une théologie elle-aussi existentielle.
L’anthropologie pascalienne, et la théologie qui va avec, se trouvent profondément actuelles en un temps d’indifférence massive envers la question divine, car le tragique pascalien, prélude de l’apologétique, est un invariant anthropologique : il touche tout le monde, à chaque époque. C’est la raison pour laquelle, en 2017, le Pape François avait manifesté son souhait – non réalisé aujourd’hui et objet de controverses – de voir béatifié Blaise Pascal.
L’originalité et la saveur de l’anthropo-théologie pascalienne pourrait peut-être se laisser saisir par une comparaison artistique : en lisant Pascal, c’est La Création d’Adam de Michel Ange que nous avons sous les yeux, pas le Grand Horloger de Voltaire.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.