« Tous nos socialistes déclarés, ceux qui s’affichent comme tels, soit dans le pays, soit à l’étranger, ne sont que des libéraux », affirme Evguéni Pavlovitch, un personnage de L’Idiot de Dostoïevski. Cette formule, amusante pour celui qui contemple le spectacle politique actuel, doit pourtant être remise dans son contexte. L’anachronisme, s’il peut parfois s’avérer utile, produit également de la confusion. Le libéralisme dont parle Dostoïevski n’est pas le libéralisme politico-économique d’aujourd’hui. Cependant, le génial auteur avait déjà anticipé, dans cette forme primitive, la menace à venir.
Le libéralisme russe trouve son origine dans la première moitié du XIXe siècle. Il correspond aux grandes réformes entreprises par le tsar Alexandre II : l’amnistie accordée aux prisonniers politiques, le renvoi du chef de la police secrète et l’atténuation de la censure. L’essor de ce libéralisme philosophique a abouti à la création de nombreux journaux (une centaine entre 1856 et 1859) dont La Cloche d’Alexandre Herzen. Cette revue, bien qu’interdite officiellement sur le territoire russe, exercera une influence considérable sur les mentalités — le tsar lui-même en sera un fidèle lecteur. Pour l’historien René Cannac, « Herzen revendique la liberté sous toutes ses formes : la liberté de l’individu et celle du citoyen, qu’il essaie de concilier avec les besoins de l’État dans un système fédéraliste. Et il considère l’émancipation des serfs comme un préalable dont dépend tout le reste. Mais il est hostile aux solutions violentes. »
Mais le fondateur du libéralisme russe à proprement parler est Boris Tchitcherine. C’est dans La lettre à l’éditeur qu’il développera ses thèses occidentalistes. En effet, Tchitcherine pense que la Russie doit s’inspirer des nouveaux modèles politiques européens hérités de la Révolution française et renoncer, d’une certaine manière, à sa spécificité eurasiatique. Dans Les problèmes actuels de la réalité russe, Tchitcherine s’interroge : « Mais que doit-on entendre sous le terme de “ libéralisme ” ? La liberté est un mot vague. Elle peut être sans limite ou limitée et si l’on ne peut tolérer la liberté sans limite, en quoi la liberté limitée doit-elle donc consister ? En un mot, quelles sont les mesures que doit adopter un gouvernement libéral et que doit souhaiter le parti libéral de la société ? »
Le 19 février 1861, le servage est aboli. Si les serfs sont effectivement affranchis et accèdent à la citoyenneté, la terre qu’ils cultivaient jusque-là ne leur est pas cédée. Seule l’obtention de terres cultivables gratuites aurait donné un sens véritable à leur émancipation. De ce sentiment de déception va naître une véritable rupture au sein du mouvement libéral. Le libéralisme russe originel va se dénaturer pour évoluer progressivement en socialisme, puis en nihilisme. Un dégradé idéologique va alors se dessiner. D’un côté, les libéraux strictes comme Tchitcherine qui estiment qu’il faut conserver le pouvoir tsariste afin de garantir le processus réformateur ; de l’autre, les radicaux, influencés par Proudhon et Bakounine, qui optent pour l’attitude révolutionnaire. Au milieu, les anciens libéraux convertis au socialisme comme Herzen qui pensent que la Russie doit changer de régime mais que, pour ce faire, le dialogue avec le tsar doit être préservé.
Du libéralisme au nihilisme
Nikolai Tchernychevski, célèbre pour son roman Que faire ?, qui inspirera Lénine, est le principal représentant du mouvement radical. Sa revue Le Contemporain exprime une forte désillusion vis-à-vis du projet de réforme tsariste. Contrairement aux premiers libéraux, les radicaux sont issus de la roture et de la paysannerie. « On a connu jusqu’ici en Russie que deux sortes de libéraux issus, les uns de la classe (abolie) des hobereaux, les autres de celle des séminaristes. Or, comme ces deux classes ont fini par se transformer en castes complètement isolées de la nation et que leur isolement s’accentue d’une génération à l’autre, il s’ensuit que tout ce que les libéraux ont fait ou font ne présente aucun intérêt national », explique Evgueni Pavlovitch dans L’Idiot.
Aux yeux de Dostoïevski, le mouvement libéral de 1840 est le père du nihilisme des années 1860. Le nihilisme est une émanation du libéralisme en tant qu’il est à la fois une théorie des limites de l’État et une apologie du déracinement, au sens barrésien. Le nihiliste nie toute forme d’autorité, tout idéal et l’ensemble des valeurs traditionnelles (religieuses, morales, esthétiques). Le libéralisme, parce qu’il est axiologiquement neutre, parce qu’il ne fournit pas de théorie du Bien, laisse les hommes dans l’incertitude. De cette incertitude naît le néant.
C’est dans son roman de 1871, Les Démons, que Dostoïevski formule sa critique du nihilisme. Pour l’écrivain, le nihilisme forge des « hommes de carton ». Il détache le citoyen de son socle, l’âme de sa patrie, le Russe de sa Russie. C’est un processus de destruction de l’essence patriotique. De plus, Dostoïevski ne cesse de le répéter tout au long de son œuvre : l’âme russe est indissociable de la foi. Le nihilisme, parce qu’il est un athéisme radical, est doublement problématique. Dostoïevski vise particulièrement le nihilisme matérialiste et scientiste de Tchernychevski, négation vivante de la grande tradition spiritualiste et mystique de la Russie. Cependant, le nihiliste le plus emblématique de son roman est Piotr Stépanovitch Verkhovenski, version fantasmée du personnage historique Serguei Netchaiev. Le nihilisme aboutit à une négation généralisée de l’ordre moral. « Je ne suis pas un socialiste : je suis un coquin ! », déclare Verkhovenski dans Les Démons. Comprenez un nihiliste. Verhovenski est l’expression de l’égoïsme le plus pur. C’est un homme sans décalogue, un agitateur sans cause, un tenant du tout est permis.
Le libéralisme comme force antipatriotique
Donc, si Dostoïevski est très sévère envers le nihilisme, version extrême du libéralisme, il n’oublie pas de mettre en cause le bien fondé du libéralisme en tant que tel. C’est dans L’Idiot que Dostoïevski exprime le plus explicitement sa défiance vis-à-vis du libéralisme. « Et d’abord, qu’est le libéralisme en général, sinon la tendance à dénigrer (à tort ou à raison, c’est une autre affaire), l’ordre des choses existant ? […] Le libéralisme ne s’attaque pas à un ordre des choses établi ; ce qu’il vise, c’est l’essence de la vie nationale ; c’est cette vie elle-même et non les institutions, c’est la Russie et non l’organisation russe. Le libéral dont je vous parle va jusqu’à renier la Russie elle-même ; autrement dit il hait et frappe sa propre mère. » Pour Dostoïevski, le libéralisme est une force révolutionnaire, c’est une entité cosmopolite dont l’unique but est de soumettre les nations. Le libéralisme se caractérise par une haine profonde de la patrie. « Désormais l’expression même “ d’amour de la patrie ” est regardée comme inconvenante, en sorte que la notion qui s’y correspond a été proscrite comme nuisible et vide de sens. » L’auteur pense peut-être aux libéraux des années 1840, comme Herzen, qui sont éduqués en français et vivent à l’étranger. Ce ne sont pas des enracinés, ils préfigurent déjà les nomades d’aujourd’hui. Ce sont des progressistes qui décident de l’avenir d’une nation dont ils ne font pas partie.
« Tout incident malheureux, tout échec pour la Russie le porte à rire et lui inspire de la joie, ou peu s’en faut. Coutumes populaires, histoire de Russie, tout cela lui est odieux. Sa seule excuse, s’il en a une, c’est qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait et qu’il prend sa russophobie pour le libéralisme le plus fécond. » Le libéralisme renvoie donc à une forme de mépris de la tradition. Le roman national, les rites, la fascination pour les icônes sont perçus comme obscurantistes. Dostoïevski estime que le libéral éprouve une certaine jouissance à voir son propre peuple rabaissé. Le libéralisme est anti-national ou n’est pas.
« Mais je critique le libéralisme russe et je vous répète que, si je le combats, c’est parce que le libéral russe n’a rien de russe. Montrez-moi un libéral qui soit russe et je l’embrasserai aussitôt devant vous. » Aux yeux de Dostoïevski, le libéralisme est haïssable dans la mesure où il cherche à imposer un modèle occidentaliste à la Russie. On retrouve ici la slavophilie forcenée de l’auteur. Le libéralisme plonge la Sainte Russie dans une crise identitaire. Pour lui, le Russe véritable doit avoir confiance dans le génie de son peuple, il doit affirmer sa spécificité et non chercher à imiter l’Occident décadent. Cette affirmation de l’esprit slave doit passer par une valorisation de la langue, de la religion orthodoxe et par une glorification de l’âme russe passionnée et mystique contre la rationalisme cartésien. Dès lors, la notion de libéralisme russe est oxymorique. Il n’y a de libéralisme qu’occidental et de Russie véritable que slave.