Roméo vs Tristan : duel d’amoureux

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Roméo et Juliette, par Franck Dicksee

Tout garçon s’est déjà imaginé commettre les plus grandes folies pour les doux yeux de sa belle, braver les interdits et affronter le monde étant sans doute les deux preuves les plus absolues de la dévotion amoureuse. Parce qu’il ne saurait y avoir de grand amour qu’impossible, voire désespéré, l’imaginaire collectif européen gravite depuis toujours autour de la conquête et de la bravoure du combat qui précède celle-ci. Si l’impossibilité de l’union avec la femme aimée provient de l’identité même des individus concernés, qu’il s’agisse d’un prince amoureux d’une paysanne ou d’un homme épris d’une déesse,  la nature de la passion n’en est que plus tragique et l’imagination peut faire son œuvre. Le profond ancrage de ce penchant pour l’interdit et la séparation explique sans doute l’influence et le succès de la figure de Roméo telle qu’elle fut mise en scène par Shakespeare dans sa pièce. Familles ennemies, rivalité et honneur bafoué, passion secrète et dénouement dans la mort… le foisonnement des thèmes classiques développés dans Romeo et Juliette n’est en aucun cas original ou novateur, mais il a laissé une empreinte durable dans la littérature, le théâtre, et dans l’inconscient collectif de plusieurs siècles successifs d’amours contrariés.

Pourtant, le mythe de Tristan et Iseut, beaucoup plus ancien, offre des perspectives bien plus profondes et inspirantes que la passion excessivement élisabéthaine des amants de Vérone. Ces derniers se rencontrent par hasard, dans des circonstances festives et légères, alors que Romeo nourrit déjà un amour ardent pour Rosaline, une autre femme de la maison Capulet. L’amour de Tristan pour Iseut est, lui, étranger à cette inconstance latine, puisqu’il s’éprend de la femme qui était promise à son oncle, et dont il a tué le fiancé, sans jamais avoir connu d’autre passion auparavant. À la frivolité mondaine qui habite Romeo et Juliette s’oppose l’exclusivité et le tragique de l’amour que nourrit Tristan pour Iseut. Le fossé esthétique entre les deux mythes est assez efficacement résumé par les scènes initiales et finales de chacune des œuvres: la pièce de Shakespeare s’ouvre sur une scène de bal et se termine par la réconciliation des familles qui décident d’ériger une statue en or à la mémoire de leurs enfants, alors que la version wagnérienne de Tristan et Iseut, par exemple, commence en plein affrontement sanguinaire entre la Cornouaille et l’Irlande, et s’achève sur une plage jonchée de cadavres auxquels le roi Marke donne la bénédiction.

Si Roméo et Juliette croisent à de nombreuses reprises le chemin de la religion dans leurs aventures, ce n’est pourtant pas la foi qui les guide, ni la bienveillance divine qui les protège, mais bel et bien leur attirance mutuelle et leur sort scellé depuis toujours. Frère Laurent, prêtre visiblement peu soucieux du respect des sacrements, unit les amants en secret, et, à rebours d’un millénaire de théologie catholique, absout les âmes des deux amants suicidés. Sa figure, comme souvent dans le théâtre de Shakespeare, n’est pas tant religieuse que morale, et il incarne davantage le bon gros moine débonnaire des farces médiévales que l’autorité spirituelle et religieuse d’un véritable clerc.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que, contrairement à Tristan et Iseut, Roméo et Juliette sont en quête perpétuelle de reconnaissance et d’officialisation de leur union. Leur aspiration idéale se trouverait presque satisfaite s’ils pouvaient simplement obtenir l’approbation de leurs familles, s’épouser et fonder un foyer : leur épopée prend des airs de péripétie bourgeoise finalement très moderne. En revanche, la révélation d’une liaison triplement interdite, par la nature de leur sang, les lois de leurs royaumes et le serment de Tristan, impliquerait immanquablement la mort des deux amants de Bretagne. Alors que Roméo maudit les « querelles civiles, nées d’une parole en l’air », qu’il a néanmoins contribué à nourrir, et qui proviennent des règles d’une « triste société » par laquelle il cherche pourtant à faire consacrer son union, Tristan refuse de jamais s’en prendre aux coutumes et aux serments qui le lient à ses ancêtres et à sa terre, même s’ils sont la cause unique de son malheur. Le caprice adolescent de Roméo s’oppose frontalement à la responsabilité d’homme de Tristan. L’un est un bon buveur espiègle et qui se livre au duel par distraction ; l’autre est un guerrier grave et résigné, qui traverse la mer et la mort jusqu’à atteindre son but. Le destin du premier relève du mauvais sort, et l’incongruité du dénouement de Roméo et Juliette fait presque figure de quiproquo digne d’un vaudeville, alors que la malédiction qui frappe le second est à l’image du sort des hommes sur la terre, implacablement tragique, mystérieux et sans rémission.

"Tristán e Isolda", Rogelio de Egusquiza
Tristán e Isolda, par Rogelio de Egusquiza

L’amour que se portent Roméo et Juliette est un amour accidentel, puisque leur unique faute est de s’être épris de la mauvaise personne. À de nombreuses reprises, ce thème est développé par Shakespeare, notamment par la symbolique du nom, et donc de la lignée : « Sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède… Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière. » On peut noter que Roméo et Juliette sont d’ailleurs des prénoms originaires de la bourgeoisie latine, et qui n’évoquent aucunement la prééminence d’un quelconque destin, comme c’est le cas pour Tristan (« Drust », le tonnerre en vieux gaélique) et Iseut (venu d’Elizabeth, « el Yah béth », la demeure de Dieu en hébreux). Autrement dit, si Roméo avait posé ses yeux sur une autre fille lors du bal chez les Capulet, si son désir d’aimer ne s’était pas porté sur le mauvais objet, il eût pu vivre heureux et épargner une guerre sanglante à la ville de Vérone. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans la pièce de Shakespeare : un fougueux amour mal dirigé. A l’imploration désespérée de Juliette « Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? », le spectateur médusé ne peut qu’avoir envie d’opposer à la jolie jeune femme qu’il fallait y réfléchir avant. À l’inverse, Tristan, quand bien même il l’eût désiré, n’aurait pas pu se défaire d’Iseut, dont il ne voulait ni ne devait tomber amoureux. C’est par l’effet d’un philtre d’amour accidentellement confondu avec un poison que la passion des deux amants devient inéluctable et leur mort certaine. Roméo n’aurait de toute façon pas passé la nuit seul si Juliette l’avait éconduit, et serait parvenu à séduire une quelconque courtisane, alors que Tristan n’aurait pu aimer qu’Iseut. Pas de lamentations rhétoriques ni d’autoflagellation narcissique autour de la fausse question du nom de l’être aimé : « sans éveil, sans angoisse, anonymes, dans l’amour embrassés, à nous-mêmes pleinement donnés, pour ne vivre que pour l’amour ! ». Tristan et Iseut n’aspirent qu’à l’humilité de l’amour, à l’oubli, et à la paix.

De manière plus simple, et même si chacun des mythes a fait l’objet de très nombreuses réécritures, il est indéniable que la filiation latine de Roméo et Juliette le sépare profondément des racines germaniques de Tristan et Iseut. La pièce de Shakespeare fait référence à des contes galants d’Italie importés à la fin du Moyen-Âge en Europe, et qui sont très proches, tant dans leur structure que dans leur esprit, du mythe grec et latin de Pyrame et Thisbé. Plus ancienne encore est l’influence orientale, notamment babylonienne, de cette histoire dont les origines véritables sont évidemment impossibles à retracer avec précision. La légende de Tristan remonte, elle, aux plus anciens récits celtiques. Sa généalogie rejoint celle des premières épopées nordiques, et se distingue très singulièrement de la tradition plus galante de Roméo et Juliette sur le point précis de la spiritualité et du poids de la tradition. L’épanchement sentimental et le lyrisme de la pièce de Shakespeare découle directement de l’ancienne source orientale des textes qui ont contribué à écrire l’histoire originale. La retenue sombre et violente de Tristan et Iseut semble être le lointain écho des premières liturgies du Nord.

À travers la confrontation de ces deux textes, et au-delà même des qualités que l’on peut leur trouver, ou des images qu’ils renvoient de l’amour, ce sont les deux racines anciennes de l’Europe qui nous apparaissent, et qui continuent d’alimenter l’imaginaire amoureux de notre siècle. L’une est abondante et légère, l’autre précieuse et grave. Chaque amant trouvera son compte chez l’un ou l’autre des deux héros, indifféremment. En effet, pour Tristan comme pour Roméo, si les motivations sont profondément différentes et la manifestation de l’amour radicalement opposées, le voyage s’achève au fond du tombeau.