La modernité, ou monde moderne, abrite en son sein deux grands mouvements : d’un côté, les adeptes des Lumières et, de l’autre, ceux qui émettent de franches réserves face à cet enthousiasme. Sous la catégorie « antimoderne » ou « réactionnaire », qui leur est assignée ou qu’ils s’assignent eux-mêmes, cohabitent pourtant diverses tendances, parfois mêmes antagonistes.
La distinction et l’opposition entre modernes et anciens constitue sans nul doute un topos de la philosophie moderne. L’opposition apparaît nettement au XVIIe siècle, sous un angle artistique, avec la querelle des Anciens et des Modernes savamment retracée par Marc Fumaroli. La Révolution française et ses remous achève de consacrer pleinement la fracture en transposant ladite querelle – avec à la clé une victoire des modernes – au niveau politique. L’époque moderne, dans une perspective philosophique ou anthropologique, remplace l’époque contemporaine des chronologies historiques. Charles Péguy a eu raison de préférer l’ossature solide de « moderne » à la légèreté de « contemporain ». C’est que « moderne est daté, enregistré, paraphé », écrit-il dans De la situation faite au parti intellectuel. « Moderne » donne à voir un monde et son épistémè – non pas une simple conjoncture politique limitée au territoire national. La modernité a un début et aura probablement une fin.
Repère historique commode, 1789 offre cependant une lecture trop schématique de l’implantation des idées modernes. Si la diffusion progressive de ces idées est globalement admise, l’importance accordée à un événement particulier peut varier d’une plume à l’autre. Le philosophe du droit Michel Villey a pu, par exemple, rattacher l’inflexion moderne des droits de l’homme (subjectivisme juridique) au volontarisme ockhamien et, plus tard, à la Réforme catholique – Vitoria en tête – sans faire du protestantisme l’unique levier ; alors que Max Weber, en choisissant comme événement pertinent l’essor du capitalisme, a renforcé le poids de l’éthique protestante. Leo Strauss a quant à lui mis l’accent sur la Renaissance, et particulièrement l’apport décisif de Machiavel dans le délitement de la conception classique du politique. Enfin – panorama non exhaustif –, Péguy situe aux environs de 1881 la naissance d’une modernité constituée par l’avilissement de la mystique en politique – la politique consiste à vivre de la République, la mystique à mourir pour elle. Il n’y avait pas pour Péguy de coupure entre la France d’Ancien Régime et la France de la Révolution ; il y avait, d’une part, « toute l’ancienne France ensemble, païenne (le Renaissance, les humanités, la culture, les lettres anciennes et modernes, grecques, latines, françaises), païenne et chrétienne, traditionnelle et révolutionnaire, monarchiste, royaliste et républicaine, – et d’autre part, et en face, et au contraire une certaine domination primaire, qui s’est établie vers 1881, qui n’est pas la République, qui se dit la République, qui parasite la République, qui est le plus dangereux ennemi de la République, qui est proprement la domination du parti intellectuel », explique-t-il dans Notre jeunesse. Ces écarts de datation s’expliquent par le choix de l’élément cardinal retenu pour apprécier la modernité – par exemple la fin de la mystique chez Péguy. Cet élément ou critère répond également au phénomène étudié : si les causes de la modernisation du droit recoupent celles de la modernisation du politique ou de l’économie, on ne saurait pourtant y retrouver exactement les mêmes logiques à l’œuvre dans les mêmes proportions.
Contestation des métarécits
Il faut cependant relever, au-delà des différentes perspectives, une réelle convergence des vues sur les fondations du monde moderne. Sans fournir une lecture approfondie de son soubassement conceptuel, la modernité se caractérise avant tout par la sortie du religieux en tant que mode de structuration – et non pas la fin des religions. Alors que le monde pré-moderne reposait sur la tradition (le passé), la transcendance (le sacré) et supposait une organisation sociale hiérarchisée de forme holistique ; le monde moderne s’enivre d’optimisme en exaltant le progrès d’une histoire dont il se sait pleinement acteur, croit en l’autonomie de sa volonté (nouvelle source de normativité) et place à la base de l’organisation sociale l’individu atomisé. Opposons encore la raison des anciens au rationalisme des Lumières : rationalisation de la métaphysique (criticisme kantien), de la politique et de l’anthropologie (théories du contrat social, utilitarisme) ou de l’économie (capitalisme bourgeois). Ajoutons que certains auteurs, comme Jean-François Lyotard ou Michel Maffesoli, se réfèrent à la notion de postmodernité pour, au fond, souligner la césure entre les philosophies du sujet, issues des Lumières, et certaines philosophies du soupçon, notamment celles patronnées par Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud et Martin Heidegger. Philosophies surtout relayées, en France, par Jacques Derrida, Michel Foucault et Jean-Paul Sartre. Pour le dire autrement, en paraphrasant Lyotard, la postmodernité, contrairement à la modernité, n’accorde plus aucun crédit aux métarécits. La fin de ces métarécits exprime la fin d’un savoir motivé ou soutenu par la volonté de remodeler – de transfigurer, de séculariser – l’ordre moral ancien selon un mode de structuration non religieux. Il s’agit également de redonner un sens à l’histoire par la dialectique hégélienne et marxiste. En résulte, par exemple, le triomphe du positivisme juridique et son refus de produire une théorie du droit entachée de considérations éthiques. Il y a un lien entre ce type de positivisme – à ne pas confondre avec le positivisme d’Auguste Comte encore soucieux de construire un ordre moral amélioré – et l’épistémologie foucaldienne, empruntée à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, qui s’évertue à démystifier la rationalité apparente des discours pour mieux mettre à jour les rapports de pouvoir occultes. Ce lien, c’est la condition postmoderne, la contestation des métarécits.
On peut dès lors distinguer les éléments de structuration du monde moderne (modernité) de l’attitude favorable à l’égard de la modernité (modernisme). Le modernisme, dans son acception baudelairienne, renvoie au mythe du progrès ; un progrès toujours négateur car insatiable, perpétuel. Le progrès moderniste est un progressisme qui, par le biais des sciences et du volontarisme politique, révèle sa présence, investit pleinement le temps présent, et se défait immédiatement dans cette même présence pour mieux se renouveler. Alors que le progrès antique était celui d’une perfection à retrouver dans l’imitation des grands hommes, le moderniste se prend lui-même pour modèle. Il ne s’agit pas simplement, pour le progressisme, de mondaniser l’eschaton – l’historicisme hégélien et marxiste ne relève pas du progressisme –, mais de le supprimer. Si le moderne baudelairien offre une place certaine à l’angoisse du présent sous l’effet du déracinement, il ne méconnaît nullement la représentation classique d’un idéal et d’une espérance ancrées dans le passé ou dans l’au-delà. Charles Baudelaire, en tant qu’antimoderne, incarne la modernité. Autrement dit, Baudelaire fait du moderne un antimoderne. En reprenant la définition baudelairienne de la modernité – la modernité, le moderne, est d’emblée antimoderne pour Baudelaire – Antoine Compagnon récuse le recours à la notion de postmodernité. En effet, la modernité française incorpore déjà la postmodernité puisqu’elle contient, du moins en puissance, ce refus de l’historicisme et du progrès propre à la condition postmoderne. Il ne peut y avoir de postmodernité que si l’on raccorde la modernité aux Lumières. Or, selon Compagnon, la modernité – la condition, la sensibilité moderne plutôt que le monde moderne – prend forme avec Baudelaire et Nietzsche.
Retenons davantage, car elle semble communément admise, la distinction entre moderne et antimoderne. Par ailleurs, nous conservons le lien, relativement étroit, posé entre la modernité et les Lumières. Le monde moderne, en sa modernité, renferme donc, à la fois, le moderne comme équivalent du moderniste, et l’antimoderne. L’antimoderne désigne alors le moderne en conflit avec la modernité. On doit déjà relever à ce stade la porosité des classifications, le chevauchement inéluctable du moderne et de l’antimoderne. Un auteur comme Friedrich Hayek illustre bien cette friction : s’agit-il d’un antimoderne, d’un moderne ou, peut-être, d’un hyper/postmoderne ? Probablement un peu des deux, ou des trois si l’on accepte de dissocier moderne de postmoderne.
Variations autour de l’antimodernité
Au sens large, l’antimodernité regroupe l’ensemble des objections formulées à l’encontre de la modernité. Au sens strict, elle doit se distinguer de la réaction mais aussi, dans une certaine mesure, du traditionalisme et du conservatisme. Le sens strict correspond peu ou prou au sens large agrémenté de multiples nuances. Commençons par désolidariser l’antimoderne du réactionnaire. Est réactionnaire, d’après le sens commun, tout mouvement d’hostilité à l’encontre des acquis sociaux et sociétaux dérivés, pour la plupart, de la seconde moitié du XXe siècle – les autres, plus anciens et donc plus ancrés, suscitent moins de réprobation. Dans le vocabulaire profane, réactionnaire signifie antimoderne au sens large. D’un point de vue plus théorique, contrairement à l’antimoderne, le réactionnaire s’oppose à la modernité sur un mode radical : il est anti-Lumières et contre-révolutionnaire. À l’inverse, l’antimoderne accepte, non sans quelques réserves, les fruits des Lumières. Le réactionnaire (français) montre son attachement « au prélibéralisme aristocratique, c’est-à-dire à la liberté et à la souveraineté des grands, avant leur asservissement sous la monarchie absolue vécue comme une tyrannie », souligne Antoine Compagnon dans Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes. Il manifeste la volonté de défaire les modifications apportées par la Révolution. La nature de cette contre-révolution soulève pourtant une difficulté. Stricto sensu, il s’agit d’une révolution contraire, une révolution pour restaurer les codes de l’Ancien Régime en son âge d’or. Lato sensu, la contre-révolution n’est pas, selon le mot de Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France, « une révolution contraire mais le contraire de la révolution ». Et Maistre d’ajouter, dans son Discours à Mme la marquise de Costa : « Longtemps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l’avons prise pour un événement. »
Un événement susceptible d’être un contre-événement (une révolution contraire). Or, la révolution dépasse le cadre de l’événement pour rejoindre celui de l’époque, et l’on ne peut changer une époque. Il faudrait alors substituer antirévolutionnaire à contre-révolutionnaire. L’antirévolutionnaire envisage la restauration du monde ancien par l’effet de la providence et non par une révolution qui, intrinsèquement, en tant que moyen et indépendamment de ses visées, doit être combattue. Au sens très large, les contre-révolutionnaires (tout comme les anti-Lumières) désignent les antimodernes. Nous retiendrons le sens large puisque le réactionnaire chimiquement pur – anti-Lumières et contre-révolutionnaire stricto sensu – n’existe pas. Les anti-Lumières, de Joseph de Maistre à Louis de Bonald, ne proposent pas une révolution contraire. Le réactionnaire est donc anti-Lumières et antirévolutionnaire. Paradoxalement, si Joseph de Maistre incarne la réaction, il ouvre également la voie au courant antimoderne, précisément en intégrant le caractère irréversible du changement d’époque que constitue la Révolution. Les antimodernes tempérerons leurs critiques à l’égard des Lumières en délaissant l’idée d’un retour providentiel à l’âge d’or de l’Ancien Régime. Il est par conséquent abusif de qualifier des auteurs comme Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut de réactionnaires. Une des expressions de la réaction contemporaine provient de l’islam radical. Cet islam dégénéré apparaît réactionnaire du point de vue occidental dans la mesure où son idéologie vise la destruction du monde moderne – en utilisant sa technologie –, mais révolutionnaire pour la culture arabo-musulmane : le rationalisme de l’État islamique n’a rien à voir avec un prétendu retour à la tradition.
Les traditionalistes souhaitent quant à eux conserver ou retrouver une tradition, c’est-à-dire préserver ou restaurer la transmission de certaines dispositions d’ordre culturel. Soit préserver la tradition monarchique anglaise (Edmund Burke) ou, en France, la monarchie absolutiste depuis Louis XIV face à l’entreprise révolutionnaire ; soit retrouver une tradition indo-européenne (René Guénon, Julius Evola). Si Guénon et Evola, à l’inverse de Burke proche du parti whig, se réfèrent à une tradition contraire aux Lumières, il ne sont pas pour autant des antirévolutionnaires. Guénon s’exilera en terre d’islam et Evola optera pour une posture apolitique. Mieux vaut ne pas détacher le traditionaliste de l’antimoderne pour en faire une expression de l’antimodernité.
Tout changer pour que rien ne change
Même raisonnement au sujet du conservateur confondu avec le traditionaliste et, plus largement, avec l’antimoderne. Le conservateur, au sens strict, entend conserver le modèle en vigueur. Il n’apparaît donc pas, dans cette perspective, contraire au moderne : Emmanuel Macron pourrait tout à fait entrer dans une telle catégorie. Conserver n’équivaut pas à refuser le changement mais davantage, comme l’a bien vu le jeune aristocrate Tancredi dans Le Guépard, à tout changer pour que rien ne change. De même, plus profondément, le traditionalisme burkéen, par son attachement aux préjugés et à la Common law, incline au conservatisme : le changement est organique et non le résultat d’une volonté autonome, d’une construction rationaliste. Une attitude d’hostilité ou, du moins, de réserve à l’égard du progrès technique et sociétal (libéralisation des mœurs), voilà ce qui définit au mieux l’esprit conservateur. Un esprit anti-utilitariste constitué par la valorisation du rituel. Ainsi, explique Michaël Oakeshott dans Du conservatisme, « toutes les activités où ce qui est recherché est le plaisir naissant non du succès de l’entreprise, mais de la familiarité de l’engagement, signalent une disposition au conservatisme ». Le conservateur, lorsqu’il désire limiter le changement en renforçant sa charge organique ou cultive un état d’esprit méfiant à l’égard du progrès et de l’utilité en général, se rattache à l’antimoderne. Les six canons du conservatisme rédigés par Russel Kirk, traduit en français par Jean-Philippe Vincent dans Qu’est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d’une idée politique, confirme la convergence de ce courant avec la sensibilité antimoderne.
Si la sériation a le mérite d’affiner le discernement, à trop vouloir ordonner, l’inverse se produit et la confusion l’emporte. La plupart des auteurs seront donc qualifiés d’antimodernes afin de ramasser au mieux la bigarrure des portraits. L’étude de Maistre par Antoine Compagnon souligne parfaitement ce point : « On a donc vu en Maistre, successivement et alternativement, un traditionaliste ou un “prémoderne” par sa nostalgie de l’Ancien Régime et du droit divin, et un futuriste ou un “ultramoderne” pour son apologie de la terreur d’État et son anticipation de la société totalitaire. Les deux qualifications sont insatisfaisantes, et “antimoderne” convient mieux, dans l’ambivalence de l’épithète. »