La figure de Søren Kierkegaard est assurément paradoxale : le philosophe danois dit s’opposer à la chrétienté au nom du christianisme. Existerait-il un « christianisme anti-chrétien » ? Si la pensée de Kierkegaard semble être une énigme, la clef pour résoudre celle-ci doit être située dans la perception particulière de la foi que propose le philosophe — et dans son approche existentielle du christianisme.
La philosophie et la théologie de Søren Kierkegaard sont résolument antisystématiques. Contre les grands systèmes de pensée, dont l’éminent représentant, en ce début de XIXe siècle, est Georg Wilhelm Friedrich Hegel, et contre la prétention à découvrir une architecture théorique qui expliquerait le mouvement du monde et transcenderait les simples individus, Kierkegaard met au premier plan l’Individu, ou plutôt le Singulier, l’Unique (den Enkelte), c’est-à-dire la personne concrète se plaçant dans un rapport personnel et intime avec l’absolu, consciente d’elle-même, de ses angoisses et de ses souffrances. Contre la conception d’une vérité générale, abstraite et universelle à laquelle tous les hommes peuvent aboutir par l’usage de la raison, le penseur existentialiste affirme que la vérité est une acquisition subjective, une réalité vécue. Elle est une vérité pour soi, une vérité ici et maintenant.
C’est pourquoi, pour Kierkegaard, la vérité chrétienne n’est pas un savoir théorique sur le Christ, que celui-ci soit historique, philosophique ou théologique, mais le fait de connaître celui-ci comme une personne, c’est-à-dire de croire en lui ; « car de lui, nous dit l’auteur danois, on ne peut rien savoir, il peut seulement être cru. » Connaître n’est pas savoir, mais croire. Et croire en Jésus revient à être dans une situation de contemporanéité avec lui : « Car par rapport à l’absolu, il n’y a qu’un seul temps : le présent ; celui qui n’est pas contemporain de l’absolu, pour lui l’absolu n’est rien du tout. Et puisque Christ est l’absolu, on voit facilement qu’il n’y a par rapport à lui qu’une seule situation : la contemporanéité. » Cette contemporanéité est la foi elle-même. Kierkegaard affirme ainsi : « Aussi longtemps au contraire qu’il y aura un croyant, il faudra bien également, pour qu’il le soit devenu, qu’il ait été et qu’il soit, comme croyant, contemporain de [l]a présence [de Jésus], exactement comme [s’il était l’un de] ses contemporains ; cette contemporanéité est la condition de la foi, et plus précisément déterminée, c’est la foi. »
Le paradoxe de la foi : le singulier supérieur au général
La foi chrétienne peut donc se définir comme la situation de contemporanéité du croyant avec Jésus. Mais elle peut également être exprimée d’une autre manière : la foi est la contestation de l’extériorité au nom de l’intériorité, le refus de la réalité au nom de l’absurde. Dans Crainte et tremblement, Kierkegaard donne l’exemple du chevalier qui s’éprend d’une princesse qu’il lui est impossible d’épouser. Il distingue entre deux types de chevaliers. Le premier, le chevalier de la résignation infinie, admettant qu’il n’y a aucun espoir, se réconcilie avec l’existence dans la douleur. La conscience d’un amour éternel pour l’objet aimé, non réalisable ici-bas, permet d’atteindre la paix de son âme dans le désespoir : « dans la résignation infinie se trouvent et la paix et le repos ». Le chevalier de la résignation accomplit ainsi « le mouvement douloureux qui [le] réconcilie avec l’existence ». L’autre type de chevalier, le chevalier de la foi, procède exactement comme le chevalier de la résignation. Il abandonne également tout espoir et se réconcilie avec l’existence par la douleur. Toutefois, il accomplit un mouvement supplémentaire, « plus étonnant que tous les autres », puisqu’il affirme : « Je crois néanmoins que je l’aurai en vertu de l’absurde, en vertu du principe qu’à Dieu tout est possible ». Le chevalier de la foi suspend donc sa raison au profit de l’absurde et nie la réalité au nom de cet absurde. Il oppose ce qui devrait être à ce qui est et conteste l’extériorité de la réalité au nom de l’intériorité de son sentiment. Et telle est la foi pour Kierkegaard : « La foi est […] ce paradoxe pour lequel l’intériorité est plus haute que l’extériorité ». C’est paradoxalement lorsqu’il n’y a plus aucun espoir que le croyant peut saisir l’espérance, et c’est lorsque tous les moyens humains sont épuisés que le miracle est possible. Et l’espérance, la croyance au miracle contre toutes les évidences, est précisément la foi.
Mais, lorsque la foi est définie comme la contestation de l’extériorité au nom de l’intériorité, cela veut dire que le singulier, l’individu, s’affirme lui-même comme supérieur au général que représente la réalité. Kierkegaard parle de « suspension téléologique de l’éthique » pour montrer que « l’individu, […] après avoir été dans le général, s’isole désormais lui-même au-dessus du général ». L’éthique se définit, pour notre penseur existentialiste, comme l’exigence qui « s’applique à chacun, chose qui se peut exprimer d’une autre manière en disant qu’elle vaut à tout instant ». L’éthique est la loi morale universelle, générale et abstraite à laquelle tous doivent se soumettre pour que la société subsiste : elle est un but en soi, sans autre fondement qu’elle-même. Or, la foi est ce paradoxe suivant lequel l’inférieur — le singulier — conteste le supérieur, le général — l’éthique —, au nom de l’absolu : « c’est l’individu qui, après avoir été subordonné en tant qu’individu au général, devient, à travers le général, l’individu dont l’individualité est supérieure au général, parce que l’individu, en tant qu’individu, est en rapport absolu avec l’absolu ». La foi produit ainsi une suspension théologique de l’éthique, laquelle, pourtant, ne saurait être suspendue sans être détruite. Rien n’est donc plus subversif que la foi : l’irruption de l’absolu dans un individu singulier est une remise en cause de toute morale, fût-elle chrétienne, et de toute société, fût-elle la chrétienté. Kierkegaard donne ici l’exemple d’Abraham sacrifiant Isaac. D’un point de vue éthique, le patriarche doit être considéré comme le pire des criminels, puisqu’il se fait le meurtrier de son fils : il agit contre la moralité la plus commune selon laquelle un père doit aimer son fils. Pourtant, Abraham, le « père de la foi », est mu par l’absolu qu’est la parole de Dieu, et par l’idée que, malgré tout, en dépit de l’évidence-même, sa descendance sera assurée en Isaac, conformément à la promesse divine. Ce qui permet à Kierkegaard de conclure : « Abraham crut et ne douta point ; il crut l’absurde. » Et, contre toute attente, l’absurde se réalise : Isaac est épargné.
Puisque la foi est la mise en question du général par l’irruption de l’absolu dans le singulier, cela implique que le singulier, l’individu, est seul face au général. Le croyant est dès lors isolé du reste du monde. Kierkegaard insiste beaucoup sur la solitude du chrétien. L’absolu étant par nature incommunicable (autrement il ne serait pas l’absolu et le langage aurait pris sa place), l’individu appelé par l’absolu se voit contraint de se singulariser, voire d’entrer malgré lui dans l’isolement. Si, comme l’affirme Jésus, « mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36) mais qu’il est bien dans ce monde lorsque l’absolu se manifeste, alors le croyant est « hors le monde », totalement isolé des siens, incompris d’eux et critiqué par eux. Mais, puisque le chrétien, sacrifiant l’extériorité au nom de l’intériorité éternelle, est attaché à l’« idéalité », c’est-à-dire au fait de « vouloir exprimer la perfection », de manière absolue, « l’opposition du monde, tous ces milliers et ces milliers d’insensés, le mépris du monde deviennent alors proprement insignifiants en comparaison de cela ». Le croyant est alors prêt à aller, seul contre tous, jusqu’au martyre pour témoigner de la vérité, de l’absolu. Cette solitude est le propre de la souffrance chrétienne : « Ceci est l’épreuve : devenir et persister à être chrétien, une souffrance, mais à laquelle aucune autre souffrance humaine ne peut se comparer en matière de douleur et de tourment. » Il s’agit en effet, pour le chrétien, d’affronter la haine de tous les hommes, voire même son propre doute sur lui-même et le silence de Dieu, pour témoigner de l’amour de Dieu et de la vérité vécue. Comme Jésus, le croyant, séparé du monde par l’irruption de l’éternité dans sa vie, se dresse, seul, contre le « monde de la non-vérité » qui le condamne.
Le chrétien contre l’Église ? Le christianisme comme anti-chrétienté
Car le monde ne peut que condamner tout singulier prétendant agir au nom de l’absolu. Celui qui remet en cause l’éthique, le général, c’est-à-dire celui qui détruit ce sur quoi toute société est fondée, ne peut qu’attirer sur lui la réaction de « l’ordre établi ». Se produit alors le scandale : comment un individu peut-il s’affirmer comme au-dessus du général ? L’ordre établi ne peut y voir qu’amour propre surdimensionné, folie ou blasphème : « L’ordre établi oppose absolument à juste titre cette question : pour qui se prend ce singulier ? Peut-être se croit-il Dieu ou croit-il qu’il a une relation immédiate avec Dieu, ou même qu’il est plus qu’un homme ? Voilà le scandale. » La société a en effet tendance à se sacraliser elle-même et à s’accaparer le monopole sur l’absolu, sans voir que « cette divinisation de l’ordre établi est précisément la permanente rébellion, l’insurrection continuelle contre Dieu ». En se divinisant, l’ordre établi prend la place de Dieu : il blasphème. Et, par un retournement dialectique surprenant, il ne verra dans la contestation du général au nom de l’absolu qu’un blasphème contre lui-même, contre son caractère sacré. Par conséquent, comme le dit Kierkegaard, « Chaque fois qu’un témoin de la vérité fera de la vérité l’intériorité (et telle est, en son essence, la tâche du témoin de la vérité), chaque fois qu’un génie rendra primitivement intime le vrai ; alors l’ordre établi se scandalisera de lui. »
Qu’en est-il lorsque la société entière se dit chrétienne, que le chrétien vit dans la « chrétienté », que le christianisme semble avoir triomphé ? Pour Kierkegaard, la situation de « l’église triomphante » dans laquelle se trouve la chrétienté est une simple illusion. En faisant du christianisme une simple culture partagée par tous, la chrétienté a aboli l’exigence d’une relation intime et directe entre chaque singulier et l’absolu, d’un christianisme vécu. En faisant du Christ un simple objet de dogme, de savoir théologique et, in fine, de spéculation abstraite, elle a nié son caractère de personne devant être reçue par le croyant ici et maintenant. En insistant sur la croyance en des vérités objectives, elle a rejeté la foi entendue comme imitation de l’Homme-Dieu. En érigeant des systèmes théologiques, elle a rendu vaine toute existence chrétienne. Kierkegaard ne cesse de le répéter : « la chrétienté a aboli le christianisme ». Bien plus, elle est devenue l’exact inverse du christianisme : « le christianisme est exactement à la lettre détrôné dans la chrétienté ». Et de conclure : « Aussi longtemps qu’on n’y prête pas attention, le mot de “chrétienté” est la plus dangereuse de toutes les illusions. »
Kierkegaard montre tout le désarroi du chrétien qui vit dans la « chrétienté » : « Mais certes, je me sentirais étranger dans une chrétienté de purs chrétiens, plus étranger que parmi des païens. Car un homme ne peut pas se sentir aussi étranger quand ceux qui ont une autre foi, un autre Dieu, sont indifférents à la sienne, qu’il ne l’est quand ceux qui prétendent partager sa foi y sont indifférents. » Le constat de Kierkegaard est amer : la chrétienté a oublié le christianisme, elle lui est devenue indifférente. Dès lors, la seule possibilité pour le chrétien de réveiller la chrétienté est de lutter contre elle. Pour Kierkegaard, le chrétien, même dans la chrétienté, est forcément militant : « Aussi, dans la chrétienté, le christianisme est-il encore toujours militant. […] Il y a peut-être dans la chrétienté un certain nombre de vrais chrétiens, mais chacun d’eux est militant. » Et être militant, dans la chrétienté, signifie attaquer cette même « chrétienté ». Si la chrétienté a consisté à « trahir le christianisme en le défendant » par des arguments dogmatiques, théologiques et philosophiques, le christianisme, lui, est le contraire de toute tentative apologétique, puisqu’il ne défend pas mais attaque : « Le christianisme n’a besoin d’aucune défense ; il n’est servi par aucune défense ; il attaque ; le défendre, c’est de toutes les altérations la plus injustifiable, la plus erronée et la plus dangereuse : c’est le trahir avec une inconsciente perfidie. Le christianisme est militant et il va de soi que, dans la chrétienté, il attaque par derrière. » Le programme de Kierkegaard est on ne peut mieux résumé : attaquer la « chrétienté » au nom du christianisme.
L’Église militante de Kierkegaard
Mais si, dans la chrétienté comme dans toute autre société, le chrétien singulier doit s’opposer au général, est-ce à dire que Kierkegaard n’accorde du crédit qu’au seul individu et enterre définitivement l’idée de communauté, d’Église ? Ce n’est pas le cas : on trouve bien chez l’auteur danois une ecclésiologie, une théorie de l’Église. Si Kierkegaard s’oppose à l’Église luthérienne de son époque, l’incarnation par excellence de la « chrétienté » qu’il dénonce, c’est pour mieux affirmer, par contraste, son propre modèle alternatif d’Église. Il oppose à l’« église triomphante » de son temps une « église qui lutte », seule Église authentique. L’« église triomphante » est « une église qui suppose que le temps de la lutte est passé, que l’église, bien qu’elle soit pourtant encore en ce monde, n’a plus rien au sujet duquel ou pour lequel lutter. Mais alors l’église et le monde sont bel et bien devenus synonymes ». La « chrétienté », ou l’« église triomphante », est ainsi, non la christianisation du monde, mais la mondanisation de l’Église : « Mais malheur, malheur à l’église chrétienne lorsqu’elle veut avoir vaincu dans le monde ; car alors ce n’est pas elle qui a vaincu, mais c’est le monde qui a vaincu. Alors l’hétérogénéité entre le christianisme et le monde a disparu, le monde a gagné, le christianisme perdu. »
Au contraire, l’Église véritable, si elle veut rester chrétienne, ne doit accepter aucun compromis avec le monde. Puisque le royaume du Christ n’est pas de ce monde, elle ne saurait exister que dans la lutte contre celui-ci : « l’église chrétienne ici-bas, dans ce monde, sera toujours une église en lutte ». Tant que le royaume de Dieu sur terre n’est pas advenu, l’Église chrétienne, minoritaire, se constitue forcément dans l’opposition au monde, fût-il appelé « chrétienté ». Pour Kierkegaard, l’Église est nécessairement une ecclesia militans, une Église qui lutte pour œuvrer au Royaume dans un monde qui lui est par nature hostile. Si le chrétien singulier est nécessairement militant, l’Église, l’agrégation de tous les chrétiens singuliers, doit être une Église militante, une Église qui s’institue en luttant. L’Église est ainsi la contradiction salutaire dans un monde qui tend à l’uniformisation des esprits, la force de réveil dans une chrétienté assoupie, le témoin subversif d’un absolu qui remet en cause l’ordre établi — fût-il « chrétien ».
La pensée de Kierkegaard permet de sortir du débat qui anime la chrétienté depuis la fin du XVIIIe siècle, à savoir l’opposition entre l’orthodoxie théologique et le libéralisme théologique. Alors que la première privilégie la définition d’un dogme et de croyances relatives au Dieu-homme, le second privilégie la morale de l’homme Jésus. Kierkegaard résume lui-même très bien la situation : « On a, en enseignant, fait de l’homme-Dieu cette unité spéculative de Dieu et de l’homme sub specie aeterni, ou un apparaître dans le milieu, qui n’a de lieu nulle part, de l’être pur [(orthodoxie)] […]. Ou alors on a purement et simplement fait disparaître Christ, on l’a rejeté et gardé sa doctrine, ou finalement presque envisagé comme on envisage un anonyme : la doctrine, c’est l’essentiel, c’est tout [(libéralisme)]. » Mais, en réalité, l’orthodoxie et le libéralisme théologiques partagent un point commun : ils font de Jésus-Christ un objet de savoir, que celui-ci soit un savoir dogmatique (orthodoxie), ou un savoir philosophique et éthique (libéralisme). Or, le christianisme, nous dit Kierkegaard, n’est pas un savoir mais une existence. En rappelant, contre le libéralisme, que la foi dépasse et conteste l’éthique, et en maintenant, contre l’orthodoxie, que Jésus-Christ n’est pas une somme d’énoncés dogmatiques généraux et abstraits mais une personne devant être acceptée ici et maintenant, le philosophe danois ouvre une nouvelle perspective : il ne s’agit pas seulement de croire (orthodoxie) ni d’agir (libéralisme) en chrétien, mais de vivre en chrétien. C’est là le principe de l’existentialisme chrétien. Et l’horizon de tout chrétien sincère.