L’apparition du protestantisme en Europe est souvent considérée comme la cause de l’émergence de la modernité (politique, économique, sociale, culturelle). Pourtant, une telle vision caricaturale et anachronique fait fi de la réalité historique. En particulier, elle conduit à sous-estimer les évolutions internes au monde protestant : à un protestantisme ancien, prémoderne et encore marqué par les catégories de pensée médiévales (XVIe-XVIIe siècles), s’oppose un néo-protestantisme moderne, qui se développe à la fin du XVIIe siècle et triomphe au XVIIIe siècle.
S’attaquant à ses ennemis protestants durant les années 1680, l’évêque Jacques-Bénigne Bossuet déclare : « Le propre de l’hérétique, c’est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de s’attacher à ses propres pensées ; et le propre du catholique, c’est-à-dire de l’universel, est de préférer à ses sentiments le sentiment commun de l’Église [1]. » L’accusation est claire : la religion réformée privilégie l’opinion particulière par rapport au respect des vérités établies par l’Église. L’idée selon laquelle le protestantisme favoriserait l’interprétation individuelle, à l’opposé d’un catholicisme subordonnant la conscience individuelle aux dogmes ecclésiaux est assez répandue. L’« individualisme » protestant a été attaqué par tous les grands auteurs réactionnaires, témoin Joseph de Maistre, qui accuse la religion réformée de privilégier, par le libre examen, la « raison individuelle contre la raison générale ». Il est également intéressant de voir que, à l’autre bout du spectre politique, les auteurs progressistes partagent ce même point de vue : Jean Jaurès ne faisait-il pas de la naissance du protestantisme l’origine de la liberté de conscience ? La démonstration semble irréfutable : la sola scriptura (« l’Écriture seule ») protestante amène de fait ses fidèles à faire primer leur interprétation personnelle de la Bible sur le dogme de l’Église. Martin Luther et Jean Calvin devraient être ainsi considérés comme les précurseurs de la liberté de conscience, voire même du relativisme contemporain, et le protestantisme lui-même serait la force idéologique sans laquelle la modernité n’eût pu triompher.
Le protestantisme aurait d’autre part contribué à la formation de l’« esprit du capitalisme » dont parle Max Weber [2]. Même si le sociologue allemand refuse la thèse caricaturale selon laquelle la Réforme aurait produit le capitalisme, il n’en montre pas moins les « affinités électives » qui existeraient entre l’éthique protestante et cet esprit capitaliste. D’après lui, le dogme calviniste de la prédestination, qui postule que l’homme est élu ou damné selon le décret éternel et irréfragable de Dieu, aurait poussé les bourgeois protestants à voir dans les succès financiers ou commerciaux une confirmation de leur salut. Comme le patriarche biblique Abraham, les calvinistes élus de Dieu sont bénis matériellement autant que spirituellement, à condition qu’ils évitent la tentation du luxe et réinvestissent l’argent gagné dans des activités productives. Une telle conception ascétique voit dans le travail le meilleur moyen de glorifier Dieu sur terre, ce qui orienterait l’éthique économique du protestantisme vers une organisation rationalisée de la production. Weber a évidemment en tête le succès économique des pays protestants (Angleterre, États-Unis, Allemagne) au XIXe siècle. Le protestantisme, notamment le calvinisme, aurait ainsi été le ferment de la pensée moderne et le soutien le plus sûr du capitalisme triomphant.
La modernité du protestantisme en question
Néanmoins, il convient de montrer les limites d’une telle analyse. D’une part, en se focalisant sur le protestantisme, les auteurs cités minimisent les racines catholiques de la modernité. La rationalisation utilitaire, que Weber associe au calvinisme, aurait en réalité connu une première expansion dans l’Italie de la Renaissance, pétrie de valeurs thomistes. Le rôle de la très catholique Espagne est également déterminant : n’est-ce pas l’école jésuite de Salamanque qui formule pour la première fois les principes de l’économie moderne ?
D’autre part, les auteurs cités tendent à faire du protestantisme un tout cohérent, unifié et constant. La construction d’un « idéal-type » protestant implique de négliger la fragmentation de cette confession en une multitude de courants divergents voire opposés. De plus, pour prendre l’exemple du seul calvinisme, cette démarche essentialiste conduit à sous-estimer les évolutions internes au mouvement : le protestantisme calviniste du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle n’a que peu à voir avec le calvinisme du XVIe siècle et a déjà subi des changements internes, tant au niveau de son organisation qu’au niveau de ses principes et de ses dogmes.
Il est à ce titre éclairant de voir que les exemples historiques donnés par Max Weber sont presque exclusivement tirés de l’Angleterre de la seconde moitié du XVIIe siècle, qui est, sinon une exception, au moins un cas particulier. En effet, le calvinisme y est minoritaire face à l’anglicanisme d’État. Dans des pays officiellement réformés tels que l’Écosse ou certains cantons suisses, l’économie capitaliste est loin d’être aussi développée qu’en Angleterre, et les Églises nationales sont bien moins enclines à accepter les « idées modernes » (liberté de conscience, interprétation individuelle, etc.). Bien plus, dans le cas suisse, la bourgeoisie capitaliste n’est pas autochtone mais provient majoritairement de l’Italie catholique.
Quant aux Provinces-Unies hollandaises, le pays dont l’économie est sans conteste la plus développée au XVIIe siècle, la religion réformée y est certes la confession officielle, mais elle est loin d’être unifiée (à la différence, par exemple, de l’Écosse) et est secouée de nombreux débats internes. En particulier, une branche très particulière du calvinisme, que l’on nomme l’arminianisme, tend à prendre l’ascendant au cours du XVIIe siècle. Théologiquement, ce courant se définit par une réhabilitation du libre arbitre contre le dogme calviniste orthodoxe de la prédestination. Il est perçu comme une hérésie par les « vieux calvinistes » traditionnels. De plus, les riches marchands hollandais, majoritairement représentatifs du courant arminien, ne sont que très rarement des ascètes : les dépenses luxurieuses ne leur sont en rien étrangères. La relation que postule Weber entre, d’une part, la croyance dans la prédestination et la conception ascétique du travail et, d’autre part, le triomphe de l’« esprit du capitalisme » est donc au mieux partiellement erronée.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, il convient de formuler une analyse qui ne se satisfasse pas de vagues « idéaux-types » mais tente d’appréhender le protestantisme — et plus particulièrement le calvinisme — selon une approche empirique susceptible de redonner à son objet d’étude toute son historicité.
Ernst Troeltsch : un protestantisme antimoderne ?
C’est une telle approche que propose Ernst Troeltsch. Théologien et historien proche de Max Weber, avec lequel il partage l’essentiel de son analyse, Troeltsch n’en propose pas moins un travail qui permet de nuancer et de préciser les thèses wébériennes. Dans Protestantisme et modernité, il montre que « toute analyse purement historienne et notre problématique en particulier impliqueront que l’on distingue entre l’ancien protestantisme et sa forme moderne [3] ». Il convient donc de décrire ces deux formes de protestantisme pour comprendre les relations qui peuvent exister entre le protestantisme et la modernité.
Pour Troeltsch, l’ancien protestantisme, encore marqué par les croyances et les idéaux du Moyen Âge, diffère en tout du néo-protestantisme, qui se diffuse, lui, à la fin du XVIIe siècle. Le protestantisme des réformateurs (Luther, Calvin, Bucer, Zwingli, etc.) n’accorde en effet qu’une place minime à la libre interprétation ou à la liberté de conscience. Que l’on se rappelle la condamnation, par Calvin, de l’hérétique Michel Servet, qui refusait d’admettre la divinité du Christ ! Que l’on se souvienne également des attaques du réformateur contre Sébastien Castellion, qui défendait une certaine tolérance religieuse ! Loin de prôner la tolérance et la liberté de conscience, le protestantisme ancien, qui prédomine aux XVIe-XVIIe siècles, consacre la supériorité des vérités ecclésiales sur l’interprétation personnelle de la Bible. En réalité, la confession protestante, à ses débuts, adhère, comme sa rivale romaine, à la conception médiévale de la sacralité de l’Église et de l’exclusivité de la vérité. Les réformateurs ne reconnaissent aucune légitimité au pluralisme religieux mais cherchent à réformer la chrétienté entière et à fonder une Église unique alternative. Bien loin de contester l’hégémonie de l’Église, ils désirent en fortifier les fondements. C’est ainsi qu’ils partagent avec leurs ennemis catholiques l’idée d’après laquelle l’État est le simple serviteur de l’Église universelle, et non un organe politique autonome permettant à différentes confessions de cohabiter. C’est ainsi, également, que le dogme du sacerdoce universel (selon lequel tous les croyants sont prêtres) vise à forger le peuple chrétien que l’Église catholique n’est pas parvenue à discipliner. Rien n’est donc plus « antimoderne » que le premier protestantisme.
La confession protestante qui va le plus loin dans cette logique est incontestablement le calvinisme. Dans les pays réformés, l’autorité ecclésiale tente d’accroître son contrôle sur l’ensemble des sphères sociales et culturelles. C’est ainsi que la prostitution, les jeux de hasard, l’ivrognerie ou la danse, qui étaient tolérés dans la chrétienté médiévale, sont strictement interdits. Cette christianisation de la sphère privée et ce contrôle accru de l’Église sur la société montre à quel point le calvinisme « ancien » se montre l’ennemi de tout individualisme ou de tout relativisme dogmatique et moral. Une telle vision du monde, par ailleurs, semble difficilement conciliable avec la promotion de la liberté d’entreprendre et de l’esprit du capitalisme. La conception calviniste de l’Église est celle, non d’individus libres et autonomes, mais d’une armée de saints, d’un peuple organique uni par une même foi, à l’image de son prédécesseur le peuple d’Israël. L’Église réformée, au XVIe siècle, est donc bien une Église médiévale, holiste et prémoderne, qui se considère comme seule détentrice de la vérité et n’accepte aucune contradiction.
Ainsi, pour Troeltsch, « il est évident que le protestantisme ne représente pas immédiatement la gestation du monde moderne. Il apparaît au contraire, et malgré toutes ses grandes idées neuves, comme le renouvellement et la consolidation de l’idéal de la culture contraignante de l’Église, comme étant de part en part une réaction de la pensée médiévale qui absorbe aussitôt les acquis que vient de conquérir une culture profane et libre. » Comment donc expliquer les caractéristiques — promotion de la liberté de conscience, encouragement à l’interprétation personnelle de la Bible, attirance vers le progrès économique et culturel — que nous associons spontanément au protestantisme ?
D’après Troeltsch, « seul le grand combat pour l’émancipation, mené vers la fin du XVIIe siècle et au terme du XVIIIe siècle, a pu mettre réellement fin au Moyen Âge ». Le protestantisme « moderne » que nous connaissons, qui associe liberté de conscience, pluralisme religieux et remise en cause de l’institution ecclésiastique, émerge à cette époque. C’est au cours des XVIIe-XVIIIe siècles que ce que Troeltsch appelle le « néo-protestantisme » — et que nous pourrions qualifier de protestantisme libéral — prend peu à peu le pas sur le « protestantisme ancien ». C’est alors que le pluralisme religieux est justifié, ainsi que l’illustre l’exemple de John Milton. Par conséquent, les lieux communs relatifs au protestantisme méritent d’être révisés. Le protestantisme n’est pas, comme on le dit souvent, à l’origine de la modernité. Il n’est pas non plus le simple substrat idéologique de celle-ci. Le protestantisme s’est en fait adapté à la modernité plutôt qu’il ne l’a soutenue. L’avènement de la modernité a même rencontré, dans le monde réformé, les résistances les plus acharnées. Si les Provinces-Unies et l’Angleterre multiconfessionnelles n’ont aucun mal à adopter les idées nouvelles, des pays dans lesquels l’Église réformée est toute-puissante, comme l’Écosse ou la Suisse, opposent une résistance farouche à l’avènement d’un état d’esprit moderne. Il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que celui-ci prenne le pas sur l’idéal prémoderne de l’Église une. Le lien entre protestantisme et modernité n’est donc pas aussi évident qu’on le prétend. Dans la plupart des cas, la confession réformée s’est fortement opposée aux idées nouvelles avant de les adopter. En un mot, la modernité n’est pas protestante, c’est bien plutôt le protestantisme qui s’est modernisé.
Les origines humanistes de la modernité
Une question demeure cependant. Si le protestantisme ne s’est rallié que tardivement aux idées modernes, qui les a formulées en premier ? Il suffit pour répondre à cette question, nous dit l’historien Hugh Trevor-Roper dans De la Réforme aux Lumières [4], de se demander quels auteurs les esprits les plus « progressistes » du XVIIIe siècle considéraient comme leurs prédécesseurs immédiats. Dans la plupart des cas, les philosophes des Lumières rejettent le « fanatisme » des réformateurs autant que l’« inquisition » de la Contre-Réforme. Ils situent bien plutôt leurs modèles intellectuels durant la période de la Renaissance. C’est ainsi que Voltaire ne manque aucune occasion de critiquer Calvin mais qu’il vante au contraire l’esprit éclairé de l’époque d’Érasme de Rotterdam et de Nicolas Machiavel. L’origine de la modernité, s’il faut absolument la donner, doit donc être située à la fin du Moyen Âge et identifiée à la scolastique tardive et à l’humanisme de la Renaissance. Érasme ne refusait-il pas de défendre explicitement la nature divine du Christ ? C’est bien l’humanisme érasmien, et non le protestantisme, qui promeut la discussion scientifique des textes bibliques contre une lecture trop « naïve » des Écritures. C’est également l’humanisme qui privilégie le message du Christ, la philosophia Christi, sur l’établissement de dogmes, annonçant ainsi la théologie libérale. C’est aussi l’humanisme qui privilégie une réforme « douce » et « éclairée » de l’Église contre la réforme protestante, qu’il juge trop extrême. Ce sont, enfin, les disciples protestants comme catholiques d’Érasme qui tentent de réconcilier la chrétienté divisée en mettant de côté les dogmes les plus compromettants. Tout cela fait des auteurs humanistes de la Renaissance, les « centristes » du XVIe siècle, les précurseurs par excellence de la pensée moderne.
De plus, la bourgeoisie catholique des cités commerciales italiennes (Florence, Gênes, Venise) adopte généralement la philosophie érasmienne à la fin du Moyen Âge. Trevor-Roper montre que la Contre-Réforme italienne est à l’origine à la fois d’une répression religieuse contre la théologie d’Érasme et d’une étatisation croissante de la péninsule, qui assèche le commerce marchand au profit de la cour et des fonctionnaires. Ces deux éléments, religieux et économique, conduisent la bourgeoisie érasmienne, d’après l’historien britannique, à migrer vers le Nord, notamment aux Provinces-Unies. Le mouvement calviniste, malgré toutes ses prétentions à encadrer l’ensemble de la société, y est beaucoup moins puissant et structuré que l’Église catholique ne l’est au Sud, laissant la possibilité aux bourgeois érasmiens de s’implanter tout en n’adoptant les dogmes calvinistes que superficiellement. Trevor-Roper démontre avec brio que les arminiens hollandais (dont le meilleur représentant est le philosophe Hugo Grotius), critiqués comme hérétiques par les calvinistes orthodoxes, peuvent en réalité être considérés comme les héritiers d’Érasme. Il prouve aussi, non moins excellemment, que les phases de guerre ont tendance à crisper les camps catholique et protestant, alors que les périodes de paix favorisent l’expression des divergences religieuses. C’est ainsi que, durant la guerre de Trente Ans (1618-1648), le courant érasmien est encore souterrain au sein du monde réformé. Mais lors de la période de longue paix religieuse que connaît l’Europe à la fin du XVIIe siècle et durant le XVIIIe siècle, il gagne de nombreux sympathisants et peut enfin prendre le dessus sur les « vieux calvinistes ». C’est là l’émergence du protestantisme libéral. Et l’avènement de la modernité, qui doit autant, sinon plus, au catholicisme de la fin du Moyen Âge qu’au protestantisme lui-même.
Il semble donc nécessaire, au vu de cette analyse, de nuancer voire de réfuter toutes les apologies et les critiques du protestantisme qui ne manquent pas de s’exprimer en cette période d’anniversaire de la Réforme. Non, le protestantisme n’est pas le soubassement idéologique de la modernité. Il est encore moins la cause de la modernité. Maistre et Jaurès, les catholiques et les protestants contemporains, la droite et la gauche doivent être renvoyés dos à dos : contre les tentatives de récupération, fréquentes lors de toute célébration, il convient d’affirmer la vérité historique, celle, beaucoup plus nuancée, de rapports ambigus, tantôt antagonistes, tantôt convergents, entre le protestantisme et la modernité.
Notes :
[1] Jacques-Bénigne Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, préface, cité in Franck Lessay, « Éthique protestante et éthos démocratique », Cités, t. 4, 2002, n° 12, p. 63-80 (citation p. 63).
[2] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. E. de Dampierre, Paris, Plon, 1964.
[3] Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, trad. M.B. de Launay, Paris, Gallimard, 1991.
[4] Hugh R. Trevor-Roper, De la Réforme aux Lumières, trad. L. Ratier, Paris, Gallimard, 1972.