L’on insiste souvent, à la suite de Max Weber, sur les racines protestantes de l’esprit du capitalisme et sur le rôle particulier du calvinisme dans la naissance de l’économie moderne. Il ne faudrait cependant pas mettre l’accent sur l’économique au point d’oublier le politique. En réalité, le protestantisme, en particulier dans son versant puritain, a surtout contribué à façonner une autre composante de la modernité : le militantisme politique et l’esprit révolutionnaire.
Le puritanisme a aujourd’hui mauvaise presse. Associé au néoconservatisme américain et à une moralité jugée autoritaire et répressive, particulièrement sur le plan sexuel, il est décrié – souvent à juste titre – pour son rejet rigoriste de tout hédonisme proche de l’obsession pathologique. Sur le plan psychologique, le refoulement des émotions par la morale puritaine ferait de cette dernière un vecteur de frustration et de névrose. Sur le plan social, la préconisation d’un travail intense pour mortifier une chair incontrôlable aurait contribué à façonner l’idéal bourgeois du XIXe siècle dans tous ses errements, y compris la justification du travail des enfants, et aurait favorisé le succès d’un capitalisme prédateur et asservissant. Sur le plan écologique, la méfiance puritaine vis-à-vis d’un monde pécheur aurait nourri la volonté de dominer une nature perçue comme corrompue et aurait coïncidé avec le délire techniciste d’une surexploitation du vivant. Néolibéral et conservateur, moraliste quoiqu’hypocrite, le puritain est actuellement érigé en véritable figure du Mal, particulièrement en France, où l’antiaméricanisme populaire, certes en net recul, reste malgré tout très prégnant.
Le puritanisme historique est évidemment plus complexe que cette caricature. L’insistance sur la pureté que l’on associe spontanément au puritanisme est originellement ecclésiale plutôt que morale. Les puritains désignent en effet les protestants anglais du XVIe et du XVIIe siècle désireux de réformer l’Église de leur pays pour la rendre plus conforme au modèle biblique, en la purifiant de certains de ses rites, comme l’agenouillement devant l’hostie ou le port du vêtement ecclésiastique, volontiers assimilés à un reste « papiste », c’est-à-dire catholique romain.
La signification historique du puritanisme est assez difficile à estimer. Moderne à bien des égards, à l’origine de nombreux changements sociaux à une époque où l’Église structure la société, il n’en demeure pas moins marqué par un biblicisme littéraliste et une insistance sur la communauté ayant sans doute contenu l’expansion de l’individualisme naissant. Si Max Weber associait le protestantisme, particulièrement d’inspiration puritaine, à l’esprit du capitalisme et à l’apparition de l’entrepreneur moderne, force est de constater que l’holisme et la discipline collective du mouvement entravent l’indépendance de pensée et le sens de l’initiative caractéristiques de l’individu moderne. De nombreuses analyses ont ainsi, sinon remis en cause, du moins fortement nuancé l’analyse wébérienne. Parmi elles, celle que propose Michael Walzer dans La Révolution des Saints. Éthique protestante et radicalisme politique (1965) est à bien des égards éclairante. Pour le philosophe américain, le puritanisme doit moins être associé aux principes modernes de l’économie qu’à une autre composante majeure de la modernité occidentale : le militantisme et le radicalisme politique. D’après Walzer, « l’apparition d’une organisation révolutionnaire et d’une idéologie radicale » doit beaucoup au puritanisme. Comment donc le puritanisme historique a-t-il contribué à faire naître l’idéal moderne de révolution ?
Du calvinisme au puritanisme : la réforme militante
Le puritanisme historique apparaît comme une radicalisation du calvinisme. Très prégnant dans l’Angleterre de la fin du XVIe siècle, ce dernier exerce une forte influence sur plusieurs générations de puritains. Le caractère systématique de la théologie calvinienne, l’insistance sur l’adoption rationnelle des vérités énoncées, le refus de tout mysticisme font du calvinisme « le produit d’un effort extraordinairement réussi pour résister aux impulsions personnelles et aux émotions ». Calvin propose, d’après Walzer, un « style intellectuel mais non spéculatif » formant une paradoxale « théologie anti-théologique » : les spéculations de type scolastique sur les hiérarchies angéliques, les desseins cachés de Dieu ou les degrés de la conscience sont écartées comme non scripturaires, inutiles au comportement chrétien voire dangereuses pour le salut du croyant. La théologie calviniste, et puritaine après elle, est résolument pragmatique. Elle cherche avant tout à orienter l’action du croyant. D’un point de vue collectif, elle vise à déterminer quelles organisations sociales rendent le mieux gloire à Dieu. Elle est ainsi « pratique et sociale, programmatique et organisationnelle ». Calvin doit donc être considéré plus comme « un idéologue » que comme un philosophe ou un théologien spéculatif.
Le calvinisme met en avant un programme systématique et cohérent. Le croyant doit tout faire, à sa mesure, pour construire une « république chrétienne », à l’image de la Genève pieuse et ordonnée. Il s’agit de sans cesse réformer le comportement moral individuel, l’Église et toute institution pour les rendre plus conformes aux Écritures et au projet divin. Chaque croyant a une tâche spécifique dans le plan divin. Dieu commande au magistrat de réformer l’Église et de réprimer les hérésies. L’office politique devient ainsi une vocation religieuse. Inversement, l’Église se voit conférer une tâche que l’on pourrait aisément qualifier de politique. Dieu charge les dirigeants ecclésiaux, pasteurs et laïcs confondus, de veiller à l’application de la discipline ecclésiastique, afin de contraindre les récalcitrants à réformer leur comportement. De même, le père de famille a pour vocation de faire de sa maisonnée une « petite église », par exemple en menant un culte domestique quotidien. Il est institué par Dieu comme le magistrat et le pasteur de sa famille. La vision calviniste de la société est celle d’une communauté de saints, unis par une même foi et œuvrant à une même cause. La cohésion du groupe est renforcée par une discipline administrée de façon collégiale et relativement décentralisée. Celle-ci met à part les croyants « régénérés » par la grâce divine du reste du monde et tend à faire de chaque saint un « chrétien militant et activiste » (Walzer) appelé à lutter pour l’expansion du royaume de Dieu et pour l’avancement de la réforme.
Dans la lignée du calvinisme, les puritains anglais insistent sur l’impersonnalité de la cause à laquelle ils adhèrent. Leur communauté est composée de tous les saints mis à part par Dieu et arrachés à leur famille ou à leurs relations mondaines. « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple », nous dit Jésus (Lc 14, 26). Appliquant ce passage, le pèlerin de John Bunyan se bouche les oreilles pour ne pas entendre les cris de sa femme et de ses enfants qui le supplient de renoncer à sa quête de Dieu et de rester attaché à eux. Le converti est appelé à rompre avec sa parenté pour retrouver des frères et sœurs dans sa nouvelle famille, l’Église. L’organisation féodale de la société est donc totalement mise en question au profit de relations consenties. Tout lien personnel passe par le biais de l’adhésion à la cause divine. L’alliance, ou covenant, devient le type puritain de lien social par excellence. Elle voit les saints prêter collectivement serment de glorifier Dieu et d’aider leurs frères dans cette tâche. L’Église puritaine constitue une association volontaire fondée sur un même idéal et une même lutte : la réforme de soi-même et de la société. Celle-ci prend des allures de programme politique. Prêchant devant la Chambre des Communes en 1641, le pasteur Thomas Case déclare ainsi que « la Réforme doit être universelle […]. Réformez tous les lieux, toutes les personnes et les vocations ; réformez les tribunaux, les magistrats inférieurs […]. Réformez les universités, réformez les villes, réformez les provinces, réformez les écoles, réformez le sabbat [c’est-à-dire le repos dominical], réformez les lois et le culte rendu à Dieu. » Le programme préconisé serait aujourd’hui qualifié de révolutionnaire par son ampleur et sa radicalité. La réforme totale est en tout cas un lieu commun de la pensée puritaine. Dans son Areopagitica (1644), le poète John Milton montre ainsi que « Dieu est en train d’instaurer une nouvelle et une grande période dans son Église, allant jusqu’à réformer la Réforme elle-même ». La réforme est ici présentée comme une fin jamais atteinte, une entreprise à toujours recommencer. Jamais, dans l’histoire du christianisme, l’Église n’a été aussi militante, sans cesse en lutte pour étendre le royaume de Dieu ici-bas. Un militantisme politico-religieux proche d’un ethos révolutionnaire est donc l’une des marques principales de l’idéologie puritaine.
Théologie et psychologie : une discipline de combat
La théologie puritaine, marquée par un fort calvinisme, est par définition radicale. La doctrine de la chute et de la dépravation totale du monde l’atteste. À la suite du péché d’Adam, Dieu décrète que « le sol sera maudit » (Gn 3, 17). D’après le théologien réformé Lambert Daneau, la chute corrompt ainsi non seulement la nature humaine, mais également la nature en général. Les théologies calvinistes insistent généralement sur ce point. La communion édénique est totalement ruinée. Les catastrophes physiques, les maladies, la lutte des animaux pour la survie, l’inéluctabilité du vieillissement et de la mort prouvent que la quête d’une harmonie naturelle est absurde. Seule la restauration finale verra le loup manger avec l’agneau, le lion manger de la paille comme le bœuf et l’enfant jouer avec des vipères (Is 11, 6-8 et 65, 25). Entre temps, la création, soumise à la « servitude de la corruption » (Rm 8, 21), est caractérisée par le désordre et la contradiction. Elle ne perdure que sous l’effet de la grâce commune de Dieu. L’idée antique et médiévale d’un cosmos harmonieux et ordonné est donc totalement écartée. L’unité fragile et relative qui caractérise l’univers n’est en aucun cas intrinsèque : elle est imposée d’en haut par la Providence. La cosmologie puritaine tend à présenter un antagonisme entre une création désordonnée en révolte contre Dieu et des interventions ponctuelles du Créateur pour rétablir, dans sa grâce, un semblant d’ordre.
Ce qui est vrai pour la création l’est aussi pour la société. Le péché de l’homme est à l’origine d’une corruption totale de toute communauté humaine. L’ordre social, loin d’être naturel, doit être imposé par la contrainte. C’est pourquoi la tâche de l’État et de l’Église est de discipliner leurs membres. Toute société est l’objet d’une lutte entre les forces sataniques et les élus de Dieu. Seule la bénévolence de Dieu, qui œuvre par l’intermédiaire de ses saints, garantit une unité minimale, en particulier dans l’Église. L’édifice médiéval traditionnel, qui calquait les institutions humaines sur l’ordre naturel voire les hiérarchies angéliques, est ici aussi radicalement remis en cause. L’ordre social, loin d’être le reflet d’un univers harmonieux et cohérent, est le résultat artificiel et providentiel d’un combat sans fin contre la révolte intrinsèque à la nature humaine.
L’appel que Dieu adresse au croyant implique en effet une lutte de tous les instants pour œuvrer à son royaume dans un monde déchu. La grâce divine œuvre dans le chrétien pour lui permettre de vaincre son propre péché. La sanctification est la preuve efficace de la justification et du salut divin (Héb 12, 14). L’autodiscipline est la marque du croyant régénéré. Le saint est invité à une introspection incessante et à une évaluation objective visant à confronter son comportement aux exigences des Écritures, selon la parole de l’apôtre : « Examinez-vous vous-mêmes, pour savoir si vous êtes dans la foi ; éprouvez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus-Christ est en vous ? à moins peut-être que vous ne soyez réprouvés » (2 Cor 13, 5). Les marques de la grâce et du salut ou de la réprobation et de la damnation se reconnaissent à la présence ou à l’absence de fruits spirituels.
Une telle théologie fait donc de l’activité pieuse le signe de l’élection du croyant. Le travail devient un moyen de s’autodiscipliner et de traiter durement son corps, à l’image de l’apôtre (1 Cor 9, 27). C’est pourquoi toute forme de paresse, d’inactivité ou de vagabondage est fermement condamnée. Le théologien William Perkins relève ainsi que l’errance de Caïn sur la terre est le signe de la condamnation et de la réprobation de Dieu à son égard (Gn 4, 12). Le repos de Dieu véritable n’est promis au croyant qu’à l’issue de sa mission terrestre. La vie dans ce monde est une lutte nécessitant un travail constant sur soi. Plus particulièrement, l’étude fréquente, appliquée et systématique des Écritures est recommandée au croyant en vue de mortifier sa chair et de se laisser discipliner par la Parole de Dieu qui s’y exprime. La généralisation de cette entreprise a pour conséquences une vulgarisation inédite des manuels de théologie, la diffusion d’une culture biblique populaire et une christianisation rapide des comportements dans tous les milieux, y compris les plus modestes. Le pasteur puritain Dudley Fenner, écrivant dans les années 1580, préconise ainsi que tous les croyants glanent dans le champ des théologiens. À l’extrême, l’église puritaine est une église de théologiens laïcs. Le puritanisme propose une éthique de l’excellence spirituelle qui se double d’un ascétisme intramondain accordant une place importante au travail. Comme le relève Michael Walzer, « le saint, incertain de son salut, était ainsi conduit à une activité méthodique et disciplinée ». Le modèle de sainteté active proposé par le puritanisme offre une réponse à l’anxiété qu’éprouvent les hommes du XVIe et du XVIIe siècles quant à leur salut. L’autodiscipline et la piété en action procurent tranquillité et assurance, à condition qu’elles soient constamment renouvelées. L’éthique du puritain est donc délibérément tournée vers l’activisme religieux et le changement social.
Transformation sociale et guerre sainte : vers une révolution chrétienne
La conjonction de la cosmologie pessimiste du puritanisme et de son ethos de l’activisme convergent vers la promotion d’une guerre sans merci contre les forces sataniques à l’œuvre dans le monde. Un prédicateur parlementaire, Stephen Marshall, laisse entrevoir une telle lutte en 1641 : « Vous avez de grandes œuvres à accomplir, la plantation de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre parmi nous. Les grandes œuvres ont [toujours] de grands ennemis ». Dans cette perspective, l’Angleterre est vue comme le théâtre d’un affrontement entre l’Antichrist, le « gouvernement babylonien » et tout reste de « papisme » d’un côté et les soldats du Christ de l’autre. Trois ans plus tard, Marshall déclare que « la seule question en Angleterre est de savoir si Christ ou l’Antichrist sera seigneur et roi ». Cette vision binaire du monde exclut toute neutralité et rejette tout compromis : « Quel accord y a-t-il entre Christ et Bélial ? ou quelle part a le fidèle avec l’infidèle ? » (2 Cor 6, 15). La guerre spirituelle est à la fois intense et durable.
Le travail de sanctification ressemble dès lors à une « guerre permanente ». D’un point de vue individuel, celle-ci s’assimile à l’autodiscipline. À l’échelon de l’église locale, la guerre est menée contre l’influence néfaste des faux croyants non élus de Dieu, donnant à voir l’image d’une « communauté en guerre contre elle-même », selon les mots de Walzer. La discipline collective s’apparente à un véritable « contrôle social » fondé sur l’association volontaire : chaque croyant accepte volontairement d’être soumis à une discipline fraternelle destinée à le rendre de plus en plus pieux. La guerre est aussi menée à l’extérieur de la communauté pour étendre le Royaume et avancer la cause de la réformation. L’église puritaine ressemble à un groupe de lobbying ou à une association révolutionnaire ayant pris la Bible pour statuts. Les actions de ses membres revêtent des caractéristiques typiques du militantisme : pétitions au Parlement ou au roi visant à abolir les évêques, campagnes en faveur de saints candidats aux élections parlementaires, publication de pamphlets et de libelles réclamant une réforme radicale de l’Église… Tous ces moyens d’expression, de pression voire de propagande participent à la formation d’une conscience révolutionnaire dans l’opinion publique. L’engagement politique est, pour le puritain, la continuation de la guerre spirituelle par d’autres moyens.
Inversement, la guerre est la prolongation logique du militantisme. L’idée de la guerre sainte imprègne le puritanisme. « Quelle est ton métier ? », demande le Catéchisme du soldat des armées cromwelliennes (1644). La réponse unit confession et profession : « Je suis un chrétien et un soldat ». La formule fait écho à de nombreux traités théologiques : « un chrétien professant est un soldat professionnel », affirme l’un d’entre eux. Il est souvent rappelé que l’Éternel des armées est un « vaillant guerrier » (Ex 15, 3), le général à la tête de son régiment de saints. De même que Dieu commandait aux Israélites d’éradiquer toute trace d’idolâtrie et de purifier la terre promise de la présence cananéenne, les soldats du Christ sont appelés à mener une guerre totale contre le péché et les forces de l’Antichrist. Revêtu de l’armure de Dieu (Éph 6, 11-17), le croyant s’impose une discipline d’acier le préparant à mener « le bon combat de la foi » (1 Tim 6, 12). La « sainte cause » du Christ est le motif central justifiant la lutte du croyant. Le pasteur puritain John Owen, prêchant aux parlementaires dans les années 1650, supplie son auditoire : « ne vous préoccupez pas des intérêts de l’Angleterre, mais regardez ce qui convient aux intérêts de Christ ».
Le fort christocentrisme de la théologie puritaine se double d’un questionnement permanent de l’autorité. Le croyant, par nature pécheur, n’est sauvé qu’en vertu du sang de Jésus-Christ répandu sur lui. Il ne peut trouver aucune justice en lui-même qui serait susceptible d’agréer à Dieu. Il lui faut naître de nouveau (Jn 3, 7) sous l’effet de la grâce divine et être « crucifié avec Christ » afin que Christ vive en lui (Gal 2, 20). La puissance de l’Esprit de Christ agit à partir de ce moment dans sa vie et témoigne de manière quasiment objective au monde qu’il est élu de Dieu : c’est à ses fruits que l’on reconnaît l’arbre (Mt 7, 15-20). Transposé sur le plan politique, ce raisonnement aboutit à des conclusions qui frappent par leur radicalité. Tout magistrat n’œuvrant pas au royaume de Christ est réprouvé de Dieu et ne peut donc participer qu’à l’entreprise de Satan. Il convient alors de le combattre, car le compromis avec le démon est une abomination aux yeux de Dieu. L’obéissance est fondée sur la finalité de l’autorité, la glorification de Dieu, plutôt que sur sa nature. Elle est donc conditionnelle. Tout mandat politique se voit ainsi fragilisé. Pour certains, seuls des délégués pieux, à la sainteté reconnue, sont susceptibles d’être obéis, pourvu du moins qu’ils participent diligemment à la « sainte cause ». Pour les plus radicaux, toute magistrature suprême est impie car elle usurpe nécessairement la souveraineté de Dieu. Si Christ seul règne sur le croyant, la légitimité du magistrat en pâtit. John Milton montre par exemple en 1649 qu’à l’inverse des Israélites, qui s’étaient révoltés contre Dieu en demandant un roi pour les diriger (1 S 8), Christ encourage les Anglais à abolir la monarchie pour faire de lui leur seul Roi : « il nous bénira et nous donnera sa faveur, à nous qui rejetons un roi, afin de faire de Lui notre seul chef, notre gouverneur suprême ». La théocratie rime ici avec l’anarchie. De fait, « l’Éternel est notre juge, l’Éternel est notre législateur, l’Éternel est notre roi. C’est lui qui nous sauve » (Is 33, 22). Les saints peuvent se passer du magistrat : Dieu est à leur tête.
Le « saint consciencieux, perpétuellement en guerre » constitue donc l’idéal-type puritain. Pour Michael Walzer, le puritanisme « rendit la révolution accessible aux esprits des Anglais du XVIIe siècle comme jamais auparavant ». Le puritain est un activiste somme toute assez semblable au jacobin français ou au bolchevik russe. Bien que leur cause diffère, l’idéal de la réformation et du royaume de Dieu n’ayant que peu à voir avec la vertu robespierriste ou le communisme marxiste, le dévouement à la cause, la discipline collective et le militantisme combattif façonnent un même ethos révolutionnaire. Loin d’être un néoconservateur autocentré obsédé par la pureté de sa morale, le puritain historique est un révolutionnaire soucieux de changer les institutions pour qu’elles glorifient Dieu. Mais le Royaume n’est certes pas de ce monde (Jn 18, 35). Après la Restauration de 1660, les courants dissidents issus du puritanisme, désormais incapables de transformer une société ayant triomphé d’eux, entérinent le retrait du royaume de Christ dans la seule sphère privée et finissent par prôner une séparation stricte du monde fondée sur la distinction morale. Le moralisme succède alors au militantisme.
La lutte du puritanisme historique pour l’avancement du Royaume nous paraît aujourd’hui étrangère et dépassée. Son iconoclasme n’est-il toutefois pas susceptible de parler à une société de l’image, de la publicité et de la propagande, où l’idolâtrie des abstractions que sont l’État, le Marché ou la Technique a supplanté la pieuse adoration ? La lutte contre ces monstres froids oppressifs ne demanderait-elle pas de renouer avec un semblable ethos révolutionnaire, soucieux de n’accorder la primauté qu’à Dieu plutôt qu’à l’œuvre de nos mains ? Telle est la question que nous pose, à quelques siècles de distance, l’étrange et perpétuel combat du puritain pour la sainteté.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.