La franc-maçonnerie contre-révolutionnaire : histoire spirituelle d’une crise politique

Souvent, progressistes et réactionnaires, partisans et opposants à la franc-maçonnerie, se rejoignent par leur attribution du projet révolutionnaire aux idéaux maçonniques, prétendument libéraux et irréligieux. Il existe pourtant une réalité moins connue de l’Ordre : sa fidélité aux principes de l’institution monarchique et de l’institution catholique traditionnelles, et sa contestation de l’entreprise révolutionnaire.

Paul Lecreux, Marianne maçonnique (1887)

En 1910, le sulfureux chanoine Henri Delassus dénonce dans La Conjuration antichrétienne la franc-maçonnerie comme le principal « poison » qui désagrègerait les institutions traditionnelles : « Religion, Famille, Patrie, Propriété, Armée ». Depuis l’avènement de la Troisième République, l’écart n’avait certes cessé de se creuser entre beaucoup de loges maçonniques et l’Église catholique. Durant cette période, décrit André Combes, « les maçons jouent aux côtés des associations anticléricales et de libres penseurs un rôle moteur dans la propagande et l’adoption des lois laïques, dont l’aboutissement est la loi de séparation des Églises et de l’État. »[1] Tant et si bien qu’après l’interdiction, par le gouvernement républicain sous l’influence de francs-maçons, de tout enseignement religieux dans les écoles publiques, contemporaine de l’expulsion de 265 congrégations religieuses en 1880, le pape Léon XIII ripostait en prononçant la huitième condamnation pontificale de la franc-maçonnerie, dans son encyclique Humanum genus en 1884. Dans ce contexte fut entretenue l’idée d’une incompatibilité foncière entre la conception catholique de la société, apparemment héritière de l’Ancien Régime, et la conception maçonnique, prétendument héritière de la Révolution. Cette opinion est-elle pourtant justifiée ? La Franc-Maçonnerie est-elle vraiment cette « religion de la République » dont le rôle essentiel aurait été celui de se substituer à l’ancienne religion du Royaume, le catholicisme ?[2] Ou bien faut-il croire à l’inverse, comme l’écrit Joseph de Maistre au baron Vignet des Étoles, que « la franc-maçonnerie en général, qui date de plusieurs siècles [antérieurs à 1789], n’a certainement, dans son principe, rien de commun avec la révolution française »[3] ?

Catholicisme maçonnique

Le Comte Joseph de Maistre, père de la pensée contre-révolutionnaire et franc-maçon du Rite Écossais Rectifié

En aval de la précédente encyclique de Léon XIII, l’histoire de la libéralisation des orientations du Saint-Siège depuis le Ralliement de ce pape à la République française en 1892 suffirait à montrer la manière avec laquelle la religion catholique elle-même a assumé l’héritage de la Révolution. Mais puisqu’il est ici question du point de vue contre-révolutionnaire, nous allons voir, en amont, que l’examen du siècle de la Révolution française atteste clairement de la distance qui sépare l’idéal révolutionnaire des pratiques traditionnelles de la franc-maçonnerie. L’engagement contre-révolutionnaire de la franc-maçonnerie est surtout connu doctrinalement, en la personne de Joseph de Maistre (1753-1821). Ce comte du Piémont, qui n’était donc pas Français, était un catholique fervent, engagé en faveur de l’ultramontanisme contre le gallicanisme qui, de l’autre côté de la frontière, protégeait, comme nous le verrons plus bas, ses homologues franc-maçons. Nul motif d’opportunité ne justifiait donc son appartenance à la franc-maçonnerie, mais des convictions profondes. Ce sont les conceptions maçonniques de Joseph de Maistre qui déterminent à la fois son interprétation de la Révolution, sa théologie et son projet métapolitique. 

Le Comte proposait en effet tout d’abord une lecture ésotérique de la Révolution Française : il regardait cet événement comme une punition nécessaire de la Providence. Ensuite, sa foi catholique n’était pas exclusiviste, mais elle s’enracinait dans une certitude selon laquelle les multiples traditions sacrées de l’humanité proviennent d’une révélation commune dont la vérité s’est transmise secrètement jusqu’à sa mise en évidence chrétienne. Enfin, Joseph de Maistre a établi un projet d’union des peuples et des Églises sur la base d’une conception renouvelée de la Chrétienté, tel qu’il en fait part, dès 1782, dans son Mémoire maçonnique au duc de Brunswick.[4] Cet engagement maçonnique en faveur de la Tradition est renouvelé au cœur même des événements révolutionnaires, lorsque le Comte de Maistre réitère sa fidélité à l’ancienne maçonnerie par sa lettre datée d’avril 1793 au baron Vignet des Étoles, quelques mois après la mort du « Roi des Français ». La même année, Joseph de Maistre adhère à la loge de La Stretta Osservanza du Rite Écossais Rectifié lors de son séjour à Turin, avant de fréquenter, durant son exil à Saint-Pétersbourg, la loge de Curt von Stedingk, ambassadeur de la Suède auprès du tzar. C’est donc bien en tant que Maçon, et par une influence souterraine, que Joseph de Maistre espérait subvertir l’idéal révolutionnaire et obtenir des élites européennes et françaises une régénération spirituelle. Comme le remarque l’historien Jean-Louis Darcel, son chef d’œuvre contre-révolutionnaire, Considérations sur la France, a été rédigé « au début de 1797 dans le milieu lausannois où les maçons étaient nombreux et divisés en deux obédiences rivales : le Grand Orient acquis aux idées émancipatrices de la Révolution, et les loges mystiques rattachées au Rite Ecossais Rectifié où le Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin, était en grand honneur. » [5] Une division profonde existait donc à cette époque, au sein de la franc-maçonnerie, entre partisans du projet révolutionnaire et ceux qui en étaient rigoureusement étrangers, sinon opposés. 

Le cas de Joseph de Maistre n’est donc nullement isolé, et pour cause : de manière générale, la franc-maçonnerie devait pâtir autant que l’Église du processus révolutionnaire, car, tandis que l’on dénombre près de mille loges avant la Révolution, seules dix-huit loges parviennent à se réunir plus ou moins régulièrement en 1796, soit 1,8% d’entre elles, et à peine soixante-quinze en 1800.[6] Dans cette perspective, contrairement au lieu commun hérité de la théorie du complot jacobin et maçonnique exprimé à la fin du XVIIIᵉ siècle par l’abbé Barruel, les loges maçonniques n’ont pas été essentiellement les lieux d’élaboration du projet révolutionnaire, car, à côté de la diffusion des opinions nouvelles des Lumières, laquelle avait d’abord lieu dans les salons les plus officiels, on rencontre en fait un phénomène de convergence parfois radicale entre la Maçonnerie et l’esprit religieux traditionnel jusques et pendant la Révolution. À ce propos, l’historien Michel Taillefer fait même observer que « nous n’avons pas trouvé dans les documents maçonniques antérieurs à 1793, la moindre trace d’anticléricalisme ».[7] 

Tolérance gallicane et piété maçonnique

José Antonio Ferrer-Benimeli, jésuite, historien de la franc-maçonnerie

D’un côté, l’absence d’anticléricalisme dans la maçonnerie antérieure à la Révolution s’explique, en France, par la tolérance dont bénéficiaient les francs-maçons grâce au gallicanisme. En effet, dans le contexte des traditions gallicanes du Royaume, les décisions pontificales ne pouvaient être efficientes qu’en étant au préalable transformées en lois par le Roi puis enregistrées comme telles par les parlements. Or, les deux bulles pontificales qui condamnent, au XVIIIe siècle, l’appartenance à des loges maçonniques, celles de Clément XII du 24 avril 1738 et puis celle de Benoît XIV du 18 mai 1751, n’ont pas été enregistrées par ces institutions. C’est pourquoi, comme le note Taillefer, « il est probable que la très grande majorité des catholiques français ont ignoré jusqu’à leur existence, dans la mesure où la plupart des évêques ne les ont pas portées à leur connaissance ».

Cette indifférence légale du Royaume de France à l’égard de ces deux bulles pontificales s’explique par ce qui ressort des savants travaux du P. Ferrer-Benimeli, s. j., qui montre, dans Les archives secrètes du Vatican et de la Franc-Maçonnerie. Histoire d’une condamnation pontificale (1989), que ces deux premières bulles obéissaient plus à des motifs de politique intérieure qu’à des raisons doctrinales. En condamnant la franc-maçonnerie, le « pape-roi de Rome » ne faisait qu’imiter l’initiative de plusieurs gouvernants avant lui, protestants et catholiques, qui frappaient d’interdit les loges maçonniques afin de continuer à suspendre toute association et toute réunion à leur autorisation. La suspicion politique de Clément XII fut d’ailleurs renforcée lorsque, consultant les rapports du Grand Inquisiteur florentin, il découvrit la fréquentation d’Anglais non-catholiques dans la loge de Florence. 

N’étant pas spécialement inquiétés en France, les franc-maçons au XVIIIe siècle étaient, pour un nombre non négligeable d’entre eux, des membres du clergé catholique. Cette tolérance de fait explique, note Ferrer-Benimeli, que « l’affluence de catholiques et d’ecclésiastiques ait été massive dans les loges, d’autant plus qu’on y respectait la religion et dans une égale mesure la fidélité aux principes monarchiques et aux autorités constituées ». On sait en effet, d’après les travaux d’Alain le Bihan et Daniel Roche, qu’avant la Révolution, moins 4% des initiés maçons à Paris et dans les autres grandes villes de Province, et jusqu’à 5,2% à Toulouse, appartenaient au clergé catholique, et plus précisément au clergé régulier pour la moitié ou presque d’entre eux. Surtout, les francs-maçons ne se contentaient pas d’un respect de fait à l’égard de l’Église et de l’institution monarchique, mais manifestaient une déférence de droit à leur égard, enregistrée dans les statuts relatifs à leurs propres rites. La franc-maçonnerie traditionnelle ne se définissant pas en principe comme une religion, mais comme une pratique initiatique élitaire prenant sa source sur les textes et symboles sacrés qu’elle partage avec la religion instituée sans se substituer à son rôle et à ses desseins, Taillefer observe que « les initiés assistaient ès-qualité à de nombreux offices religieux, auxquels les statuts de leurs loges leur faisaient obligation de participer ». L’historien énumère : « messes du Saint-Esprit  avant l’élection des officiers, grands-messes pour l’installation des dignitaires et les principales fêtes de l’Ordre (la Saint-Jean d’été le 24 juin et la Saint-Jean d’hiver le 27 décembre) ; messes de Requiem à l’intention des frères défunts, Te Deum pour fêter les événements politiques profanes (traités de paix ou naissances royales) ». Dans cette perspective, les documents maçonniques de cette époque témoignent, bien au-delà d’un simple conformisme extérieur, d’une « inspiration authentiquement et sincèrement chrétienne », laquelle se retrouve en particulier dans la symbolique biblique et judéo-chrétienne utilisée par les initiés.

Pour Dieu, pour le Roi

Tableau des 14 martyrs de Laval dans l’église de saint-Ouën-des-Toits, en Mayenne (détail)

L’opposition de Maçons à la Révolution apparaît nettement à partir de la Constitution civile du clergé, que l’Assemblée nationale constituante décrète le 12 juillet 1790 afin de placer le clergé séculier directement sous l’autorité de l’État révolutionnaire. Dans ce contexte, les loges maçonniques ne sont pas plus divisées que ne l’est le clergé français, lequel est partagé entre clergé constitutionnel, composé des prêtres « jureurs » qui prêtent serment à cette nouvelle Constitution, et clergé réfractaire, opposé au décret révolutionnaire. Or, c’est à cette occasion que « l’inspiration chrétienne de la maçonnerie » s’illustre, non pas théoriquement, mais empiriquement. En effet, à la veille de la Révolution, une certaine loge, la Loge de Laval, dans le Maine, comptait en 1786 cinq prêtres sur vingt-deux membres. L’un d’eux, l’abbé Jean-Marie Gallot, qui y occupe une fonction d’officier maçonnique, celle d’ « Architecte », est aussi aumônier des Bénédictines et sous-chantre de l’église paroissiale de la Trinité lorsque souffle la tempête de la Constitution civile du clergé. Or, tous les prêtres de la loge de Laval s’y opposent : les quatre autres sont déportés, mais lui, qui souffre de la goutte, ne peut les suivre dans l’exil. L’abbé réfractaire Jean-Marie Gallot est donc guillotiné à Laval le 21 janvier 1794, à l’âge de 46 ans. Nonobstant l’excommunication censée frapper, dans l’ancien droit canonique, les catholiques appartenant à une loge maçonnique, Jean-Marie Gallot fut béatifié presque deux siècles plus tard, en 1955, par le pape Pie XII. La sentence est irrévocable, comme le veut le principe Roma locuta est, causa audita est : « Pie XII a placé sur les autels, comme martyr de la foi, un prêtre franc-maçon », ainsi que le salue le frère trappiste Élie Lemoine.[8] 

Martyr de la foi, mort pour la cause de Dieu, le Bx Jean-Marie Gallot ne fut pas le seul franc-maçon à s’être illustré, au péril de sa vie, par son engagement contre-révolutionnaire. Une autre personnalité fameuse de la franc-maçonnerie en France, Jean-Jacques Duval d’Éprémesnil, né à Pondichéry en 1745 d’un père administrateur de la Compagnie des Indes et d’une famille havraise, s’est voué quant à lui pour la cause du Roi. Ce zélé juriste a été tout d’abord pris à tort pour un opposant à la monarchie française, car le 6 mai 1788, soupçonné de vouloir révéler en séance le projet des ministres visant à remplacer le Parlement par une Cour plénière, il fut arrêté avec Goislard de Monsabert puis exilé pendant quatre mois sur l’île méditerranéenne de Sainte-Marguerite. Depuis 1776, d’Éprémesnil était membre, au sein du Grand Orient de France, de la loge des Neufs-Sœurs. Or, loin d’être un agent actif de la Révolution, comme aurait pu le faire croire son appartenance à cette loge imprégnée des opinions libérales des philosophes des Lumières, le noble maçon fut au contraire impliqué secrètement contre la Révolution dès le départ. Après les violentes journées des 5 et 6 octobre 1789, où deux des gardes de la reine Marie-Antoinette furent assassinés, d’Éprémesnil s’entendit avec des députés de la noblesse et d’autres aristocrates du club monarchique afin d’échafauder une série de plans d’évasion de la famille royale, parmi lesquels la célèbre fuite de juin 1791, soldée par l’arrestation imprévue du roi à Varennes. Aussi le réseau royaliste allait-il se réorganiser autour de Jean-Jacques Duval d’Éprémesnil, lorsque la figure tutélaire, le roi Louis XVI, mourut sous la guillotine le 21 janvier 1793. Mais douze mois plus tard, après le siège de Toulon – où s’illustra un certain Bonaparte –, d’Éprémesnil fut accusé, sans aucune preuve documentaire, d’intrigue visant à livrer le port du Havre aux Anglais. L’auteur de Nullité et despotisme de l’Assemblée nationale est alors guillotiné à Paris le 22 avril 1794, à l’âge de 48 ans, victime de sa loyauté à la Couronne de France. Sa femme, Françoise-Augustine, dont il avait fait la rencontre dans la loge des Neufs-Sœurs, le suivit deux mois plus tard sur l’échafaud.

Finalement, la divergence entre francs-maçons contre-révolutionnaires et révolutionnaires s’enracine dans une opposition plus structurelle, celle des Maçons Anciens et des Maçons Modernes. Comme l’explique Patrick Geay dans son introduction aux Mystères et significations du temple maçonnique (1997), ces derniers, au confluent de divers mouvements adhérant à la Réforme protestante, en particulier le courant andersonien, entreprirent avant 1717 une progressive « décatholicisation » de la Maçonnerie, par la « minimisation [de ses] composantes ésotériques judéo-chrétiennes », « l’évacuation des mystères », l’« altération des Old Charges (Anciens Devoirs) et des rituels ». La « vampirisation » des symboles maçonniques par les acteurs de la Révolution a donc été rendue possible par la « substitution »[9]  d’une voie par une autre au sein de la Maçonnerie. L’histoire n’est pas celle d’un complot de la franc-maçonnerie contre l’Église et le roi, mais plutôt celle d’un conflit interne entre Anciens et Modernes maçons : comme le résume le P. Ferrer-Benimeli, « face à une Maçonnerie régulière ou orthodoxe, il faut placer une Maçonnerie irrégulière, hétérodoxe, qui, en beaucoup de cas peut-être, n’est pas plus qu’une organisation paramaçonnique, qui n’a pris, de la Maçonnerie authentique, que son organisation et sa nomenclature. »


[1] André Combes, « Regard des francs-maçons sur l’Église », Humanisme, vol. 277, n° 2, 2007, p. 51.
[2] Roger Dachez, « “La franc-maçonnerie est une religion de substitution” », L’Express, 27 avril 2011 : https://www.lexpress.fr/societe/la-franc-maconnerie-est-une-religion-de-substitution_986544.html.
[3] Joseph de Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons : Œuvres, t. 2, Genève, Slatkine, 1983, p. 133.
[4] Cf. René Guénon, « Un projet de Joseph de Maistre pour l’union des peuples », Vers l’Unité, mars 1927.
[5] Jean-Louis Darcel, « Joseph de Maistre, nouveau mentor du prince : le dévoilement des mystères de la science politique », in Sylvie Triaire et Alain Vaillant, Écritures du pouvoir et pouvoirs de la littérature, Presses universitaires de la Méditerranée, Collection des littératures, 2001, pp. 129-141.
[6] Roger Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie française, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 79.
[7] Michel Taillefer, « Aux origines de l’anticléricalisme maçonnique : l’évolution de l’attitude religieuse des franc-maçons toulousains pendant la Révolution française », in Bulletin de Littérature Ecclésiastique, juil.-sept. 1989, Actes du colloque L’Église et la Révolution Française des 27-29 janvier 1989.
[8] Élie Lemoine, Theologia sine metaphysica nihil, chap. 5 : « Église catholique et franc-maçonnerie », Éditions traditionnelles, Paris, 1991, p. 119.
[9] Jean Baylot, La Voie substituée. Recherche sur la déviation de la franc-maçonnerie en France et en Europe, Dervy, 1985.

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