Littérature et cinéma font rarement bon ménage. Surtout lorsqu’il s’agit d’adapter à l’écran des écrivains du calibre de Dostoïevski. Il arrive cependant que certains cinéastes sauvent l’honneur de la profession. C’est le cas de Luchino Visconti et de James Gray. À travers leurs adaptations respectives des Nuits Blanches, les deux réalisateurs livrent leurs visions de l’art et de l’amour.
[NDLR : cet article est susceptible de révéler des éléments de l’intrigue des œuvres étudiées. Nous conseillons au préalable leur lecture et leur visionnage.]
« On aurait dit que tout à coup j’étais transporté en Italie, tant la nature m’avait frappé, demi-malade de citadin, à moitié asphyxié entre ses quatre murs. » Cette phrase des Nuits Blanches de Dostoïevski, Visconti l’a lue. Mais un créateur ne lit pas passivement. Il se délecte, assimile et recrache. Il fait écho. Certes, l’ambiance générale de la nouvelle se prête à un décors italien (Y-a-t-il meilleur contexte pour un « roman sentimental » ?) mais la phrase de Dostoïevski apparaît a posteriori comme une légitimation, comme s’il avait par avance accepté l’idée d’une adaptation. Cette version ritalisée part donc du bon pied. Qu’en est-il du film de James Gray, Two Lovers, qui transpose l’univers des Nuits Blanches dans le New York contemporain ? « Il m’a semblé clair que Dostoïevski parlait de personnes qui, en 2007, seraient accros aux antidépresseurs », affirme le réalisateur américain. Pour Gray, le livre parle d’un mal-être universel, un mal-être romantique qui est encore bien vivace aujourd’hui. Mais il y a la volonté chez lui de rompre avec le caractère onirique présent à la fois dans l’œuvre originale et dans le film de Visconti. Gray veut proposer quelque chose de sérieux, de quasi-documentaire, en rupture avec les comédies romantiques qui inondent les écrans hollywoodiens. Il veut réaliser « une histoire d’amour filmée comme un thriller de Polanski ». Ça tombe bien. Ça rime avec Dostoïevski.
Intéressons-nous tout d’abord à la nouvelle du géant russe. Le livre s’ouvre de manière relativement inattendue sur une citation de Tourgueniev, le plus français (et donc le moins russe) des auteurs russes : « Ou ne fut-il créé peut-être que pour demeurer un instant au voisinage de ton cœur ? » En 1848, date de la publication des Nuits Blanches, Dostoïevski est encore un jeune homme, il a 27 ans. La Russie baigne dans un idéalisme propre à la première moitié du XIXe siècle. On comprend alors pourquoi l’auteur force le trait. La description de l’intériorité de ce « je » dostoïevskien frôle le pastiche. On est encore loin du maître qui écrira une vingtaine d’années plus tard son premier grand roman et qui tournera en dérision ce même Tourgueniev dans Les Démons en 1871 à travers le personnage de Karmazinov.
Les Nuits Blanches conte une rencontre. Celle du déambulant héros et de Natsenka. Attendri par les sanglots de la jeune femme, il surmonte sa timidité et s’adresse à elle, lui qui n’a « jamais vu personne ». Une relation se noue. L’amour naît. Mais le narrateur comprend rapidement que la douce est déjà prise, qu’elle est liée par le cœur à un homme comme elle est liée par une épingle aux jupes de sa grand-mère. Le « je » de ces Nuits Blanches est un jeune « je », un Dostoïevski utopiste, naïf, tout encore imprégné de romantisme. C’est un rêveur, un homme soustrait au monde réel et à la vie diurne, un être faussement nocturne puisque les nuits blanches sont inondées de lumière. « Écoutez ! Vous voulez-savoir qui je suis… Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, mais une espèce de créature du genre neutre. Il est collé à son coin comme un escargot… Il craint les hommes et ne sait comment se comporter avec eux. »
Adaptation et transposition
Si le héros des Nuits Blanches n’a pas de nom, celui des Notti Bianche s’appelle Mario. Mario est interprété par Marcello Mastroianni et Nastenka, devenue Natalia, par Maria Schell. À la différence du personnage de Dostoïevski dont la solitude apparaît comme essentielle, « […] voici huit ans que j’habite à Pétersbourg et que je n’ai su m’y faire aucune relation », celui de Visconti n’est solitaire qu’accidentellement. Il vient d’emménager dans la vieille Livourne (reconstituée dans les studios de la Cinecittà pour l’occasion). Le film de Visconti s’ouvre un peu comme la nouvelle de Dostoïevski. On y voit Mastroianni évolué par une « nuit merveilleuse, une de ces nuits comme il n’en peut exister que quand nous sommes jeunes ». Nonchalamment, il erre le long des canaux et donne une impression de béatitude contemplative.
Si l’adaptation de Visconti respecte assez scrupuleusement le déroulement de la nouvelle, on remarque qu’une nuit s’est évaporée. Chez Dostoïevski on peut compter quatre nuits blanches, chez Visconti, il n’y en a plus que trois. Le réalisateur italien a également ajouté un personnage à l’intrigue initiale, à savoir la prostituée, pendant tragique de Natalia. Au blond candide de Maria Schell s’oppose le brun envoûtant de Clara Calamai (Dostoïevski quant à lui laisse planer le doute sur la couleur de cheveux de sa Nastenka « sûrement une brune »). Ce phénomène de symétrie concerne aussi les personnages masculins. Le locataire, à peine décrit physiquement chez Dostoïevski (« jeune homme » au « physique agréable »), est interprété par Jean Marais. Lui et Mario incarnent deux types d’hommes diamétralement opposés. Mastroianni renvoie à un amour vivant, balbutiant, puéril. En revanche, Marais symbolise une virilité sûre d’elle-même, une beauté froide et surréaliste. Un amour quasi-autoritaire. Il suffit pour s’en convaincre d’observer attentivement l’apparence du locataire à la fin du film. Marais tout vêtu de noir a des airs de jésuite, son hiératisme stupéfie, son austérité angoisse.
Avec Visconti, nous sommes face à une adaptation linéaire. Avec James Gray, nous sommes dans la transposition du récit. Les Nuits Blanches n’est plus un modèle à reproduire mais une source d’inspiration, avec ses archétypes humains et son universalisme romantique. « La matière littéraire n’appelle pas d’images, de scènes », explique James Gray. À lui de réinventer le monde dans lequel il fera évoluer ces symboles. Cela passe d’abord par une dilatation du temps. Dans Two Lovers, il n’est plus question de trois ou quatre nuits. Ce n’est plus pertinent. De même, si Gray filme un Brighton Beach ombrageux, il ne s’agit plus à proprement parler de nuits.
James Gray, géomètre, passe du triangle au carré amoureux. Sandra (Vinessa Shaw) aime Leonard (Joaquin Phoenix) qui aime Michelle (Gwyneth Paltrow) qui aime Ronald (Elias Koteas). La possibilité de l’amour est victime d’un fâcheux décalage. Les sentiments ne se superposent jamais. L’un est toujours projeté vers un autre qui lui tourne le dos. « Two Lovers est une version modernisée des Nuits Blanches. Par « modernisée », j’entends que Freud est passé par là », explique Gray. L’idéaliste russe s’est transformé en un jeune juif américain bipolaire. Si Leonard demeure un solitaire, un « personnage masculin marginal, dostoïvskien », le cadre familiale (une des obsessions du réalisateur) apparaît comme un élément décisif du film. L’amour qu’éprouve Leonard pour Michelle se vit et se définit en opposition à l’amour familial dont Sandra n’est que le symbole. Le personnage de Sandra ne compte pas en tant que tel mais correspond à un choix de vie qui dépasse son individualité.
Scènes de danse
Les scènes de danse des Notti Bianche et de Two Lovers sont très réussies. Étonnamment, elles sont absentes de la nouvelle de Dostoïevski. L’adaptation prouve qu’elle est une science mystérieuse, un travail d’apothicaire – ou comment un excédant scénaristique vient sublimer une œuvre. Alors certes, les deux personnages de Dostoïevski sont dans un mouvement perpétuel. La balade est une danse après tout. Mais tantôt chez Visconti, tantôt chez Gray, la danse prend une ampleur nouvelle et vient coller à l’époque. Dans les Notti Bianche, on voit Mario gigoter ridiculement sur la musique de Bill Haley, Thirteen women. Défié par un jeune danseur jazzesque qui semble attirer l’attention de Natalia, Mario se voit dans l’obligation d’improviser une « danse ». Je laisse au lecteur le soin d’admirer cette séquence légendaire.
Dans le film de James Gray, Leonard réalise des figures de breakdance sous les yeux ébahis de Michelle. D’après Gray, c’est une idée de Joaquin Phoenix : « il (Joaquin Phoenix) ne voulait pas que Leonard soit depuis toujours un nerd absolu. Il voulait montrer quelque chose en lui qui nous laisse penser que peut-être, au lycée, il avait pu être un mec branché. » Étrangement, Gray ne se réfère pas à la scène des Notti Bianche pour expliquer la sienne. Il préfère évoquer La Poursuite infernale de John Ford et Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov. Cependant, les deux scènes sont très similaires. Dans les deux cas, Mario et Leonard effectuent cette danse pour se mettre en valeur, pour séduire, respectivement Natalia et de Michelle. Aux rockeurs expérimentés de la salle de balle répondent les breakdancers de la boite de nuit. Au grotesque sympathique de Mario répond le pop and lock approximatif de Leonard.
Amour mort-né
Malgré les différences de formats (littérature, cinéma) et l’éloignement dans le temps (1848, 1957 et 2008), les histoires respectives du « je » dostoïevskien, de Mario et de Leonard sont liées par un destin commun. Qu’est-ce qui fait le malheur spécifique du héros des Nuits Blanches, des Notti Bianche ou de Two Lovers ? C’est le caractère exclusif de sa déception. L’échec amoureux est d’autant plus amère qu’il succède à l’illusion de son accomplissement. Pendant un instant, Nastenka, Natalia et Michelle semblent conquises. Tout le malheur est là. Elles font semblant.
La tragédie du héros est d’avoir goûté un instant à ce succédané d’amour. À peine a-t-il senti en lui la douce euphorie, la chaleur envahissante de la passion partagée que la flamme s’éteint. Peut-on se satisfaire de la phrase de Tourgueniev « Ou ne fut-il créé peut-être que pour demeurer un instant au voisinage de ton cœur ? » Probablement pas. Cette condition est insoutenable. Il suffit de contempler le désœuvrement d’un Mario saisi par le froid et s’en retournant vers le chien qu’il a croisé au début du film. Celui d’un Leonard chassant celle qu’il aime d’une voie gorgée de peine. Celui de ce « je » lâchant dans un élan d’enthousiasme masochiste : « O mon Dieu ! Une minute entière de félicité ! Mais n’est ce pas assez pour tout une vie d’homme ?… » Que dire du dénouement de Two Lovers ? Certainement le plus terrible des trois. Le renoncement forcé à l’amour-passion pour l’amour-raison. Qu’y-a-t-il de plus triste que Leonard embrassant Sandra, lui offrant une bague qu’il n’a pas achetée pour elle et versant des larmes qui ne lui sont pas destinées. À ceux qui voient dans la conclusion de Two Lovers un événement joyeux parce qu’une victoire des valeurs familiales sur les valeurs individuelles, James Gray répond : « Quand je vois le film, je ne me dis pas du tout que c’est une fin heureuse. Je ne comprends même pas qu’on puisse le penser. »
Dieu soit loué! Dostoïevski ne se retourne pas dans sa tombe. Le caractère oxymorique de ses Nuits Blanches a été correctement perçu aussi bien par Visconti que par Gray. Le film italien, habillé élégamment de noir et blanc, renvoie à deux conceptions de l’amour : la lumineuse Natalia et l’ombrageuse prostituée. Mais si Visconti semble avoir choisi la lumière (le rôle de la prostituée est mineur), Gray vient rétablir l’équilibre et dissiper le rêve pour offrir une œuvre d’un réalisme implacable. Mais chez lui, l’oxymore se raffine. On ne navigue plus dans l’éther et les catégories pures, mais dans la vie, la vraie. Michelle et Sandra sont des personnages ambivalents. Chacune contient sa part de lumière et d’ombre. Toutes deux peuvent être aimées. D’un amour doux-amer.