Si Dieu est absolu, alors rien n’est impossible. Tel pourrait être le fil conducteur de la pensée de Léon Chestov, ce philosophe iconoclaste à la devise fracassante — « avec Dieu, sans maître » —, ce déconstructeur des idoles, fussent-elles chrétiennes, qui défend la liberté absolue du croyant contre toutes les nécessités ainsi que la philosophie existentielle contre la philosophie spéculative. Ce fil conducteur amène l’émigré russe, ami de Berdiaev et de Boulgakov et inspirateur d’un Albert Camus, à proclamer l’absurde salvateur contre la réalité implacable, la révélation contre la raison, la Bible contre Aristote — Jérusalem contre Athènes.
« Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? », demande Paul, l’apôtre de l’Église, dans sa première épître aux Corinthiens. Avant d’ajouter : « Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. […] Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages. » (1 Cor. 1, 20-27). Est ainsi affirmée l’opposition absolue entre la sagesse de Dieu, qui est folie aux yeux du monde, et la sagesse du monde, qui est folie aux yeux de Dieu. Pour Léon Chestov, cette sagesse du monde désigne la raison, la sophia grecque, la philosophie léguée par la pensée hellénistique. Or, comme le montre l’auteur russe dans Athènes et Jérusalem, il existe une contradiction indépassable entre la philosophie grecque et la pensée biblique, ces deux traditions antagonistes irriguant la pensée occidentale. Chestov affirme ainsi : « D’Athènes nous vient la vérité rationnelle, de Jérusalem, la révélation. La révélation ne peut trouver place dans le cadre des vérités rationnelles : elle les brise. » Et Chestov de prendre résolument le parti de Jérusalem contre celui d’Athènes : « La tâche que je me suis proposée dans ce livre, Athènes et Jérusalem, consiste à mettre à l’épreuve les prétentions à la possession de la vérité qu’émet la raison humaine ou la philosophie spéculative. » Mais en quoi Athènes et Jérusalem, la philosophie et la révélation, la raison et la foi s’opposent-elles ?
D’après notre auteur, la raison se définit elle-même comme la découverte, par l’intellect, de vérités supposées éternelles : « Les hommes, les grands comme les petits, naissent et meurent, apparaissent et disparaissent, mais les vérités demeurent. Quand personne n’avait commencé à penser, à chercher, les vérités qui plus tard se sont révélées aux hommes existaient déjà. Et lorsque les hommes auront définitivement disparu de la face de la terre, ou auront perdu la faculté de penser, les vérités n’en pâtiront pas. » Or, ces vérités sont éternelles parce que l’univers fonctionne selon des lois immuables, les lois physiques. La raison consiste alors à comprendre ces lois en admettant leur nécessité, l’anankè d’Aristote. Ainsi, la philosophie, l’usage de la raison, implique l’acceptation, voire la justification, de la nécessité : « C’est pourquoi la tâche de la philosophie consiste, en découvrant les rapports nécessaires des choses, c’est-à-dire en obtenant le savoir, à convaincre les hommes que l’on ne peut discuter avec la Nécessité, qu’il faut lui obéir. » Bien plus, « le but de la philosophie est de soutenir la Nécessité par tous les moyens. » La raison admet l’impossibilité de changer la réalité, les lois de la nature et enseigne donc à se soumettre à elles : « Il n’est pas donné aux mortels de changer quoique ce soit à la nature de la Nécessité […]. Il ne reste donc qu’une chose à faire : convaincre les hommes par des raisonnements ou des incantations que, d’une part, la Nécessité est toute-puissante, et que la combattre ne servirait de rien, et, d’autre part, que la Nécessité est d’origine divine […] et qu’il est impie et immoral de lui refuser l’obéissance. » La philosophie spéculative, inspirée de la pensée grecque, pousse les êtres humains à se soumettre aux lois du cosmos et à leur obéir, quel qu’en soit le coût. Les hommes, « contraints par la vérité même » (Aristote), n’ont d’autre choix que d’obéir à la nécessité, à laquelle même les dieux olympiens sont assujettis. Se révolter contre la nécessité relèverait de la pure folie, de l’hubris. Qui oserait en effet contester la loi de la gravitation, la maladie ou encore le caractère mortel de tous les êtres vivants ? Quiconque use de sa raison voit bien qu’il n’est d’autre attitude possible que d’accepter le pouvoir de la nécessité sur la vie humaine : « La vérité est, par son essence et sa nature même, une vérité qui contraint et c’est dans la soumission à la vérité qui contraint que réside la source de toutes les vertus humaines. » Aristote et, après lui, les théologiens médiévaux, Descartes, Leibniz, Kant ou Hegel accordent tous la primauté à la raison et reconnaissent avec elle le pouvoir de la nécessité.
Le miracle contre la raison
Mais, pour Chestov, cette soumission à la nécessité témoigne d’un fatalisme, d’un renoncement à la liberté. Bien plus, la raison elle-même n’a aucun fondement rationnel : nul ne peut prouver rationnellement que les lois naturelles sont éternelles, il s’agit là d’une pure croyance. Pourquoi ce qui a toujours été devrait-il toujours être ?, pourrait-on demander. Et aucune réponse satisfaisante ne peut être donnée. Dès lors, on peut envisager que la nécessité n’a aucun caractère nécessaire, qu’elle peut être vaincue, que les lois de la nature peuvent être enfreintes : c’est ce que la Bible appelle le miracle. Et de fait, pour Chestov, toute la pensée biblique constitue une révolte contre la nécessité et, partant, un attentat contre l’autorité de la raison. Telle est la foi pour le penseur russe : l’homme touché par la grâce « oublie le pouvoir de la nécessité, la toute-puissance de cet ennemi ». Il affirme, contre l’inévitabilité de la mort, la résurrection des corps. Comme Kierkegaard, il proclame, contre l’évidence de la réalité, la folie de l’absurde. À l’instar de Job, il défend, contre les droits de la nécessité, l’autorité de Dieu, qui peut suspendre les lois naturelles.
Alors que les philosophes grecs soumettent jusqu’aux dieux à la nécessité, une telle prétention constitue, dans la pensée hébraïque et chrétienne, un blasphème niant le caractère absolu de Dieu : « La soumission à la loi [de la nécessité] est le commencement de toute impiété. Et le comble de l’impiété, c’est la divinisation des lois, de ces “vérités éternelles et immatérielles dépendantes de la vérité unique” dont nous a parlé Pascal. » En effet, « Détourner son attention du miracle, c’est admettre l’existence des veritates aeternae, qui sont également des veritates emancipatae a Deo, des vérités émancipées de Dieu, des vérités dont Dieu dépend ; c’est donc reconnaître que tout n’est pas possible à Dieu. Et reconnaître que tout n’est pas possible à Dieu cela équivaut à dire […] que Dieu n’existe pas. » Au contraire, pour Chestov, « Aucun principe ni idéal, ni réel ne précède Dieu, ne domine Dieu : Dieu commande toujours et n’obéit jamais. Toute tentative pour ériger quoique ce soit au-dessus de Dieu — principe idéal ou matériel, je le répète — est l’abomination de la désolation. » Contre la tentation de maints philosophes d’assujettir Dieu aux vérités de la raison, Chestov choisit, à l’opposé, de soumettre la vérité à Dieu : la vérité n’est pas une entité incréée et éternelle surplombant Dieu, elle est assujettie à Dieu qui peut donc l’abolir ou la modifier. Ainsi, choisir de suivre Dieu revient à remettre en cause la nécessité et ses contraintes : « ce qui paraissait impossible devient possible et ce qui paraissait inaccessible devient accessible », puisque « Dieu, cela veut dire que tout est possible, qu’il n’y a rien d’impossible ». Dans les récits bibliques, les droits de la nécessité sont bafoués et, par conséquent, le pouvoir de la raison est mis en cause, puisque les morts peuvent ressusciter, les malades guérir, les faibles triompher des forts, les hommes marcher sur l’eau, la vierge enfanter… : « Rien n’est impossible à Dieu » (Lc. 1, 37).
Dieu contre la morale et la religion
De l’injonction de Chestov, après Pascal, à nous « abêtir » et à refuser la dictature de la raison découle sa critique d’une seconde idole, la morale : « Notre moralité, fondée sur la religion, nous interdit de nous hâter vers l’éternité. » Comme son ami Berdiaev, Chestov se fait l’ennemi du moralisme, surtout chrétien. Il critique en particulier les prétentions des philosophes et des théologiens à soumettre Dieu à la morale, la connaissance du bien et du mal, assimilable à la vertu gréco-romaine. C’est justement, si l’on en croit le récit de la Genèse, lorsque l’homme cherche à accéder à la vertu, en goûtant au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qu’il s’éloigne de Dieu car il rend ainsi absolue une morale déliée de Dieu. Pour Chestov, la recherche de la morale et de la vertu est ainsi à la base du péché et « le contraire du péché n’est pas la vertu mais la foi », c’est-à-dire la croyance selon laquelle rien n’est impossible à Dieu. Or, la foi conteste la morale puisqu’elle conduit « à fonder l’univers sur un arbitraire illimité » dépassant toute règle morale : la volonté de Dieu. Et cet arbitraire révolte immanquablement l’homme moral, l’homme naturel : « Peut-on confier sa destinée à Dieu sans s’être assuré au préalable que Dieu est un être raisonnable et moral ? Et si Dieu était fou ? s’il était mauvais et cruel ? »
Car, pour Chestov, la foi chrétienne implique d’admettre et d’adorer un « Dieu immoral ». Le Dieu qui déclare aux plus pieux et aux plus intègres des hommes que « les publicains et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu » (Mt. 21, 31) peut-il en effet être moral ? L’auteur russe explique ainsi l’œuvre de la croix : « Il [Dieu] prit sur lui les péchés de l’humanité, Il devint le plus grand, le plus abominable des pécheurs ». Jésus-Christ, donc Dieu lui-même, accepte, à la croix, de porter le péché de toute l’humanité, de se faire pécheur, de devenir le pire des criminels que l’humanité ait porté. Comment ne pas alors voir en Dieu un être immoral, qui non seulement exige la mort de l’innocent (le Père souhaitant le sacrifice du Fils), mais également se fait lui-même pécheur (le Fils prenant sur lui le péché de tous les hommes) ? Pour Chestov, si Dieu se fait « immoral », c’est qu’il est « un Dieu que rien ne lie, pas même le bien ». Ainsi, « Dieu est l’arbitraire : aucun principe, aucune loi ne dominent Dieu. Ce qu’il accepte est le bien. Ce qu’il repousse est le mal. Dieu ne choisit pas entre le bien et le mal […] ; au contraire : ce qu’il aime est le bien, ce qu’il n’aime pas est le mal. » Lorsque le chrétien dit que Dieu est bon, cela ne veut pas dire que le Bien détermine Dieu qui s’y soumet, mais au contraire que Dieu détermine le Bien, quelque « immoral » qu’il puisse sembler, de façon arbitraire et absolue. En somme, Dieu n’est pas soumis à un Bien qui lui préexisterait : il le crée par sa simple volonté.
Outre la morale, Chestov s’en prend, au nom du christianisme, à toutes les autres idoles que l’homme rend absolues, c’est-à-dire qu’il met à la place de Dieu : « Le péché mortel des philosophes, ce n’est pas la poursuite de l’absolu : leur plus grand tort, c’est que lorsqu’ils constatent qu’ils n’ont pas trouvé l’absolu, ils sont prêts à reconnaître pour l’absolu l’un des produits de l’activité humaine — la science, l’État, la morale, la religion, etc. » Aucune idole, même chrétienne, ne saurait être tolérée. C’est pourquoi Chestov s’attaque à la religion : « La religion elle-même, si profonde et sublime qu’elle soit, n’est tout au plus qu’un vase destiné à contenir l’absolu, le vêtement, pour ainsi dire, de l’absolu. Et il faut savoir distinguer ce trésor sacré du vase qui le recèle, sinon l’on risque de tomber dans l’idolâtrie. » Contre la divinisation de toutes les réalités humaines, Chestov défend le caractère absolu de Dieu seul. Il dénonce ainsi toutes les tentatives, totalisantes et totalitaires, visant à établir des absolus terrestres, que ceux-ci se nomment État, Marché, Technique, Science, Idéologie, Morale, Religion ou même Théologie. Toutes ces réalités, purement humaines, sont toujours susceptibles d’être contestées par Dieu : « Le juge suprême dans tous les différends, ce n’est pas l’homme, mais Celui qui est au-dessus des hommes. Et, par conséquent, pour trouver le vrai il faut se libérer de ce que les hommes considèrent ordinairement comme vrai. » Tout savoir, toute réalité, tout absolu humains sont donc, pour le croyant, relatifs et relativisés devant le « juge suprême » qu’est Dieu.
L’exigence de la liberté : la lutte pour l’impossible
La pensée de Chestov constitue ainsi une théologie révolutionnaire qui, loin de prôner la vénération d’un ordre chrétien idéalisé ou intemporel, soutient au contraire une remise en cause de toute société, y compris chrétienne. Si le penseur russe reconnaît la légitimité, la nécessité d’un ordre social — à vue purement humaine —, il refuse de recourir à Dieu pour le justifier : « Nous vivons étroitement et péniblement. Nous sommes obligés de nous serrer, et pour en souffrir le moins possible, nous nous efforçons de maintenir un certain ordre. Mais pourquoi attribuer à Dieu le même respect et le même amour de l’ordre, à Dieu que ne limite ni le temps ni l’espace ? » La « philosophie » de Chestov se fonde sur une relativisation de toute tradition, surtout les traditions chrétiennes. D’après notre auteur, « il faut être prêt à accueillir quelque chose d’absolument nouveau, ne ressemblant en rien à ce qui est ancien, traditionnel ».
Car, de fait, « la foi n’examine pas, elle ne regarde pas en arrière » vers un passé nostalgique mais constitue une lutte pour l’avenir, pour l’irruption du Royaume de Dieu futur dans notre présent humain. Ainsi que l’exprime Chestov, « une grande et dernière lutte attend les âmes. La philosophie […] est lutte. Et cette lutte n’aura pas de fin. Le royaume de Dieu, ainsi qu’il est dit, s’obtient par la violence ». Le croyant doit ainsi lutter, tel Jacob, contre Dieu, c’est-à-dire face à Dieu, auprès de Dieu, pour faire advenir l’impossible dans un monde fini, limité, humain. Et c’est dans cette lutte qu’il ressemblera à son Père céleste : « Dieu exige toujours de nous l’impossible, et c’est en cela principalement que constitue la différence entre Dieu et les hommes. Ou bien, peut-être, au contraire, la ressemblance : n’est-il pas dit que Dieu a créé l’homme à son image ? Ce n’est que lorsque l’homme veut l’impossible qu’il se tourne vers Dieu. » Lutter pour le Royaume contre toutes les tyrannies, contre toutes les lois oppressives, y compris les lois morales ou les lois de la raison, nier la nécessité immuable au nom de l’impossible devenu possible : n’est-ce pas là le fondement d’une pensée chrétienne révolutionnaire ?
Et cette lutte jamais achevée contre la nécessité révèle la pierre angulaire de la pensée de Chestov : la liberté. Puisque « là où est l’Esprit, là est la liberté » (2 Cor. 3, 17), Chestov s’emploie à garantir tant la liberté de Dieu — en l’affranchissant de toutes les contraintes auxquelles l’homme cherche traditionnellement à l’assujettir (morale, théologie, religion…) — que la liberté humaine, offerte par Dieu seul contre l’implacable asservissement du destin. Chestov dévoile ainsi le paradoxe selon lequel la soumission à Dieu garantit la liberté : « Tout ce qui s’est “libéré” de Dieu se livre au pouvoir du Néant. La “dépendance” à l’égard de Dieu est la liberté à l’égard du Néant, lequel […] suce le sang de tout le vivant. » En Dieu seul se trouvent la vie et la liberté. Contre tous les « tu dois », contre toutes les idoles, contre toutes les fatalités, Chestov défend la liberté, c’est-à-dire la liberté ultime de rendre possible l’impossible. Rien, hors Dieu, n’est absolu, définitif, ou immuable. Tout est susceptible d’être remis en cause par l’arbitraire, c’est-à-dire la liberté totale, de Dieu et par la foi du croyant libéré de la nécessité : « Là où est Dieu, il n’y a pas de loi ; c’est la liberté ; et là où la liberté n’est pas, Dieu n’est pas. » Et, si le Dieu absolu est réellement liberté, l’impossible n’est pas, ne peut être et ne sera jamais chrétien : « si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : “transporte-toi d’ici là”, et elle se transporterait ; rien ne vous serait impossible » (Mt. 17, 20).