Louis Ménard : l’incarnation du divin dans l’hellénisme

Écrivain et poète passionné par l’antiquité, Louis Ménard a consacré de nombreux ouvrages à la pensée grecque. Républicain convaincu, il conçoit le polythéisme helléniste comme un modèle culturel et spirituel indispensable à l’établissement d’un régime authentiquement républicain dans la France du XIXe siècle.

Louis Ménard

Pour Louis Ménard, le monothéisme est à la monarchie absolue ce que le polythéisme est à la république. Considérant que « les formes politiques sont le miroir des idées religieuses », le poète français pense que la foi, dans l’harmonie des contraires et la pluralité du divin, se traduit politiquement par un respect des libertés individuelles et une décentralisation du pouvoir. Mais Louis Ménard n’admire pas n’importe quel polythéisme. Seule la religion des anciens grecs serait parvenue à un miracle historique : « […] placée entre les races primitives qui cherchaient le divin dans la nature, et les peuples modernes qui ne l’ont vu que dans l’humanité, la Grèce avait réuni cette double conception de l’idéal dans la forme harmonieuse du polythéisme. » Soustrayant l’homme au culte de la force, les dieux grecs concilient les lois de l’esprit et celles de la nature. Ces dernières ne sont plus des forces aveugles auxquelles l’homme doit se soumettre avec résignation mais elles deviennent des lois vivantes tendant vers la beauté dans le monde physique, et vers la justice dans le monde moral. Ce miracle est l’œuvre des poètes, d’Homère et Hésiode en particulier. Dans leurs vers, les lois de la nature s’incarnent dans une diversité de dieux à forme humaine. Bien avant l’incarnation chrétienne, le divin et l’humain communient. Pour Louis Ménard, ce polythéisme grec rompt avec l’animisme primitif en instituant une morale. Mais cette morale n’est pas désincarnée et abstraite comme le serait celle des monothéismes par la suite. Les oppositions entre le juste et l’injuste, le beau et le laid, sur lesquelles elle se fonde n’appartiennent pas au seul monde des idées mais font appel aux sens.

Les philosophes contre l’hellénisme

Cependant, ce vieux monde grec s’est effondré lors de l’avènement des philosophes socratiques. Dans son œuvre la plus célèbre, Rêveries d’un païen mystique, Louis Ménard fait dialoguer Socrate avec les Euménides, déesses des remords, lesquelles révèlent au philosophe les conséquences de sa pensée sur le monde advenu après sa mort. Socrate prend alors conscience avec épouvante des conséquences dramatiques de son enseignement : la fin des républiques libres de Grèce, l’oppression impériale, l’invasion des barbares et le triomphe des religions orientales parmi lesquelles figure le christianisme. La culpabilité de Socrate apparaît évidente : « […] les prêtres du Dieu nouveau vivent dans la contemplation des choses saintes, sans patrie et sans famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils dirigent les consciences des autres hommes qui, s’agenouillant devant eux, confessent leurs fautes et en implorent pardon. N’est ce pas là le règne de l’intelligence rêvé par tous les philosophes, ce gouvernement des meilleurs, dont tu aurais pu faire partie ? » Devant un tel désastre, Socrate se repend d’avoir contribué à la mort du polythéisme et à la désincarnation de l’esprit.

Temple d’Isis de Philae

Contemporain de Nietzsche, Louis Ménard reproche à l’idéalisme socratique d’avoir déprécié le monde sensible et corrompu la religion des anciens. Tombés de leur piédestal, les dieux grecs n’étaient plus que des daimon aux yeux de Platon tandis que le verbe devenait la divinité suprême. De ce verbe seul pouvait surgir le beau, le bon et le bien. L’hellénisme dégénérait, les dieux agonisaient, l’esprit se retirait du monde terrestre pour se réfugier dans celui des idées platoniciennes, le temps du christianisme pouvait advenir. Imaginant la chute de Philae, dernier bastion du monde ancien, le poète évoque dans ses Rêveries l’entrée en dormition des cultes ancestraux face à la religion nouvelle. Louis Ménard croit pourtant voir en Jésus, incarnation chrétienne du verbe, un successeur des héros antiques, un médiateur entre les hommes et les dieux : « […] comme Héraclès avait délivré le Titan ravisseur du feu des vautours du Causase, le Christ délivre des chaînes du péché et de l’empire de la mort la race d’Adam, coupable d’avoir volé le fruit de l’arbre de la science. » Quant à la vierge Marie, « n’est ce pas le génie de la Grèce, ce souffle créateur, ce Saint-Esprit aux ailes de colombe qui la féconde sans la flétrir ». Le culte du Christ pourrait donc apparaître comme la dernière forme voire l’aboutissement de l’anthropomorphisme de la religion grecque. Mais, Louis Ménard ne pardonne pas au christianisme d’avoir détruit la pluralité du divin : « […] le christianisme greffa le dogme de l’homme dieu sur l’arbre fatal du monothéisme, qui étouffe la vie sous son ombre » (Lettres d’un mort : opinions d’un païen sur la société moderne).

Socrate

La dangereuse désincarnation du divin

Pour le poète, la religion du dieu unique induit nécessairement un cosmopolitisme et un abandon du culte des morts qui assèchent l’amour de la patrie et des ancêtres. Sévère avec le christianisme primitif, Louis Ménard adhère à la thèse voulant que la religion du Christ ait accompagné la chute du monde antique et son impuissance devant les barbares. Mais c’est aux philosophes qu’il attribue la responsabilité de l’avènement de ce christianisme. En intellectualisant le divin et en méprisant la matière, les disciples de Socrate et de Platon ont cherché à apurer la religion. Cependant, en rendant la matière inerte et en chassant les dieux d’ici bas, les philosophes ont vidé les cultes de leur substance : « […] on ne peut dégager l’idée divine de son expression humaine sans anéantir par cela même la religion » (Du polythéisme hellénique). Louis Ménard reconnaît qu’un tel meurtre était possible uniquement sur un hellénisme déjà affaibli. Les contemporains des philosophes peinaient à saisir l’esprit des poèmes des anciens tandis que les vices des dieux servaient désormais de caution aux crimes des hommes. S’appuyant sur cette dégénérescence du polythéisme pour défendre le verbe, les philosophes en vinrent à reprocher aux anciens d’avoir attribué aux dieux des caractères trop humains. Louis Ménard remarque que les penseurs des Lumières n’agirent plus tard pas autrement à l’égard du catholicisme pour justifier leur déisme. Or s’attaquer à l’incarnation matérialiste du divin au nom de la pureté de la religion, c’est déjà s’attaquer au divin : « […] c’est ainsi que la philosophie, en voulant épurer la notion divine, finit par détruire toutes les religions ; il n’y en a pas une qui soit à l’abri de ce genre d’attaques. »

Fervent défenseur de l’idéal républicain, Louis Ménard ne regrette pas l’ancien régime auquel il reproche d’avoir traduit sur terre l’idéal monothéiste. Cependant, il déplore amèrement que la République française n’ait pas accompagné la révolution politique d’une révolution religieuse. Rejetant le déisme, « cette ennuyeuse doctrine » qui « ne fait que reproduire sous une forme sèche et abstraite le dogme judaïque du moyen âge », Louis Ménard constate une simple mutation du christianisme en culte de la fraternité. Spirituellement, la révolution française ne serait ni une rupture ni un retour aux sources antique mais un approfondissement du monothéisme. C’est une nouvelle victoire des philosophes, qui ne peut que désoler le poète nostalgique des dieux charnels : « […] le sens des mythes est si oublié, que ni les chrétiens ni les révolutionnaires n’ont reconnu dans la raison de Chaumette, le Verbe de Platon et de saint Jean. »