La liberté de l’homme est la condition de possibilité du bien et du mal. L’homme, pour être responsable, doit être libre. Le péché sans liberté n’a pas de sens. L’homme doit être libre pour être jugé. Sans liberté, pas de crime. Sans liberté, pas de châtiment. Comme le dit Berdiaev dans son Esprit de Dostoïevski : « sans liberté, Dieu seul serait responsable du mal ». Cette vérité théologique est indubitable. Pour Dostoïevski, la liberté est irrationnelle. Elle peut aboutir au bien et au mal. Néanmoins, la liberté est l’outil chrétien par excellence. C’est un don de Dieu. La rejeter par peur du mal est une faute car le seul vrai bien est fils de la liberté.
D’après Berdiaev, rien ne mettait plus en colère Dostoïevski que les tentatives « humanitaro-positivistes » d’expliquer le crime par la seule « influence du milieu social ». Réduire l’homme à un déterminisme sociologique, c’est nier sa spiritualité, nier ce qui, aux yeux de Dostoïevski, fait la spécificité de l’homme. Et Berdiaev d’ajouter : « Si l’homme n’est que le reflet passif de son milieu social, s’il n’est pas une créature responsable, alors il n’y a pas d’homme et pas de Dieu, pas de liberté, pas de mal et pas de bien. » Pour Dostoïevski, tout s’articule, tout se répond. Remettre en question un des éléments de la chaîne, en l’occurrence la pure et stricte liberté de l’homme, c’est remettre en question la possibilité même de Dieu.
Pour Dostoïevski, la responsabilité de l’homme participe de sa dignité. L’homme n’est homme qu’en tant qu’il est intégralement responsable de ses actes. Douter de cela, c’est douter de l’homme. Berdiaev affirme : « L’humanitarisme irresponsable nie le mal, parce qu’il nie la personnalité, et Dostoïevski a lutté contre l’humanitarisme au nom de l’homme ». En dernière instance, le vrai humaniste, c’est Dostoïevski !
Pour autant, Dostoïevski ne pense pas que le mal soit, pour parler comme Hegel, un moment du bien. Le mal n’est pas une étape obligatoire pour accéder à la lumière. Dostoïevski l’a assez montré dans ses romans et notamment dans Les Démons. Le mal a sa propre force ontologique, il consume les âmes et les mène au néant. « Le consentement de soi au sein du mal est le signal de la perte », écrit Berdiaev. En cela, Dostoïevski est éloigné des conceptions évolutionnistes qui voit dans le mal un moyen nécessaire pour accéder au bien.
Cependant, les personnages de Dostoïevski s’inscrivent souvent dans une logique de rédemption. L’expérience du mal demeure l’épreuve ultime pour la liberté. La liberté peut, en mutant en arbitraire, prendre la direction du mal. Mais la liberté n’est jamais aussi libre que lorsqu’elle s’affranchit du mal, lorsqu’elle renoue avec son origine, avec Dieu. « C’est pourquoi, nous dit Berdiaev, le Christ rédempteur est la liberté même. »
Si la liberté est le signe de Dieu en l’homme, elle est également un danger et non pas seulement en tant que condition de possibilité du mal. La liberté inconditionnelle, le « tout est permis » est l’angoisse ultime pour Dostoïevski puisqu’elle aboutit à l’idée corruptrice de Surhomme. Cet « excès » de liberté est thématisé par l’écrivain dans Crime et Châtiment (mais aussi dans Les Démons). Raskolnikov, en voulant être Napoléon, en voulant édifier la liberté au dessus de toutes les valeurs se retrouve finalement confronté aux limites de cette même liberté. Cette liberté hors de la morale est un mensonge, un mensonge terrible qui fonde en l’homme l’illusion de sa toute-puissance.
La critique du Surhomme
La critique du Surhomme (Berdiaev précise que le terme russe « Homme-Dieu » se comprend directement en opposition au Christ, le « Dieu-Homme ») par Dostoïevski est sans appel. La figure de Raskolnikov prouve comme le dit Berdiaev que « l’idée de Dieu est la seule idée surhumaine qui ne détruise pas l’homme […] Dieu se révèle à travers son Fils. Ce Fils, c’est le Dieu parfait et l’homme parfait, le Dieu-Homme en la perfection duquel le divin et l’humain s’unissent. »
Pour Dostoïevski, l’homme qui se divinise anéantit Dieu et, dans le même temps, anéantit l’homme. L’homme dostoïevskien n’est possible sans Dieu. C’est à ce niveau là que les pensées des deux psychologues des profondeurs, Dostoïevski et Nietzsche, se séparent. Si tous deux ont conscience du caractère tragique de la liberté de l’homme, ils ont fait des choix radicalement différents. Berdiaev écrit : « Ils ont vu se scinder en deux le chemin qui part de l’homme, une voie allant au Dieu-Homme, c’est-à-dire au Christ, l’autre à la déification de l’homme en dieu, au Surhomme ». Dans Les Démons, Dostoïevski montre que la tentation du Surhomme peut aboutir à deux morts différentes : la mort biologique (Kirilov) et la mort psychologique (Stavroguine).
Si d’un côté Nietzsche est l’aboutissement orgueilleux de l’humanisme européen (le Surhomme), Dostoïevski est le sauveur de l’homme. Paradoxalement, Dostoïevski sauve l’homme contre l’humanisme, sauve l’homme contre lui-même en réactivant la pensée de Dieu. Pour Berdiaev, « Sur la tombe de ces deux grandes Idées – Dieu et l’homme, – se lève l’image d’un monstre, l’image de l’homme qui veut être Dieu, du Surhomme en marche, de l’Antechrist. Il n’y a, chez Nietzsche, ni Dieu ni homme, mais seulement ce Surhomme inconnu. Dieu et l’homme existent au contraire chez Dostoïevski. Ni Dieu ne dévore l’homme, ni l’homme ne disparaît en Dieu : il reste lui-même jusqu’à la fin et pour la consommation des siècles. »