Le philosophe anglais Thomas Hobbes est si connu qu’une présentation de sa doctrine politique pourrait sembler redondante à tout lecteur cultivé. L’idée d’un contrat entre plusieurs individus entérinant le passage de l’état de nature à l’état social, la justification du caractère absolu de l’autorité du souverain, l’approche négative de la liberté du sujet par opposition à la liberté positive des Anciens, tous ces thèmes, et bien d’autres encore, sont abondamment traités dans les ouvrages philosophiques ou historiques consacrés au philosophe. Malgré tout, plusieurs zones d’ombre de la philosophie hobbesienne mériteraient d’être éclairées. En particulier, la théologie du Léviathan reste, dans l’ensemble, assez peu étudiée.
Vers 1650, l’Angleterre connaît une guerre civile sans précédent. L’exécution du roi Charles Ier, un an plus tôt, consacre un vide du pouvoir, ce qui permet à des doctrines religieuses hétérodoxes, et même hérétiques, de s’exprimer et de se multiplier. C’est dans ce contexte que Thomas Hobbes publie son chef d’œuvre philosophique, le Léviathan (1651). Sur les quatre parties que compte cet ouvrage, deux sont intégralement consacrées à la théologie et aux polémiques religieuses de son époque. C’est dire à quel point la question théologique est omniprésente, et essentielle, dans le Léviathan .
L’originalité de la pensée religieuse de Hobbes est qu’elle se fonde sur une « théologie négative » ou « théologie sceptique [1] ». Selon le philosophe, Dieu est tellement transcendant que nul ne peut prétendre connaître ni la nature du Créateur (ce qui serait un blasphème), ni la pensée et les plans divins (ce qui serait un mensonge et une offense). En fait, nous ne savons strictement rien de Dieu, et les noms que nous lui donnons (le Rois des rois, le Créateur, l’Éternel, le Tout-Puissant, le nom même de « Dieu ») sont purement humains : « Car la nature de Dieu est incompréhensible ; c’est-à-dire que nous ne comprenons pas ce qu’il est, mais seulement qu’il est, et nous n’avons aucune opinion de sa nature, mais seulement le désir de l’honorer avec des noms que nous concevons comme les plus honorables [2] ». Le caractère inaccessible de Dieu pour l’homme naturel, initié par la Réforme et fortement souligné par Jean Calvin, est ici poussé à l’extrême. Personne, y compris le chrétien lui-même, ne peut connaître Dieu. La transcendance de Dieu est si absolue qu’elle laisse aux hommes un monde vide de Dieu, « désenchanté », délié de tout lien avec le divin.
Cette inaccessibilité de Dieu permet à Hobbes de critiquer ses ennemis, les « prophètes » millénaristes qui, tels les membres de la Cinquième Monarchie croyant à un retour imminent du Christ, se déclarent inspirés et critiquent le pouvoir établi au nom de Dieu. Selon le philosophe, ces inspirés sont en réalité des menteurs qui cherchent à tromper le peuple afin de le dominer et à combler leur soif de pouvoir. Ils constituent le « royaume des ténèbres ». Hobbes inaugure ici ce que l’on pourrait appeler une « théologie du soupçon » : il cherche à débusquer, derrière les erreurs théologiques, les intérêts matériels de leurs propagateurs. Son premier ennemi est le catholicisme, qui prétend asservir les princes au pape et instaurer « un pouvoir illégitime sur les souverains légitimes des peuples chrétiens ». Mais, depuis l’Acte de suprématie (1534) consacrant le roi d’Angleterre comme unique chef de l’Église anglicane, les catholiques ont été supplantés par les presbytériens calvinistes, qui se sont faits les champions du « royaume des ténèbres » en semant le trouble dans l’État : « Car qu’est-ce qu’excommunier leur roi légitime, sinon le priver de tous les lieux où le service public de Dieu [est célébré], et cela dans son propre royaume ? Et lui résister par force, quand il essaie de les corriger ? Et qu’est-ce qu’excommunier n’importe quelle personne sans l’assentiment du souverain civil, sinon lui prendre sa liberté légitime, c’est-à-dire s’emparer d’un pouvoir illégitime sur leurs frères ? » La conclusion est claire et sans appel : « Les auteurs de ce royaume des ténèbres dans la religion sont les clergés romain et presbytérien. »
Les propagateurs du « royaume des ténèbres » commettent en fait une erreur théologique majeure. En proclamant que « le royaume du Christ est déjà advenu » et en confondant l’Église et le royaume du Christ, ils s’autorisent à condamner le souverain temporel. Or, selon Hobbes, l’âge de l’Église ne saurait être confondu avec l’âge du royaume du Christ. Pour le philosophe, l’économie de Dieu pour le monde se compose de trois phases : dans un premier temps, Dieu règne temporellement sur le royaume d’Israël. Mais, deuxièmement, après le rejet de la royauté de Dieu par le peuple d’Israël et l’instauration de la monarchie (1 Samuel 8), ce sont les rois terrestres qui sont l’incarnation de la volonté divine. La première venue du Christ ne change pas la donne, sinon qu’elle étend ce système du peuple d’Israël à l’ensemble des nations se disant chrétiennes. Enfin, dans un troisième temps, le « royaume du Christ » se caractérise par la seconde venue du Messie et son règne terrestre sur l’humanité.
L’État comme Église, l’Église comme État
La période dans laquelle nous vivons serait donc celle de l’absence de Dieu, qui déléguerait sa domination sur l’humanité aux souverains, ses vicaires sur terre. Dès lors, chaque souverain représente Dieu en son royaume et a la charge du peuple que Dieu lui a confié. Il y a donc autant d’Églises que d’États ; Hobbes l’affirme explicitement : « il n’y a sur la terre aucune Église universelle, à laquelle les chrétiens devraient obéir ». En rompant avec l’universalisme chrétien professé par toutes les Églises confondues, le philosophe anglais procède à une révolution théologique inédite dans l’histoire du christianisme. Désormais, il n’existe aucune Église unique, mais seulement des Églises, qui de surcroît se confondent avec les États chrétiens. À l’instar du royaume d’Israël, entité politique et entité religieuse se confondent : « Je définis une Église comme un groupe d’hommes professant la religion chrétienne, unis dans la personne d’un unique souverain. » Dès lors, le souverain, chef politique du peuple, est également son chef religieux. Aucune distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ne saurait être admise ; la souveraineté est totale ou elle n’est pas : « Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ne sont que deux épées apportées au monde pour que les hommes voient double et se trompent sur leur souverain légitime. » Si, selon un adage célèbre, « le roi de France est empereur en son royaume », le souverain hobbesien est pape dans le sien. Ainsi que l’illustre le frontispice du Léviathan, le souverain détient le glaive temporel comme la crosse spirituelle, qui ne sauraient être séparés. Du souverain découlent ainsi tous les offices religieux : « Tous les pasteurs, à l’exception du pasteur suprême, exécutent leurs charges par l’autorité du souverain civil, c’est-à-dire jure civili. Mais le roi, comme tout souverain, exécute son office de pasteur suprême par immédiate autorité de Dieu, c’est-à-dire par droit divin, ou jure divino. » De plus, c’est bien le souverain qui édicte les dogmes et la théologie de son Église-État. C’est aussi lui qui fixe les pratiques religieuses en vigueur. C’est lui qui détermine quelles opinions sont hérétiques, et lesquelles sont admises. « En résumé, conclut Hobbes, il a le pouvoir suprême dans toutes les causes, ecclésiastiques comme civiles, tant que cela concerne les actions et les mots, car eux seuls sont connus et peuvent être accusés ; mais pour ce qui ne peut être accusé [les pensées des sujets], il n’y a pas de juge, sinon Dieu, qui juge le cœur. Et ces droits sont consubstantiels à tous les souverains, qu’ils soient des monarques ou des assemblées ; car ils sont les représentants d’un peuple chrétien, les représentants de l’Église : car une Église et un État [Commonwealth] sont une même chose. »
Le souverain a donc une autorité spirituelle absolue et incontestable sur son Église-État, cela est entendu. Mais les sujets doivent-ils obéir à un souverain hérétique ou infidèle ? Oui, nous dit Hobbes. Pour justifier l’obéissance à un souverain hérétique, le philosophe anglais cherche à réduire au maximum les dogmes chrétiens nécessaires au salut. En fait pour Hobbes, « Le (unum necessarium) seul article de foi, que l’Écriture donne simplement pour le salut est celui-ci : JÉSUS EST LE CHRIST. » À ce fondement essentiel, le souverain peut ajouter tous les dogmes qui lui paraissent justes, fussent-ils incertains, voire carrément erronés. Mais cela n’a aucune incidence sur le salut du peuple, si celui-ci croit à l’unique article de foi véritable du christianisme. Dès lors que celui-ci est respecté, « il ne peut y avoir aucune contradiction entre les lois de Dieu et les lois d’un État [Commonwealth] chrétien. »
Mais qu’en est-il lorsque le souverain n’est pas chrétien et qu’il oblige les sujets à renier leur foi ? Pour Hobbes, la résistance contre un prince infidèle est un péché contre la loi de Dieu. En effet, comme « la foi est un don de Dieu, qu’aucun homme ne peut donner, ni prendre par la promesse de récompenses ou par des menaces de torture », le chrétien croira en son for intérieur, quels que soient les dogmes édictés par le souverain. Par conséquent, si le souverain interdit la foi chrétienne, « cette interdiction est nulle ». De plus, la foi relevant du for intérieur, le chrétien peut, sans danger pour son salut, professer extérieurement une doctrine contredisant le dogme chrétien : « La profession avec la langue est quelque chose d’extérieur, et rien de plus que n’importe quel geste par lequel nous signifions notre obéissance ; et vis-à-vis d’elle un chrétien, s’il tient fermement dans son cœur la foi en Christ, a la même liberté que le prophète Élisée donna à Naaman le Syrien [de se prosterner devant les dieux de son pays d’origine] [3]. » Alors que Calvin condamnait tant le nicodémisme, l’hypocrisie des protestants qui demeuraient extérieurement dans l’Église catholique tout en la condamnant dans leur cœur, il n’y a là pour Hobbes aucun péché. Le chrétien professant des dogmes non-chrétiens, pourvu qu’il ait foi en son cœur, sera sauvé, car « tout ce qui est nécessaire au salut est contenu dans ces deux vertus : la foi en Christ et l’obéissance aux lois ». La foi en Christ ne saurait être un prétexte à la rébellion, fût-ce contre un souverain hérétique ou infidèle. L’obéissance est décidément le fondement de la foi.
Hobbes résout ainsi, d’une manière radicale et jusque-là inédite, le problème consubstantiel au christianisme dans sa relation au politique, la conciliation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, du principe paulinien (« Celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi [4]. ») et du principe pétrinien (« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes [5] »). En établissant une adéquation parfaite entre les sphères temporelle et spirituelle, toutes deux soumises au souverain civil, le philosophe abolit toute contradiction entre ces deux ordres. Néanmoins pour accomplir ce tour de force, Hobbes se voit contraint de renoncer à l’universalisme chrétien : le christianisme n’existe plus, il ne reste que des christianismes soumis aux souverains existants et qui, comme l’ancien royaume d’Israël avant eux, font de la religion le fondement de l’unité politique. Le problème politique posé par le christianisme est donc tranché en dénaturant le christianisme lui-même, en abolissant son universalisme au profit d’une multitude de particularismes chrétiens. La solution prônée par Hobbes était visiblement beaucoup trop radicale pour son temps. La parution du Léviathan vaudra à son auteur la réputation d’athée, et plusieurs autorités éminentes de l’Église anglicane, tels John Bramhall, condamneront cet ouvrage avec véhémence. Toutefois, la justesse et la cohérence de la démarche hobbesienne seront soulignées, un siècle plus tard, par nul autre que Jean-Jacques Rousseau, pourtant par ailleurs très hostile au philosophe anglais : « De tous les Auteurs Chrétiens, dit en effet Rousseau, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle, et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais État ni gouvernement ne sera bien constitué. […] Ce n’est pas tant ce qu’il y a d’horrible et de faux dans sa politique que ce qu’il y a de juste et de vrai qui l’a rendue odieuse [6]. » Peut-on imaginer éloge plus flatteur que le compliment d’un adversaire ?
Notes :
[1] James R. Martel, « A Skeptical Theology », in Subverting the Leviathan. Reading Thomas Hobbes as a Radical Democrat, New York, Columbia University Press, 2007, p. 79-106.
[2] Thomas Hobbes, Leviathan. Or the Matter, Forme, & Power of a Common-Wealth Ecclesiasticall and Civill, éd. J.C.A. Gaskin, Oxford, Oxford University Press, 1996. Cette citation et les références suivantes ont été traduites par mes soins. Le lecteur francophone pourra en outre se reporter à la traduction de Gérard Mairet : Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’Etat chrétien et civil, Paris, Gallimard, 2000.
[3] Cf. 2 Rois 5 : 18-19.
[4] Romains 13 : 2.
[5] Actes 5 : 29.
[6] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, IV, 8, éd. B. Bernardi, Paris, Flammarion, 2001.