Marc Froidefont : « Joseph de Maistre refuse l’image déprimante d’un homme perdu dans un univers insignifiant »

Joseph de Maistre est très connu pour ses engagements politiques, mais cette renommée se faisait jusqu’ici au détriment des raisons théologiques et philosophiques de ses positionnements contre-révolutionnaires. Le philosophe Marc Froidefont répare cette injustice, dans sa Théologie de Joseph de Maistre (Classiques Garnier, 2023). À l’appui de nombreux inédits du comte, il nous délivre les orientations théoriques d’une pensée attachée à fonder la dignité de l’intelligence et de l’action humaines sur l’universalité et la puissance divines, contre les offensives matérialistes des Lumières et leur anthropologie dépréciative.

PHILITT : Vous présentez la théologie du comte à travers trois parties successivement référées à « la création », « la chute » et « le retour vers Dieu », selon le schéma traditionnel de l’exitus-reditus (sortie-retour). L’histoire profane serait-elle soluble dans l’histoire du salut ?

Marc Froidefont : Pour tout chrétien, l’histoire humaine a un début et une fin, à savoir la création et le jugement dernier, ce qui signifie que l’Histoire a un sens, et que ce sens s’articule à la volonté de Dieu. La vie terrestre est un lieu d’épreuve, une « vallée de larmes » où le chrétien doit préparer son salut céleste. Saint Augustin distinguait la Cité terrestre de la Cité céleste, la première étant la vie profane, c’est-à-dire la vie des hommes en tant que citoyens, et la seconde étant la vraie patrie des chrétiens, celle vers laquelle ils doivent tendre. Si la finalité spirituelle prévaut sur celle qui n’est que politique, il n’en demeure pas moins, comme l’indiquait saint Augustin lui-même, que le chrétien ne doit pas se désintéresser de sa patrie terrestre, il faut même qu’il agisse en bon citoyen, aimant sa famille charnelle et sa nation, c’est ce que saint Thomas d’Aquin appelait la vertu de piété. Lors de la Révolution française, nombreux furent ceux qui tentèrent d’expliquer comment un tel événement était arrivé. Des essais comme ceux de Burke, Mallet du Pan, Calonne et bien d’autres, mirent en avant des causes politiques, voire philosophiques, mais Maistre, dans ses Considérations sur la France, fut l’un des rares à présenter la Révolution comme un châtiment divin. La France avait trahi sa mission chrétienne, et Dieu la punissait en conséquence. D’eux-mêmes, des gens aussi médiocres que les chefs révolutionnaires n’auraient pu arriver seuls à un tel résultat. « On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution ; c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s’était montrée d’une manière si claire dans aucun événement humain. Si elle emploie les instruments les plus vils, c’est qu’elle punit pour régénérer ». L’histoire profane et l’histoire du salut se conjoignent dans le providentialisme. La première n’est que le lieu ou, si l’on préfère, l’élément concret de la seconde, qui la meut et la dépasse.

Vous faites état de trois sortes de chute dont aurait souffert la nature humaine selon Maistre. Quel est ce processus d’ « involution », de l’âge d’or primordial vers l’âge sombre, dans lequel s’inscrit la décadence politique du siècle révolutionnaire ?

La chute, celle dont on parle en théologie, est à proprement parler l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis. Elle est la punition d’une faute, punition extrêmement grave puisqu’elle prive Adam et Ève de certaines qualités, les « dons préternaturels » (l’incorruptibilité corporelle, par exemple) que Dieu leur avait donnés, et dont la privation s’étend à leur descendance. Dieu, néanmoins, ne laisse ni Adam ni sa postérité sans aide, ce qui laisse à penser que les premiers hommes, au sens biblique du terme, n’étaient pas sans connaissances, et même, ajoute Maistre, avaient « des connaissances infiniment au-dessus de celles que nous possédons ». Cette force tant intellectuelle que physique des hommes de ce temps-là fut, à la longue, et par orgueil, mal utilisée, et incita les hommes à commettre des crimes tels que Dieu les punit par le Déluge, châtiment proportionné aux fautes desdits hommes. C’est ainsi que Maistre considère le Déluge comme une sorte de chute, puisque l’humanité repart de zéro avec Noé et ses enfants. La Tour de Babel, et la dispersion des hommes qui s’ensuit, est comme une autre sorte de chute, puisque l’on peut considérer que les diverses nations tirent leur origine de cet éclatement de l’unité qui était celle des hommes avant Babel. Ces trois chutes suscitent bien des réflexions. La première a été de tout temps commentée, partagée entre ceux qui voulaient voir dans le récit de la Genèse un fait historique, et d’autres simplement une allégorie, alors que, toutefois, historicité et allégorie ne sont pas nécessairement incompatibles. Le Déluge, quant à lui, était au XVIIIe siècle un objet de vifs débats. Les découvertes de coquillages en haut de certaines montagnes prouvaient qu’il y avait eu dans un lointain passé une immersion importante des terres. Les savants de l’époque étaient partagés, certains y voyaient une confirmation du récit biblique, d’autres une simple coïncidence. Maistre quant à lui, tout en connaissant de près les différentes thèses des savants, mettait en avant, comme on vient de le voir, le caractère punitif du Déluge. Il en est de même à propos de la Tour de Babel. Cette histoire biblique posait aussi la question de l’origine des langues, voire celle du langage lui-même. Quelle langue parlait-on avant Babel ? Comment les premières langues ont-elle pu dériver de la langue originelle, si tant est qu’une telle langue existât ? On pourrait presque dire, en exagérant à peine, qu’il n’est pas un écrivain du XVIIIe siècle qui n’ait écrit sa dissertation sur l’origine des langues, tant le sujet était alors dans les esprits.

Joseph de Maistre (1753-1821)

Comment situer la Révolution française dans cette histoire de l’humanité ?

Après Babel, nous avons l’histoire des nations ou des empires, lesquels font partie des desseins divins. La France, selon Maistre, n’est pas, en conséquence, le résultat des seuls hasards de l’histoire. Les nations, tout comme les individus, ont leur vie propre, avec une période d’enfance, de jeunesse, de maturité et quelquefois de décadence. Certaines ont une mission et celle de la France était d’être au service de la catholicité. Maistre montre à quel point les évêques ont eu de l’importance dans l’histoire du royaume de France. Le XVIIIe siècle, dès la Régence, est politiquement, moralement et spirituellement, dans les sphères dirigeantes, en décadence. Le matérialisme de nombreux philosophes, leur lutte contre la religion, qu’ils réduisaient à une superstition, étaient des signes avant-coureurs de changements non seulement en France mais dans tous les esprits européens. Le bouleversement opéré par la Révolution française, selon Maistre, est immense. Employant le mot époque, en son sens classique, à savoir ce qui fait date, il écrit en 1794 à la marquise de Costa : « Il faut avoir le courage de l’avouer, Madame : longtemps nous n’avons pas compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque ; et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ».

À cet « oubli des connaissances » qui caractérise la troisième chute selon Maistre, répond-il son engagement dans la spiritualité maçonnique ? Quel rôle joue à ce sujet l’appartenance de Joseph de Maistre à la franc-maçonnerie, dans sa critique systématique des superstitions progressistes de son époque ?

Votre question est tout à fait pertinente, car cette idée qu’avant le Déluge, les hommes avaient de hautes connaissances, se trouve souvent dans certains courants ésotériques du XVIIIe siècle. Maistre a été initié très jeune. Le fait qu’il ait été franc-maçon a intrigué les historiens : comment est-il possible que Maistre, catholique fervent auteur d’un livre sur l’infaillibilité papale, ait pu aussi être franc-maçon alors que plusieurs papes avaient interdit aux catholiques la fréquentation des loges ? Certains historiens ont argué de la jeunesse de Maistre et d’un certain effet de mode : il est vrai que les jeunes nobles de Chambéry ont pu être attirés par une activité qui les désennuyait de la monotonie de la vie d’une petite ville. Maistre lui-même, lorsqu’il voulut offrir ses services lors de son émigration en Suisse, eut beaucoup de mal à lever la suspicion qu’avait le gouvernement de Turin à son égard et, à l’époque, il n’a pas hésité à reconnaître que son activité de franc-maçon n’avait été qu’une « niaiserie », et qu’elle se limitait à des réunions de plaisir et de bienfaisance. Cela étant dit, il est malgré tout indéniable que Maistre a cherché dans la franc-maçonnerie et dans l’ésotérisme en général à satisfaire sa curiosité et sa soif de connaissance. Ainsi est-il vraisemblable que la lecture du théosophe William Law ou du chevalier de Ramsay, lequel est un nom important dans l’histoire de la franc-maçonnerie, ait influencé Maistre, en particulier dans cette acceptation de l’idée que l’humanité a commencé avec de hautes connaissances. Cela est très important, car comme vous le remarquez justement, une telle idée s’oppose radicalement à celles de la plupart des philosophes des Lumières. Condorcet, par exemple, décrit l’histoire de l’humanité comme une progression allant de l’homme primitif, sans connaissances, à l’homme moderne, progression se faisant par le développement des sciences et des techniques, lesquelles vont de pair avec le développement de la morale et de la liberté. Cette influence de la franc-maçonnerie et de l’ésotérisme, voire de l’illuminisme, si elle est importante, doit être néanmoins mise en rapport avec la connaissance qu’avait Maistre de l’apologétique chrétienne de son temps. L’abbé Bergier, par exemple, que Maistre qualifie de « sage et profond théologien », admet que nos premiers parents ont bénéficié de connaissances venant de Dieu lui-même. C’est ce qu’on appelle, en théologie, la révélation primitive. On trouve aussi la même idée chez le presbytérien Leland dont le grand ouvrage avait été traduit en français en 1768 sous le titre Nouvelle Démonstration évangélique. L’« oubli des connaissances » d’avant le Déluge est aussi à comprendre, non seulement avec l’idée d’un troisième chute, mais aussi avec toutes les dégradations ou les décadences subies par les différentes civilisations ou nations. Il est intéressant de noter que cette idée, avec un tout autre cadre conceptuel, se trouve aussi chez Heidegger, lequel évoque, non la période antédiluvienne, mais les présocratiques. Rappelons que Maistre tenait en très haute estime la sagesse homérique.

Parmi les Docteurs de l’Église, Origène occupe manifestement une place privilégiée dans la pensée de Joseph de Maistre : comment s’explique chez lui une telle préférence, par rapport à d’autres références plus classiques comme celle de saint Augustin parmi les Pères latins ?

Origène est un Alexandrin du troisième siècle, auteur de nombreux livres, et qui a eu une forte influence dans le christianisme de l’époque. Certaines de ses idées ont néanmoins été condamnées par l’Église, mais il est à remarquer que les idées qui ont été condamnées ne sont présentées par Origène que comme des hypothèses. Auteur de nombreux commentaires à propos des livres bibliques et évangéliques et auteur de textes philosophiques d’inspiration néoplatonicienne (d’un néoplatonisme chrétien, bien entendu), il l’est aussi d’un texte important intitulé Contre Celse, dans lequel il réfute point par point toutes les attaques tant historiques que philosophiques émises par Celse contre le christianisme. Lorsque les apologistes chrétiens du XVIIIe siècle eurent à lutter contre la philosophie des Lumières, ils ne firent, pour beaucoup, que reprendre les réponses d’Origène contre Celse, en les adaptant au vocabulaire et au contexte scientifique de leur époque. Cela explique qu’Origène est cité favorablement tant dans les livres de l’abbé Bergier que dans ceux de l’abbé Nonnotte. Ajoutons qu’avant même qu’il fût besoin de recourir à Origène pour se fourbir en armes intellectuelles et spirituelles pour contrer l’athéisme naissant, le penseur alexandrin était, en dépit de la condamnation de certaines de ses idées, cité avec éloge par Bossuet, pourtant intransigeant quant à la doctrine catholique. Maistre a été un lecteur assidu d’Origène, et ses notes de lectures (inédites et conservées aux archives départementales de la Savoie) abondent en citations grecques du grand penseur alexandrin. Maistre reprend à son compte ce que disait Origène de la dignité de l’homme, du rapport entre l’âme et le corps  et certaines hypothèses philosophiques dont quelques-unes, rappelons-le, ont eu un lointain écho dans l’ésotérisme du XVIIIe siècle. Cette proximité entre Maistre et Origène n’a pas empêché une autre proximité avec saint Augustin. Je reconnais ne pas y avoir assez insisté dans mon livre, mais une lecture attentive de la Cité de Dieu montre que le penseur africain était loin d’être indifférent à certaines spéculations concernant les nombres, par exemple, ce qui n’était pas pour déplaire à Maistre.

David Hume (1711-1776), philosophe écossais des Lumières

On attribue à Maistre la remise en cause de « l’humanisme abstrait » dans ses Considérations sur la France (1796). Que reproche-t-il à cette conception de l’Homme ?

Dans les Considérations sur la France, Maistre, à propos de la constitution de 1795 et de la Déclaration des Droits de l’Homme qui en est l’inspiratrice, déclare qu’il n’y a pas d’Homme au sens où l’entend la fameuse Déclaration : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie,  des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Ce que reproche Maistre à la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est de concevoir l’homme indépendamment de toute attache historique, culturelle ou religieuse. Or, tout homme fait partie d’une nation, laquelle a son esprit qui lui est propre, ainsi que l’expliquaient déjà Muralt dans ses Lettres sur les Anglais et les Français, et Montesquieu dans son Esprit des Lois. Les droits et les devoirs, et plus largement les coutumes, sont donc différents d’une nation à une autre, et une même loi qui peut être bonne dans tel pays, peut être mauvaise dans un autre. Doit-on en conclure que Joseph de Maistre refuse la notion de nature humaine ? Tout dépend de ce que l’on entend par cette expression. S’il s’agit de la nature humaine au sens où la comprennent des philosophes comme Fontenelle ou Hume, c’est-à-dire une nature humaine intemporelle qui se caractériserait par un ensemble de propriétés psychologiques qui seraient toujours les mêmes, Maistre ne se contente pas d’une telle présentation, laquelle, sans être fausse, est insuffisante : il y a en l’homme un élément religieux, qui n’est pas seulement une composante psychologique. Il est vrai toutefois que l’humanité de l’homme est déjà décrite par Homère, mais cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir, dans des temps assez longs, une dégradation de telle ou telle population. Ainsi selon Maistre, les sauvages d’Amérique, pour reprendre le terme de l’époque, ne sont pas des hommes primitifs, comme le pensaient de nombreux philosophes des Lumières, mais des civilisations qui ont perdu des connaissances antérieures ; leurs langues ne sont pas des langues qui seraient dans l’enfance, mais au contraire des restes de langues anciennes (ce qui explique d’ailleurs la complexité de leurs langues).

Pourtant, vous montrez que malgré ce souci pour les conditions historiques et particulières de l’existence humaine, c’est le même Maistre qui déplore, en juin 1807, que « la philosophie du siècle [des Lumières] a toujours tâché de déprimer l’homme » (Registre B), ou encore, dans son Essai sur les Planètes, que « l’astronomie, depuis quarante à cinquante ans, a beaucoup servi aux philosophes modernes pour rapetisser l’homme ». De quelle manière Joseph de Maistre conçoit-il l’unité de la nature humaine ?

L’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg est plus proche de la définition que Cicéron donnait de l’homme dans son livre des Lois. L’orateur romain, tout en reconnaissant la diversité des langues et des coutumes, écrit qu’il y a une nature humaine qui est partout identique, puisque tous les hommes ont les mêmes sens et la même raison. Cicéron ajoute que Dieu a mis en chaque homme des notions lui permettant d’aller vers la vérité, ce que Descartes appellera plus tard les idées innées. L’homme est aussi le seul être qui ait connaissance du divin, de sorte qu’il est, grâce à l’intelligence, en communauté avec Dieu. Maistre reprend la même idée en mettant lui aussi en avant la raison, ou plus précisément l’intelligence, laquelle nous met presque au même niveau des anges, puisque l’acte même de comprendre est identique chez eux comme chez l’homme, quoique l’intelligence angélique puisse s’étendre à plus de choses. Cette raison, entendue au sens d’intelligence, est chez Maistre comme chez Cicéron, ce qui fait la dignité de l’homme, ce qui le rend supérieur aux animaux, et le fait, selon Maistre et selon tout chrétien, à la ressemblance de Dieu. On comprend dès lors que Maistre refuse l’image déprimante de l’homme que l’on peut trouver chez Voltaire ou chez d’autres philosophes des Lumières, selon lesquels l’homme n’est qu’un ver, un insecte insignifiant, perdu dans l’univers. Cette présentation maistrienne valorisante de l’homme, du moins de l’intelligence de l’homme, – puisque la volonté est quant à elle viciée par le péché originel –, n’est pas incompatible avec la diversité des langues, des coutumes, des lois et de tout ce qui fait la particularité de chaque nation. Les nations font partie du plan divin. Il est donc essentiel, en politique, de raisonner à partir de la nation, ou du moins à partir de l’Europe chrétienne.

Joseph de Maistre insiste sur la manière avec laquelle chaque être perçoit et se rapporte au monde selon son état et selon sa nature. Comment parvient-il, à travers cette ontologie pluraliste mais non relativiste, à revaloriser la spécificité humaine contre l’anthropologie « déprimante » de son siècle ?

Dans le cinquième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre écrit que « nul être vivant ne peut avoir d’autres connaissances que celles qui constituent son essence, et qui sont exclusivement relatives à la place qu’il occupe dans l’univers […] ». Or, c’est justement cette considération des différences entre les espèces et leur place dans l’univers qui permet à Maistre de situer la dignité propre à l’humanité. L’homme reçoit grâce à ses sens un certain nombre d’informations, tout comme les animaux, mais à la différence de ces derniers, il a aussi ce que Maistre appelle, à la suite de Descartes, les idées innées. Ce sont elles qui nous permettent de nous élever à l’humanité, d’avoir une intelligence et une raison. Un animal peut voir plusieurs arbres, par exemple, mais jamais il ne pourra les nombrer, ou, pour citer Maistre lui-même, il pourra voir « les éléments du nombre, mais jamais le nombre ; un triangle, deux triangles, mille triangles ensemble, ou l’un après l’autre, mais jamais la triangularité ». Ce ne sont pas seulement les cinq sens qui nous font comprendre la réalité, ils ne sont que des excitateurs qui font que notre esprit peut, à partir d’eux, avoir une connaissance tout autre de la réalité que celle qu’ont les animaux. Ce n’est pas que les animaux ne soient dépendants que de leurs sens, ils ont ce qu’on appelle l’instinct, lequel leur permet d’agir en certaines circonstances de la façon la plus adéquate. Maistre donne l’exemple de la poule qui n’a jamais vu d’épervier, mais dès qu’un point noir apparaît dans la ciel, elle appelle aussitôt ses poussins avec un cri qu’elle n’a jamais poussé pour qu’ils viennent se réfugier sous ses ailes, ce qu’ils font immédiatement. Les instincts sont propres à chaque espèce d’animal et il n’est aucun animal qui puisse avoir d’autres instincts que ceux qu’il a, et encore moins s’élever aux idées innées propres à l’homme. Ce qui n’empêche pas que l’homme ait aussi une part instinctive, ni non plus qu’il ne suffit pas qu’il ait l’idée innée du nombre, il faut aussi qu’il apprenne les mathématiques, mais sans l’idée innée préalable du nombre, une telle étude eût été impossible. 

Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704)

L’examen de la devise républicaine ainsi que la fréquentation des textes biens connus d’un Voltaire contre « l’infâme » ou d’un Mirabeau contre le « despotisme » font souvent penser que la liberté ferait l’objet d’une revendication politique propre aux Lumières : est-ce à dire que cette idée serait étrangère à la pensée contestataire du comte ?

La liberté peut s’entendre en deux acceptions, selon que l’on évoque la liberté en politique ou la liberté en tant que libre arbitre. S’agissant de la première, Maistre ne voit en elle qu’un mot vide de sens, qu’un artifice de langage destiné à tromper les foules. Bossuet l’avait dit avant lui : « Quand on a réussi à séduire la foule par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu seulement qu’elle en entende le nom ». Maistre ne fait que le répéter quand il met en garde ses compatriotes savoisiens contre le vocabulaire des révolutionnaires français : « Ces hommes ne vous débitaient que des maximes générales, formules commodes de l’ignorance et de la paresse. La souveraineté du peuple, les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, grands mots qu’on croit comprendre à force de les prononcer ». Maistre se méfie de la liberté politique telle que la veulent les révolutionnaires, liberté qui consisterait à donner le pouvoir au peuple. La liberté, tout comme l’égalité, en tant que mots, ne sont que de « douces illusions », contredites dans les faits par le despotisme de la foule, laquelle est manipulée par les plus habiles, ces derniers ayant le réel pouvoir. À la prétendue liberté politique prônée par les révolutionnaires, Maistre oppose les bienfaits d’une monarchie tempérée : si le roi a tous les pouvoirs, ces derniers sont néanmoins fortement limités par les traditions, les coutumes etc. En revanche, la fureur de la foule n’a pas de barrières. La véritable liberté politique n’est donc pas celle qui a son origine dans certains écrits des philosophes des Lumières et encore moins celle qui est mise en pratique par les révolutionnaires, elle est dans dans un régime stable, respectueux des traditions et dont les inévitables abus sont peu à peu corrigés par le temps. 

En quoi les conceptions matérialistes des Lumières sont-elles opposées au libre arbitre selon Maistre ?

Le libre arbitre est l’autre conception, philosophique, de la liberté : elle désigne la capacité de prendre soi-même des décisions, de sorte que l’on est auteur et donc responsable de ses propres actes. Les philosophes des Lumières ont été partagés quant au libre arbitre. Si certains l’ont accepté, d’autres l’ont refusé. Parmi ces derniers, on peut distinguer ceux qui réduisent l’homme à n’être que le jeu de ses passions[1], de sorte que toute décision ou action n’est que le résultat d’un rapport de force qui agit en nous et produit nos pensées et nos actes, ce qui fait que nous ne sommes pas véritablement libres. D’autres, plus radicaux si je puis dire, ont nié le libre arbitre en arguant du fonctionnement de notre activité cérébrale. Leur thèse, assez proche de la précédente, peut se réduire à ceci : nos diverses sensations arrivant au cerveau se mêlent aux traces des sensations antérieures et se transforment en idées ou en sentiments (ou en passions, pour reprendre le vocabulaire de l’époque). Notre activité mentale est alors réduite à un mécanisme, de sorte que nos décisions et nos actions ne sont elles-mêmes que le résultat de ce mécanisme. Il n’y a donc pas de libre arbitre, lequel n’est qu’une illusion, une idée parmi d’autres. Maistre, au contraire, en tant que chrétien, défend la notion de libre arbitre. Certes, Dieu en créant le monde, a établi certaines lois physiques et intervient, par le biais des causes secondes, dans le gouvernement des affaires humaines. Dieu, cependant, laisse à chaque homme comme une sphère d’activité dans laquelle ce dernier agit librement, sans pour autant que cela dérange les plans divins. Selon Maistre, la liberté se définit par la volonté, laquelle est libre, bien qu’elle soit toujours mue par un attrait. L’homme, cependant, peut accepter ou refuser cet attrait ; tout comme chez saint Augustin, Dieu donne la grâce à tout homme, grâce qui est acceptée ou refusée. La prière permet à l’homme de se mettre sous la dépendance de Dieu et de combattre, jusqu’à un certain point, ce qu’il y a de mal dans notre « cœur rebelle » de sorte que le libre arbitre permette un bon usage de notre volonté.

Que pensait Maistre de la « tolérance » promue par les Lumières, que l’on peut supposer favorable au respect du libre arbitre d’autrui ?

Maistre est très critique envers l’idée bien précise de tolérance, telle qu’elle est mise en avant par de nombreux philosophes des Lumières. Outre le fait qu’elle n’est souvent qu’une arme, notamment chez Voltaire, pour affaiblir hypocritement les adversaires, philosophiquement elle n’a aucune consistance, contrairement à la notion de respect, et porte grand tort à celle de vérité, qu’elle réduit à une sorte de relativisme. Certes, les hommes peuvent se tromper, en utilisant par exemple une raison abstraite trop éloignée de la réalité ou au contraire trop abaissée par les diverses passions, mais la vérité est là et l’homme peut l’atteindre, du moins dans ce que Dieu lui permet de comprendre.

Le philosophe occasionnaliste Nicolas Malebranche (1638-1715)

Si l’on vous suit, pour Maistre, le respect pratique de la liberté doit s’articuler au respect théorique de la vérité. De ce point de vue, pourquoi l’occasionnalisme de Malebranche lui paraît-il mauvais et faux au sujet de l’action humaine ?

Maistre a toujours eu de l’admiration envers Malebranche, tout en étant fort réservé quant à certains aspects de la philosophie du célèbre oratorien.  Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre ne lui fait qu’un éloge mesuré, voire ambigu : « cet illustre Malebranche qui a bien pu errer quelquefois dans le chemin de la vérité, mais qui n’en est jamais sorti ». Cette appréciation ne se comprend tout à fait que si l’on réfère à une étude inédite de Maistre sur l’un des ouvrages majeurs de Malebranche : la Recherche de la vérité. Maistre écrit : « Malebranche est dans la bonne route mais il y erre. Il donne beaucoup trop à Dieu, s’il est permis de s’exprimer ainsi ».  C’est la célèbre théorie de la vison en Dieu qui est ici critiquée. Selon Malebranche, si nous nous permettons de le résumer en très peu de mots, lorsque l’homme agit, c’est en réalité Dieu seul qui nous meut. Dieu est donc la cause efficiente de tous les actes humains. Cette théorie, selon Maistre, va contre le bon sens car lorsque nous agissons, c’est bien nous qui sommes la cause de nos actes. Maistre se place dans la lignée des philosophes qui affirment que l’homme est auteur et responsable de ses actes, comme le disait déjà Aristote, théorie que le chrétien Origène reprend à son compte. Cela n’empêche pas Dieu d’être aussi, d’une certaine manière, l’auteur de nos actes, mais il agit par l’intermédiaire des causes secondes, lesquelles ont une certaine autonomie. Ce sont les causes secondes qui sont à l’origine des actions, par exemple quand tel homme marche, c’est lui-même qui a décidé de marcher, quoique sans Dieu, ni cet homme n’existerait ni les conséquences de ses actes ne seraient ordonnées en une réalité historique dont l’homme ne peut voir la finalité. Selon Maistre, la philosophie de Malebranche est dangereuse, car si l’on dit que c’est Dieu qui fait tout et que l’homme est passif, c’est là donner involontairement un argument aux athées, lesquels, éliminant l’idée de Dieu, réduiront l’homme à n’être qu’un simple automate.

La liberté de l’homme est cependant limitée par sa nature blessée par le péché originel et dégradée au fil de ses trois chutes, dans le cours « involutif » de l’histoire. Dans ces conditions, pourquoi ne partage-t-il pas l’optimisme de Kant désireux d’une « paix perpétuelle » par la simple voie du droit ?

Maistre aime assez l’hypothèse d’Origène de considérer le monde physique comme un des effets de la chute, donc indirectement du péché originel. Non que les corps en eux-mêmes soient mauvais, mais ce qui est vicié par le péché, c’est ce que Maistre appelle le principe sensible, cette force qui pousse tout vivant à plus d’expansion, à plus de pouvoir. Maistre, sans tout approuver chez Buffon, retient du savant que tout être vivant, végétal ou animal, tend à vivre et à se reproduire, et que pour ce faire, tout est combat dans la nature, de sorte que tout être vivant, chez les végétaux mais plus encore chez les animaux, est à la fois prédateur et proie. Vivre c’est tuer. S’il se trouvait un vivant qui n’eût pas de limite à sa propagation, il emplirait la terre entière. La nature livrée à elle-même est donc une guerre perpétuelle. Il en est de même de l’homme. Ce dernier étant social, il vit en groupe, c’est-à-dire dans une collectivité politique sous l’autorité d’un pouvoir dont l’une des  prérogatives essentielles est de maintenir l’ordre de sorte que les crimes et délits soient réprimés. Ce qui signifie que les pulsions animalières, ou les désirs qui contrarieraient le bon ordre, doivent être réprimés ou du moins contenus, faute de quoi la nation s’anéantirait dans le désordre ou la guerre civile. Cependant, la nation elle-même vit entourée d’autres nations. Toute nation est comme un être vivant et conséquemment se doit de se protéger des autres, lesquelles, tout comme elle, cherchent à s’étendre. Dans une lettre de 1810 à son ami l’amiral Tchitchagof, Maistre écrit : « en effet, c’est une vérité désagréable, mais enfin, c’est une vérité : les nations ne s’aiment pas ». Il est donc vain d’espérer une réunion des nations ou des accords internationaux qui feraient qu’il n’y eût plus de guerre, tout comme il est tout aussi vain d’espérer construire une société parfaite. Certes, il faut que les gouvernements soient les plus raisonnables possible, mais toujours il y aura des guerres ou des conflits équivalents. La seule chose qui soit possible pour limiter cette propension à la violence, ce n’est pas, comme le croient les philosophes des Lumières, un progrès des techniques et des mœurs, c’est davantage de spiritualité, c’est développer la religion chrétienne. 

La réunification des Églises, souhaitée par Joseph de Maistre depuis son mémoire maçonnique au duc de Brunswick en 1782, est-elle une alternative à l’idéal cosmopolitique tel qu’il fut formulé par les Lumières ? Qu’est-ce qui justifie son espoir ?

Le pape Pie IX, en 1875.

La paix entre les nations, toujours précaire en ce bas monde, ne peut pas être seulement d’ordre politique, car cela impliquerait une sagesse que les hommes, viciés par les effets du péché originel, sont incapables d’avoir. Il faut donc qu’il y ait un ferment religieux, une spiritualité qui corrige les défaillances politiques et qui, sans certes pouvoir faire de la terre un paradis, atténue les risques de guerre. Or, la réunification des Églises a toujours été le but ou du moins le vœu de n’importe quel chrétien. L’effort maçonnique de Maistre peut s’interpréter comme un essai allant en ce sens, puisque Maistre voyait dans les loges de son époque une sorte d’élan spirituel qui eût pu aider les différentes Églises chrétiennes à la réunion. Par après, Maistre n’a jamais abandonné cet idéal, à ceci près, et la différence est considérable, qu’il se présente toujours en tant que catholique. Ce faisant, il considère que l’Église catholique, sous l’autorité du pape, est la seule Église véritable, et que toutes les autres étant séparées, elles sont ipso facto dans l’erreur. L’union des Églises est donc, selon lui, la réunion de toutes les Églises séparées à l’Église catholique. Il va de soi qu’une telle entreprise est difficile : les désaccords théologiques sont importants, notamment en ce qui concerne les protestants. Les désaccords sont moindres pour ce qui est des orthodoxes, d’autant que Maistre s’efforce de montrer à leur propos que les dissensions à l’origine de la séparation étaient, somme toute, plus politiques que religieuses, de telle sorte qu’un retour ne serait pas impossible, tant s’en faut. Dans son livre Du Pape, Maistre espère que le pape devienne une autorité spirituelle qui puisse, en quelque sorte, guider les rois chrétiens d’Europe. Ce sentiment de Maistre fut partagé quelques années plus tard par le pape Pie IX lequel proposa, dans son Encyclique du 6 janvier 1848, à l’Église orthodoxe de se fondre dans la romaine, tous les prêtres et dignitaires gardant leurs fonctions.

À travers toutes ces considérations, la philosophie et la théologie semblent conceptuellement et théoriquement indissociables dans l’œuvre de Maistre. Quels rapports philosophie et théologie doivent-elles entretenir selon lui ? Sa critique, souvent mal comprise, du « philosophisme » serait-elle la critique des prétentions autonomes de la philosophie par rapport à l’ancienne reine des sciences ?

Vous avez tout à fait raison de dire que dans l’œuvre de Maistre, philosophie et théologie sont indissociables. Maistre cependant ne se considère lui-même ni comme théologien ni comme philosophe, il est, comme il se définit lui-même dans le discours préliminaire de son livre Du Pape, un « homme du monde », expression qu’il faut prendre au sens qu’elle avait en son temps, à savoir un homme de conversation, un homme de salon, expression laudative quand on sait l’importance des salons aux XVIIIe et XIXe siècles. À Saint-Pétersbourg, comme Tiouttchev quelques années plus tard, Maistre fut une personne que l’on écoutait avec admiration et dont les propos n’étaient pas sans influence. C’est en homme du monde que Maistre écrit Du Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg, ce qui ne l’empêche pas d’avoir beaucoup de connaissances, comme l’attestent les milliers de pages manuscrites consignant ses notes de lecture et ses réflexions.

Si Maistre n’est ni philosophe ni théologien au sens strict du terme, mais un « homme du monde », qu’est-ce qui justifie que l’on puisse parler d’une « théologie » de Joseph de Maistre ?

Si j’ai intitulé mon livre Théologie de Joseph de Maistre, c’est bien sûr en prenant le mot théologie au sens large, un sens où se mêlent philosophie, histoire de la langue, anthropologie, etc. Maistre n’était d’ailleurs pas le seul dans ce cas : Voltaire n’était-il pas dramaturge, poète et philosophe, Diderot philosophe, romancier et critique d’art, Condillac historien et philosophe ? Rares sont à cette époque les philosophes ou théologiens au sens strict du terme, bien qu’il y ait, bien sûr, au siècle précédent l’exemple de Malebranche, puis au temps de Maistre, les philosophes de langue allemande comme Kant. En réalité, Maistre est d’une certaine manière comparable à Pascal, du moins dans ses intentions. Tous les deux veulent amener à la foi ceux qui ne l’ont pas ou pas assez : Pascal les libertins, et Maistre ceux qui seraient séduits par la philosophie des Lumières. Ainsi son livre Du Pape aborde-t-il l’infaillibilité papale d’un point de vue philosophique, politique et historique plutôt que seulement théologique, car s’il eût été d’emblée uniquement théologique, il eût rebuté le non croyant. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, les trois interlocuteurs discutent de sujets divers, avec la liberté apparente d’une conversation. Pourtant, tel un souffle de vent qui soulève et lève peu à peu un voile apparaît, ou du moins se laisse deviner, la main divine qui ordonne les événements, là où les hommes ne croient voir que hasard ou injustice.


[1] David Hume, Traité de la nature humaine, I, 3, 16 : « La raison n’est rien qu’un merveilleux et inintelligible instinct dans nos âmes » ; II : « Nous ne parlons ni avec rigueur ni philosophiquement lorsque nous parlons du combat de la passion et de la raison. La raison est, et ne peut qu’être, l’esclave (slave) des passions ; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à leur servir et à leur obéir. »

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