Avant toute chose, n’oubliez pas de faire la liaison quand vous prononcez le titre de cette œuvre : Pèrezzzet fils et non Père et fils. Car Tourgueniev ne parle pas seulement d’un cas particulier, celui d’Arcade Nicolaïevitch et de Nicolas Petrovitch Kirsanov, mais bien de la crise profonde que traverse la Russie en ce milieu de XIXe siècle. Celle qui fait se dresser, l’ordre nouveau contre l’ordre ancien, les fils contre les pères, les nihilistes contre les idéalistes. Ce roman œdipien – Tourgueniev n’a pas attendu Freud pour savoir que l’émancipation du fils devait passer par le meurtre du père – est le premier à mettre en scène un nihiliste : Eugène Bazarov.
Le nihilisme de Bazarov est arrogant, ridicule, à des années-lumière du nihilisme excédentaire d’un Stavroguine ou d’un Kirilov dans Les Démons de Dostoïevski. Il ne s’agit pas ici de défier Dieu ou le monde entier, seulement de tourner en dérision le romantisme des aïeux à la barbe bien rasée. Le nihilisme de Bazarov ne revêt pas le caractère englobant de celui des personnages de Dostoïevski. Tourgueniev ne fait pas dans la tératologie. Bazarov n’a pas d’obsession métaphysique, il évolue dans l’immanence pure et croit tirer de cette posture un certain prestige. Prestige qui se traduit par l’influence qu’il exerce sur son ami Arcade. À peine ce dernier a-t-il retrouvé son père qu’il se moque : « – Voyons, papa, cela n’a aucune importance qu’on soit né ici ou là. – Tout de même… – Non, absolument aucune importance. » On retrouve ici la critique nihiliste classique de l’enracinement identifiée par tous les tenants de la réaction. Le lieu de naissance n’a d’autre valeur que sa contingence, l’homme doit s’émanciper de tout attachement au sol. Le déterminisme géographique est une absurdité. Un nihiliste conséquent doit pouvoir produire la même critique de la société qu’il soit russe, allemand ou français.
« Un honnête chimiste est vingt fois plus utile que n’importe quel poète », explique Bazarov. Son nihilisme est un matérialisme scientiste. Sa vision du monde est réduite à la seule compréhension de l’ordre biologique. Bazarov se lève tôt le matin afin de capturer des grenouilles et de les disséquer. Ainsi, il peut élargir sa connaissance de la vie. La seule qui vaille quelque chose à ses yeux. Cependant, « la nature n’est pas un temple, mais un atelier fait pour que l’homme y travaille », estime Bazarov. Pas de totem donc pour le jeune nihiliste. Si la nature est son terrain de jeu privilégié, il n’est pas question de lui accorder un statut à part. La nature ne compte que dans la mesure où elle peut permettre à l’homme d’accomplir son projet. C’est un moyen, un outil indispensable à son émancipation intellectuelle.
« – Nous agissons en vertu de ce que nous reconnaissons comme utile, dit Bazarov. À l’époque actuelle ce qu’il y a de plus utile c’est la négation. Donc nous nions. – Tout ? – Tout. – Comment, tout ? Non seulement l’art, la poésie… mais même la… j’ose à peine le dire… – Tout, répéta Bazarov avec un calme indescriptible. » À travers ce bref dialogue, Tourgueniev cherche moins à montrer la radicalité de Bazarov que sa grossièreté. L’étroitesse d’esprit est condition de possibilité du nihilisme. Arcade défend la position de son maître à penser et considère que le nihilisme se caractérise avant tout par « un esprit critique ». Cependant, le nihilisme ne produit aucune critique argumentée. Il prétend détruire pour favoriser un ordre nouveau, mais le monde que propose Bazarov est un monde sans ordre, seulement soumis au diktat de l’individualisme et à la suffisance positiviste.
« D’après moi, répliqua Bazarov, Raphaël ne vaut pas un centime, et eux pas davantage. » Cette phrase du « héros » de Tourgueniev n’est pas sans rappeler celle de Dostoïevski dans Les Démons : « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes, Raphaël, à un bidon de pétrole ! » Le nihilisme, parce qu’il n’accorde d’intérêt qu’à l’utile, méprise l’art et ne le comprend pas. Le monde cloisonné de cette idéologie matérialiste et anti-transcendante ne peut saisir les vertus spirituelles de l’œuvre artistique.
Mais le nihilisme de Bazarov a ses limites. Lorsque ce dernier apprend qu’il est condamné à cause d’une pyohémie, il a cette phrase surprenante. « Je ne m’attendais pas à mourir si vite ; c’est un hasard fort désagréable à vrai dire. » Encore une fois, on peut constater que Bazarov ne contient pas en lui la même radicalité d’un Kirilov qui voit dans la fin de la vie le début d’un monde et qui, par la même occasion, rejoint l’opinion d’un Bakounine « la passion de la destruction est une passion créatrice ». Parce que le nihilisme de Bazarov ne connaît pas d’ouverture métaphysique, parce qu’il se cantonne à l’affirmation d’un matérialisme arrogant, il ne peut être un nihilisme total (même si Dostoïevski a clairement montré qu’un nihilisme total, celui que revendique Stavroguine, ne peut jamais être effectif). Voilà pourquoi l’idée de mort lui est « désagréable ». Pères et fils a donc le mérite de mettre en place pour la première fois la figure du nihiliste. Mais la critique de Tourgueniev n’est que partielle car l’écrivain n’a su saisir dans son ensemble la menace à venir. Dans Les Démons, Dostoïevski produira quelques années plus tard (1871) la condamnation la plus aboutie de cette idéologie.