L’académicien Frédéric Vitoux, qui a succédé à Jacques Laurent au fauteuil numéro 15, est revenu pour PHILITT sur la polémique qu’a suscitée la réforme de l’orthographe. Il souligne que les propositions de modifications faites il y a plus de 25 ans par le Conseil supérieur de la langue française n’ont pas été consacrées par l’usage. Il ajoute également que la simplification de la langue ne facilite en rien son apprentissage.
PHILITT : Si l’on en croit le Madame Figaro du 5 janvier 1991, vous étiez déjà à cette époque opposé à la suppression partielle de l’accent circonflexe. Pourquoi est-il important à vos yeux qu’il soit préservé intégralement ?
Frédéric Vitoux : Il y a un quart de siècle, l’Académie française avait été très partagée quant à la réforme de l’orthographe, beaucoup plus que ce qui semble être dit aujourd’hui par le ministère de l’Éducation nationale. Si elle avait accueilli finalement avec précaution les recommandations du Conseil supérieur de la langue française, c’était à la seule condition de vérifier si l’usage allait conforter ses recommandations de la réforme de l’orthographe.
L’Académie française, pour l’accent circonflexe, comme pour le reste de ces modifications, a maintenu dans la neuvième édition de son dictionnaire la graphie traditionnelle en signalant par un petit losange que ces mots pouvaient faire l’objet d’une nouvelle orthographe. Elle attendait de voir si ces modifications allaient s’inscrire dans la langue ou non. Un quart de siècle après, il est clair que l’essentiel des propositions de rectifications de la langue ne sont pas entrées en usage. L’Académie maintient donc sa position et préfère en rester à la graphie traditionnelle, en particulier pour l’accent circonflexe (sur le « i » et le « u »). L’accent circonflexe est la trace, l’ombre portée, si je puis dire, du passé sur le présent, de l’étymologie sur les mots d’aujourd’hui. Surtout en un moment où se perd l’enseignement général du latin et du grec. L’Académie, dans son écrasante majorité, est aujourd’hui favorable au maintien de l’accent circonflexe. Je précise que mes confrères d’aujourd’hui sont encore plus hostiles à cette réforme que ceux qui siégeaient il y a un quart de siècle.
Certains expliquent que la question de l’orthographe est secondaire par rapport à celle de la syntaxe ou encore en comparaison de l’appauvrissement du vocabulaire. Êtes-vous, comme eux, prêt à faire une hiérarchie ou pensez-vous, au contraire, que tout est lié dans la langue ?
Évidemment que tout est lié dans la langue. On ne peut pas dire que l’on préfère les mots à la syntaxe… C’est absurde ! C’est comme si on disait d’un tableau qu’on préfère les couleurs à la manière dont elles sont agencées. Ceux qui avaient mis en avant, sous le gouvernement de Michel Rocard, la nécessité de la simplification l’avaient fait dans un souci de meilleure pédagogie du français. C’était discutable. Aujourd’hui, de toute façon, nous n’en sommes plus là. Vu le désastre – mot que j’emploie à dessein – de l’enseignement du français dans l’école primaire et secondaire, la question de la simplification ou de l’harmonisation de certaines règles n’est plus du tout la réponse pertinente à un meilleur apprentissage du français. L’orthographe, le lexique aussi bien que la syntaxe, l’organisation de la langue, sa bonne intelligence, sa bonne articulation sont déterminants. Il serait absurde de vouloir sacrifier l’un au profit de l’autre.
Les langues évoluent dans l’histoire pour parfois revenir sur leurs pas (comme on peut le remarquer avec le retour aux anciennes graphies de « ognon » ou de « nénufar »). L’usage est censé devoir déterminer l’évolution des normes, mais c’est la norme qui vient consacrer l’usage. Que pouvez-vous nous dire de cette dialectique complexe de la norme et de l’usage ?
L’Académie a pour mission, depuis sa création par Richelieu en 1635, de définir le bon usage des mots. Elle a, d’une certaine manière, un pouvoir prescriptif. Par ailleurs, tous les lexicologues et lexicographes le savent, une langue, en dernière analyse, est ce qu’en font ses locuteurs. Depuis quatre siècles, l’Académie a observé, accompagné parfois, une évolution évidente de la langue. Si nous en sommes à la neuvième édition du dictionnaire, c’est qu’il y a une raison ! Le sens des mots change, certains mots apparaissent, d’autres disparaissent, les graphies évoluent… Il y a d’un côté le bon usage et, de l’autre, une lente évolution. Quand un nouveau mot apparaît, l’Académie doit en prendre acte et faire en sorte que celui-ci soit conforme au génie de la langue. L’Académie peut aussi encourager, mais cet encouragement va toujours dans le sens de l’enrichissement des mots et de la langue. À ma connaissance, la France est le seul pays au monde à avoir trouvé un mot pour le terme anglais computer. Non seulement le terme ordinateur est bon mais il est, me semble-t-il, meilleur que l’orignal. Computer, au sens littéral, veut dire calculateur, mais l’ordinateur répond à mille autres fonctions.
Au contraire d’une conception qui ferait de la langue un témoin de l’histoire et, à ce titre, un vecteur de culture, les spécialistes actuels n’y voient qu’un moyen de communication. La mutilation de la langue provient-elle de cette conception utilitaire ? À titre d’exemple, Michel Rocard regrettait que la langue française soit trop complexe pour les affaires…
Une langue doit savoir dire le présent, exprimer l’état de la science, des recherches, des techniques et doit être une langue d’échange commercial. Dire pour autant qu’elle doit cesser d’être une langue de culture, une langue de pensée, une langue de réflexion, une langue qui se penche sur son passé et qui peut lire les grands Anciens est une sottise sans nom ! S’imaginer qu’en simplifiant autoritairement et excessivement une langue on la rende plus conforme aux échanges commerciaux est également absurde. Le chinois avec ses milliers d’idéogrammes n’empêche pas les Chinois de communiquer avec le monde. Un anglais totalement appauvri, réduit à quelques centaines de mots, sert aujourd’hui d’espéranto pour négocier certaines affaires. Mais cette langue-là n’a rien à voir avec la langue de Shakespeare ou de Joyce. Je ne souhaite pas un tel destin au français.
Un des arguments avancés par les défenseurs de la réforme de l’orthographe est le suivant : s’adapter à l’évolution de la langue faciliterait son apprentissage. Comment dès lors rendre compatible cet effort avec l’étude de l’étymologie, qui a fait ses preuves en termes de maîtrise du français, notamment dans les classes latinistes qui ont généralement une meilleure expression écrite que les autres ?
Penser qu’on puisse rendre l’apprentissage d’une langue plus facile en la simplifiant relève du non-sens. Dans le délabrement actuel de l’éducation nationale où on sait que 20% des élèves qui arrivent dans le secondaire ne maîtrisent pas le français, ne savent pas lire un texte et le comprendre à la fois, ce n’est pas en mettant un accent grave sur événement, en mettant un seul « l » à corolle, ou en supprimant l’accent circonflexe sur abîme que l’on va résoudre un problème dramatique aux causes multiples. Ce qui pose problème à un élève qui apprend ce ne sont pas les exceptions à la règle mais bien l’apprentissage de la règle.
L’orthographe, par ses singularités, est une trace du passé sur le présent. Elle témoigne de l’épaisseur temporelle des mots. Le latin permet de reconnaître ses signes. L’accent circonflexe sur hôtel ou hôpital renvoie à l’hospitalité, l’accent circonflexe sur maître renvoie à maistre, à master, à magister… Cela permet aussi de comprendre la complicité des mots entre eux d’une langue à une autre. La simplification coupe le mot de son passé et des langues voisines. Cette réduction participe d’un appauvrissement et, si je puis dire, d’une politique d’isolement de la langue par rapport aux autres. La suppression autoritaire du latin dans la réforme de l’enseignement telle qu’elle a été proposée il y a quelques mois contribue à cette perte des humanités. Il ne s’agit pas de demander à tous les enfants d’étudier le latin ou le grec, mais au moment où l’étude des langues mortes se raréfie il serait heureux de maintenir leurs traces dans le français.
Les Français représentent une minorité des francophones (à peine 25%), le français connaît une dynamique partout dans le monde, sauf en Europe, et ses locuteurs étrangers, notamment canadiens, paraissent bien plus attachés à sa préservation que les Français eux-mêmes. La langue française appartient-elle toujours à la France ?
Il va de soi que le français est parlé en France et dans les cinq continents. Jamais une seule demande de simplification de l’orthographe n’est venue de l’Afrique francophone, du Canada ou de Haïti, avait justement fait remarquer mon confrère Dany Laferrière. C’est une idée de technocrates français ! Les Canadiens, quant à eux, sont arc-boutés à une langue qui leur sert aussi de revendication politique par rapport à un environnement anglo-saxon. Nous sommes parfaitement solidaires de leur combat.