Antonio Gramsci, avant son incarcération et ses Cahiers de prison, a surtout été un journaliste engagé. À travers chacun de ses articles, il s’efforce de livrer une vision originale du journalisme, qu’il conçoit comme nécessairement révolutionnaire, et ainsi toujours politique. Son écriture lui permet d’entreprendre un combat global, à la fois contre le système politique qu’il fustige, mais aussi contre le sens commun et l’indifférence, qui représentent à ses yeux les pires maux qui puissent accabler une société.
D’Antonio Gramsci, beaucoup ne sauraient lui attribuer que la co-fondation du Parti Communiste Italien, ainsi que la paternité des Cahiers de Prison, oeuvres fragmentaires écrites lors de son séjour carcéral. Rares sont ceux qui ont eu écho de ses qualités de journaliste, pourtant fondamentales pour envisager dans sa totalité le combat révolutionnaire auquel il a consacré sa vie entière. Au vu de la tiédeur et de l’inconsistance des articles publiés actuellement, il semble d’autant plus nécessaire de revenir sur la conception originale du journalisme que Gramsci élabore et applique systématiquement.
Ce type nouveau de journalisme, c’est ce qu’il appelle le « journalisme intégral ». Dans le cahier 24 de ses Cahiers de prison, il explique à son sujet qu’ « il ne vise pas seulement à satisfaire tous les besoins (d’une certaine catégorie) de son public, mais aussi à créer et développer ces besoins, et donc à provoquer, dans un certain sens, son public et progressivement l’étendre ». À la fonction classique d’information du journaliste, Gramsci ajoute ainsi la nécessité d’introduire et d’entretenir un réel lien avec ses lecteurs, en poussant ceux-ci à la réflexion, puis à l’action. La réflexion, guidée par le journaliste, doit mener le lecteur à une prise de conscience de soi, et de la classe à laquelle il appartient. L’action, quant à elle, désigne la propagation des idées transmises par ces articles à un public idéalement le plus étendu possible, mais aussi la préparation directe de la révolution, par l’organisation de cette masse nouvellement acquise à l’idéal révolutionnaire, notamment sous l’égide du Parti Communiste Italien. Le « journalisme intégral » renvoie finalement autant à un changement radical de la part du rédacteur, qui doit adopter un style plus incisif et choisir un angle nettement partisan, que de la part du lecteur, qui, aidé par le journaliste, est amené à passer de sa passivité habituelle de simple récepteur d’informations, à un engagement actif, personnel et général.
Outre les différents journaux auxquels il va apporter sa contribution, tels que le Grido del popolo ou Avanti !, Gramsci est à l’origine de deux autres revues : l’Ordine nuovo et l’Unità. Grâce à ces deux projets, il parvient à mettre en application ce « journalisme intégral » auquel il tient tant. L’éditorial du premier numéro de l’Ordine nuovo, publié le 1er mai 1919, le montre très clairement. Dans ces quelques dizaines de lignes qui ouvrent le journal, Gramsci prend très franchement le parti de la révolution, postulant que « le remède doit être général et organique », puisque, comme lui, le « mal est général et organique ». Ainsi, il ne se contente pas de dresser un simple bilan du « mal » que l’Italie subit à cette période – ce qui reviendrait à la conception classique du journalisme, à savoir transmettre une information –, il s’efforce en plus d’y apporter une solution, d’argumenter en sa faveur, dans le but non dissimulé de rallier son lecteur à sa cause. Sa plume se fait le relais d’un engagement politique assumé, dont la fin est la révolution ; sa plume devient alors une arme à part entière, que Gramsci utilise pour prendre part activement à la lutte.
Quant à la relation du journaliste au lecteur, Gramsci indique, dans ce même article, que son nouveau journal doit se penser comme une « oeuvre éducative ». Cette courte expression permet à elle seule d’expliciter le lien journaliste/lecteur qu’implique le « journalisme intégral » gramscien : il s’agit d’un échange de professeur à élève. Le terme « échange » a ici toute son importance, car l’élève-lecteur ne doit pas et ne peut pas se contenter d’absorber passivement les paroles du professeur-journaliste. Son devoir consiste plutôt à intégrer de façon réfléchie – et donc personnelle – les propos lus, afin de s’approprier complètement le combat révolutionnaire. Faire sienne la révolution induit l’élévation du lecteur au niveau du journaliste, qui peuvent ainsi combattre côte à côte pour la même cause. Le lecteur apporte ainsi une aide concrète, et un regard neuf sur la lutte en cours, car enrichi de sa propre expérience. C’est en cela qu’il semble plus juste de parler d’« échange » pédagogique pour qualifier les rapports entre le journaliste et le lecteur.
Le journalisme, « bouleversement du sens commun »
Le journalisme de combat ne renvoie pourtant pas seulement à la révolution communiste, celle qui s’appuie sur la lutte des classes et souhaite le renversement de l’État bourgeois par l’État prolétaire. Il indique également une lutte réelle et acharnée contre le sens commun. Il s’agit effectivement d’un combat plus lent, moins brusque aussi que la révolution «classique» dont il était question avant. Il n’en est cependant pas moins essentiel pour Gramsci, car c’est grâce à cette lutte secondaire que les mentalités pourront changer en profondeur, et durablement. Dans une revue éphémère qu’il fonde en 1917 intitulée La Città futura, il dit du sens commun qu’il « prédit d’ordinaire qu’il vaut mieux un œuf aujourd’hui qu’une poule demain », le qualifiant plus loin de « terrible négrier des esprits ». Le sens commun, pour Gramsci, c’est l’instinct, l’irréfléchi, la désorganisation qui empêchent, ou du moins, ralentissent l’avènement d’une conscience de masse et, par conséquent, la possibilité même de la révolution prolétarienne. Le journalisme de combat, tel qu’il l’envisage, vise donc à inciter l’ensemble des lecteurs à la réflexion, à la remise en question de principes instinctifs qu’ils tenaient auparavant pour acquis.
Par le journalisme, Gramsci entend donc interroger le sens des mots. Dans l’article « Socialisme et culture », il opère une véritable révolution dans la signification du terme « culture ». D’ordinaire, la culture renvoie à un savoir limité, détenu, compris, échangé et débattu par une certaine élite intellectuelle, coupée du reste du monde. Voilà ce que dirait le sens commun de la culture, en d’autres termes. Gramsci explique cependant que la culture a un sens tout à fait différent : « elle est organisation, discipline du véritable moi intérieur ; elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure grâce à laquelle chacun réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et ses propres devoirs… ». Elle désigne, autrement dit, une façon particulière de se structurer personnellement, mais aussi une vision différente du monde. Cette définition n’a strictement rien à voir avec celle véhiculée par le sens commun : c’est pourquoi il s’agit d’une véritable révolution.
Cet exemple, parmi tant d’autres, témoigne de la posture de combat que Gramsci adopte en écrivant chacun de ses articles. Qu’il soit question de révolution du prolétariat ou de révolution du langage, Gramsci prouve finalement par l’ensemble de son œuvre journalistique que l’écriture doit toujours avoir comme fin l’action. Et donne ainsi du sens à la phrase qu’il écrira a posteriori dans ses Cahiers de prison : « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». À l’analyse critique et pédagogique induite par le journalisme de combat tel que Gramsci le conçoit, le « pessimisme de l’intelligence », doit répondre une mobilisation générale et forte, un soulèvement de masse, qui serait le signe d’un « optimisme de la volonté ». Le rôle du journaliste, en fin de compte, est de parvenir à éveiller la masse à la situation de crise qu’elle traverse, sans pour autant la décourager et la mener vers l’immobilisme et l’indifférence, états finalement pires que l’ignorance initiale dont elle a été sortie. Bien au contraire, ce nouvel éveil doit être synonyme d’un engagement et d’une implication plus fortes de la masse, sans quoi la révolution devient impossible.