Quand Péguy se retrouve en Mai 68 : le jeu des réceptions intellectuelles

[Cet article est paru initialement dans Cahiers libres]

Les réceptions intellectuelles sont des repères pour comprendre un évènement. De quel auteur les acteurs s’inspirent-ils ? Ainsi, suivre comment Charles Péguy, mort en 1914, est perçu en Mai 68 permet d’éclairer l’évènement. Inclassable et contre les apparences, Péguy se retrouve avec Mai 68 inspirateur de bien des acteurs : De Gaulle, la revue Esprit, les « trostko-péguystes ».

Daniel Bensaïd en Mai 68

Charles Péguy souffre en Mai 68 de la conjonction de trois facteurs qui auraient pu rendre sa citation presque indésirable : sa récupération vichyste, son anachronisme apparent par rapport à la société des années 1960, et son incompatibilité avec les penseurs en vogue. S’appuyant sur les textes patriotiques de Péguy comme La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, Vichy promeut l’auteur dans son programme Agenda de la France Nouvelle. « Il aurait applaudi, bien certainement, à l’appel que nous a adressé Pétain », disent les journaux (La liberté du Sud-Ouest, 14/09/1943). De même, un fascicule est publié en 1941, Pour connaître la pensée de Péguy, avec une préface du ministre Lamirand. L’héritage de Péguy est associé, malgré lui, à cette récupération.

Par ailleurs, la France de Mai 68 a profondément évolué et Péguy apparait alors comme une référence peu évidente. La modernisation économique accélérée depuis la Libération a bouleversé l’ancrage rural de la société, fait émerger une société de consommation et prolongé l’adolescence dans les études supérieures. Au cœur de cette époque, la jeunesse est une frange particulièrement sensible aux contradictions du temps. Quelles sont les références de cette jeunesse ? Ni la résistance gaullienne – avec le transfert solennel en 1964 des cendres de Jean Moulin au Panthéon – ni le communisme soviétique – utopie brisée par les chars de Hongrie en 1956 – ne parviennent à incarner l’avenir. Dans ce contexte, Péguy serait-il une référence alternative pour la jeunesse ? S’adressant une société transformée cinquante ans après sa mort, reprendre Péguy serait à première vue anachronique.

Enfin, Péguy parait philosophiquement incompatible avec les courants de pensée principaux des années 1960. Ni l’existentialisme sartrien, qui refuse toute référence à un donné préexistant, ni le structuralisme, qui déconstruit et décortique lucidement toute vérité, ne font écho à la recherche ardente de sens chez Péguy. Plus précisément, la question de Péguy « quelle est la vérité » est déplacée vers la question structuraliste « d’où dis-tu cela ». Ce déplacement métaphysique est visible par la comparaison de deux citations. D’un côté, les Cahiers de la Quinzaine qu’édite Péguy ambitionnent de « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste ». De l’autre côté, Foucault résume ainsi la démarche structuraliste : « Le point de rupture s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l’inconscient, nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et dans l’espace, c’était le système » (Entretien pour La Quinzaine Littéraire, n°5, 15 mai 1966).

La réception de Péguy en Mai 68 ne va donc pas de soi. Serait-il pour autant oublié ?

Péguy inspire les acteurs de Mai 68

Charles de Gaulle en Mai 68

Bien qu’éloigné en apparence, Péguy est en réalité partagé par les acteurs de Mai 68. Rappelons rapidement les évènements. Mai 68 superpose un mouvement étudiant à partir du 3 mai, avec un mouvement ouvrier à partir de la grève générale du 13 mai, les deux de grande ampleur. Contestation confuse, presque festive et utopique, opposition à toute forme d’autorité (« vieille Sorbonne », le régime politique, « libéralisation des mœurs », revendications salariales, société de consommation…), elle reçoit du philosophe Raymond Aron le qualificatif de Révolution introuvable, car ne connait aucun débouché politique immédiat. Le 30 mai, le général de Gaulle dissout l’Assemblée Nationale et obtient une victoire incontestable aux élections législatives du 30 juin. Toutefois, Mai 68 a un fort impact social et culturel par son prolongement dans de nouvelles formes de contestation comme l’autogestion, l’écologie, le féminisme, la décentralisation…

Au milieu des évènements, les protagonistes s’inspirent de modèles pour guider leur action. Péguy est une référence explicitement partagée entre les acteurs du drame. Pour le général de Gaulle, Péguy est une référence incontournable. Selon l’interlocuteur privilégié du président en exercice en Mai 68, Alain Peyrefitte, « Entre la France et lui, Charles Péguy a servi d’intercesseur » (C’était De Gaulle). Deux textes posthumes du général paraîtront sur cette proximité dans les bulletins de l’Amitié Charles Péguy (octobre 1988 et octobre 1998).

Autre filiation, le personnalisme de la revue Esprit s’appuie sur la référence de Péguy. Mounier, initiateur de ce mouvement philosophique, fut marqué par l’engagement péguyste contre la misère. Par exemple, Mounier écrit en 1930 Péguy chrétien reprend l’ambition de Péguy socialiste. Après la mort de Mounier en 1950, la revue reste fidèle à l’héritage péguyste en publiant à ce propos un numéro spécial en 1964, intitulé Péguy reconnu. En Mai 68, la filiation du christianisme social est activement revendiquée par la « 2ème gauche », notamment via le rôle du syndicat de la CFDT dans les accords de Grenelle du 27 mai mettant fin à la grève.

Enfin, dans la tradition d’extrême gauche, Damien Le Gay nomme dans son livre Les Héritiers Péguy une filiation « trostko-péguyste ». Celle-ci reprend de Péguy son socialisme et sa contestation de l’ordre établi. Par exemple, Daniel Bensaïd, dirigeant en Mai 68 l’active Jeunesse Communiste Révolutionnaire, retient de Péguy « l’agitateur intransigeant par rapport au tiède bouillon consensuel » (Éloge de la résistance à l’air du temps). Et de la même manière que Péguy tenait sa boutique des Cahiers face à la Sorbonne, l’éditeur communiste François Maspero localise ses éditions dans le quartier latin et tient Les cahiers libres en confrontation avec les partis institués. L’un des premiers catalogues portait cette citation de Péguy « Ces cahiers auront contre eux tous les menteurs et tous les salauds, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les partis. ».

Ainsi, avec ce jeu des réceptions intellectuelles, Péguy est présent en Mai 68, non comme une figure indésirable et lointaine mais comme un auteur dont beaucoup s’inspirent. Ce rattachement multiple, entre conservateurs et progressistes, peut être associé à une distinction simpliste de la vie de Péguy entre période « socialiste » et une période « patriote » après sa conversion vers 1908. Mais le fait même que sa postérité ait surpassé les obstacles contraires du temps, et que les acteurs de Mai 68 s’en réclament explicitement, témoigne d’une fécondité à lire Péguy pour comprendre l’évènement.

Jean-Baptiste Caridroit