Quand le parti intellectuel s’en prend au Père Noël

Prenez un rat d’égout, faites le passer pour un rat de bibliothèque et vous obtenez l’indécrottable figure de l’intellectuel moderne. Un de ses avatars s’est manifesté il y a un an : Franck Ramus. Le Monde a republié, il y a quelques jours, un article infamant qui défend la thèse suivante : croire en Dieu équivaudrait à s’obstiner dans une croyance semblable à celle du Père Noël.

Franck Ramus

Une étrange tribune, que nous aurions cru avoir été accidentellement publiée par un hackeur un peu ivre, a été pondue quasiment à la veille de la fête de Noël de l’an dernier, le 23 décembre, dans le journal en ligne du Monde. Nous aurions cru ce vieux papier, marqué du sceau de l’ignorance philosophique et du militantisme irréligieux, disparu dans les annales honteuses de ce grand journal financé par l’argent du contribuable. Or Le Monde a récidivé en partageant une nouvelle fois cette tribune, à laquelle il nous fallait répondre : cet autorisé de la Science recycle en effet pour ses lecteurs un vieux poncif des athées de bistrot, intolérable pour l’intelligence. : « La différence, entre Dieu et le Père Noël, c’est simplement que Dieu est un Père Noël auquel de nombreux adultes dans le monde continuent à croire. » Saluez donc le style et la vigueur de ce trait d’esprit digne d’un Dawkins, d’une Fourest et autres auteurs à qui Voltaire lui-même aurait tout à envier !

Une théorie du complot

Que diriez-vous de scientifiques qui, faisant profession de journalistes, raconteraient à leurs lecteurs quantité de sornettes dont l’apparente vérité tiendrait seulement à l’affichage de leur CV bien garni ? Que diriez-vous donc, autrement dit, d’individus violant leur autorité de compétence pour en faire une autorité de commandement ? Vous trouveriez certainement que ces « scientifiques » jouent une farce bien odieuse à leurs lecteurs, qu’ils cherchent à les maintenir dans un état d’inacceptable sujétion morale, et qu’ils lui rendent un bien mauvais service en cultivant leur crédulité au lieu d’aiguiser, comme on s’y attendrait, leur esprit critique. Vous considéreriez cette attitude comme un abus de pouvoir inacceptable, et vous auriez raison.

Vous auriez donc raison contre Franck Ramus qui, usant de son autorité en sciences cognitives, se livre dans sa tribune du Monde à la plus simpliste des psychologisations : vieille stratégie de persuasion, dont le caractère si peu scientifique, car infalsifiable, consiste à éluder ce qu’une doctrine ou une personne a à dire d’elle-même (son objectivité sémantique) pour la réduire à des mécanismes plus ou moins inconscients d’asservissement psychique. Tel est en effet le propos de Franck Ramus : imaginez donc que les adultes se mettaient demain à soutenir mordicus, contre les objections rationnelles de leurs enfants, la vérité nécessaire du Père Noël ! Imaginez aussi que des adultes inscrivent leurs jeunes enfants dans un parti politique : ne serait-ce pas là un insoutenable endoctrinement ?

À partir de ces expériences de pensées, Franck Ramus extrapole pour les appliquer à la religion. Si les religions se pérennisent de la sorte, c’est parce que s’est créé et s’est perpétué un complot des adultes pour se maintenir dans l’erreur et maintenir leurs enfants dans cette même erreur. Violant toutes les données de l’anthropologie et de la philosophie, faisant abstraction de la diversité historique et sémantique des religions, des innombrables retournements à l’âge adulte, des conversions et des reconversions et de l’état du religieux dans le monde contemporain, Franck Ramus bétonne son discours de façon à le soustraire à toute réfutation possible : le contredire, en acquiesçant au dépôt religieux que l’on a reçu, c’est ipso facto actualiser un « embrigadement ». Franck Ramus obère l’aptitude des adultes au discernement en déniant toute réalité au libre-arbitre.

La trahison d’un clerc 

Saint Thomas d’Aquin (1225-1274)

Le plus dur, pour celui qui est un peu au courant de l’histoire de la philosophie antique et médiévale, c’est de voir avec quelle suffisance l’auteur de la tribune prend son ignorance pour des vérités incontestées et incontestables : comme pour le Père Noël, de Dieu nous n’aurions « aucune preuve crédible de son existence ». Platon, Aristote, saint Anselme, saint Thomas d’Aquin eussent apprécié. Le pire ici est que l’auteur viole toutes les lois de la métaphysique en comparant deux objets dont la nature est radicalement différente : il compare un être (le Père Noël) avec l’Être lui-même (Dieu, qui est l’acte d’être pur dont dépend tout étant). Faute impardonnable pour un philosophe, mais cette distinction échappe bien évidemment à notre illustre scientifique qui poursuit en parlant de « la connaissance objective que fournit la science ». Mais s’est-il interrogé une seconde sur les axiomes qui permettent justement cette connaissance objective ? Qui dit en effet objectivité dit permanence d’une structure sur laquelle peut se rapporter infailliblement l’esprit humain malgré la multiplicité indéfinie des phénomènes. Cette structure doit donc être unique, c’est elle qui constitue le Vrai. L’esprit humain le contemple comme un des « premiers principes indémontrables » (Aristote) de toute connaissance. Il y a donc tout un ordre de la connaissance qui échappe aux preuves empiriques, il s’agit de la métaphysique ; tout cela, Frank Ramus semble l’ignorer. Aussi lui conseillons-nous pour Noël de s’offrir La métaphysique d’Aristote, de consulter les Quinque viae de saint Thomas d’Aquin, les Méditations Métaphysiques de Descartes et de voir en quoi même chez Kant, Dieu est un principe heuristique nécessaire en même temps que le fondement de toute morale possible.

Le problème dans tout ceci est quand l’idéal si noble de la connaissance se travestit en superstition, c’est-à-dire dans l’usage d’un mot qui se survit à lui-même en étant séparé de sa signification intrinsèque et de sa tradition. Cette nouvelle superstition, moderne, est bien sûr celle d’une certaine représentation de « la Science » qui, n’étant même plus capable de prétendre au vrai chez nombre de ses représentants modernes, entend pourtant, inférieure qu’elle est, formuler à partir des seules exigences et données physiques des jugements métaphysiques, d’un ordre bien supérieur.

Cette corruption de l’esprit est d’autant plus grave qu’elle témoigne du divorce du « parti intellectuel » (Péguy) vis-à-vis du peuple français et des nombreux croyants qu’il compte encore bon gré mal gré dans ses chaumières, et qui fêteront bien encore ce 25 décembre la naissance du Sauveur un soir d’hiver à Bethléhem. Cela dessert la science et ne fait qu’alimenter à juste titre la méfiance du grand public vis-à-vis des « clercs » qui trahissent leur rôle d’instructeurs pour jouer aux propagandistes. Divorce d’autant plus accru que les sottises de Frank Ramus foule au pied le travail des historiens, des philosophes et des théologiens contemporains qui travaillent à quelques pas de lui. À la malhonnêteté s’ajoute alors l’ingratitude.

La liberté par le néant

L’ingratitude de ce représentant du parti intellectuel se manifeste par une minable, et aujourd’hui trop répandue, conception de la liberté. Cette conception est sartrienne : c’est une liberté d’indifférence. Il serait ainsi préférable que des adultes se refusent à transmettre ce qu’ils ont appris afin de laisser à leurs enfants « le soin de choisir tout seul et librement ». Mais que peut choisir un homme à partir du vide ? Un homme peut-il juger en vérité (nous savons que ce mot écorcherait la bouche du « scientifique ») ce qu’il n’a pas connu, compris ? D’où parlez-vous, Monsieur Ramus, pour juger ainsi de l’extérieur ce qu’apparemment on ne vous a pas transmis ? 

Cette liberté d’indifférence est celle de l’homme « condamné à être libre » (Sartre), comme on extirperait d’un lac un poisson dans lequel il puisait pourtant sa raison de vivre, ou comme on arracherait de son terreau une semence réclamant ces déterminations naturelles pour pouvoir naître et s’épanouir. 

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Liberté plus subie qu’assumée (Evola), cette liberté par le néant nie la condition essentielle de l’homme, qui reçoit tout des formes culturelles qui le précède : langues, systèmes de valeurs, capital social et familial, science, tout ceci dont la religion elle-même est le creuset. Ces formes culturelles que l’homme reçoit constituent son intellect agent ; par elles, il accède à la raison et, par la raison, il les actualise — en les reprenant, parfois en les rejetant, ou bien en poursuivant l’œuvre de la civilisation. Libérer l’homme des contraintes de la nature et de la culture, garanties par la transmission, c’est asservir l’homme au néant. Certes, l’homme ne rencontrerait absolument aucune contrainte ni autorité dans un désert absolument vide, plat, indéfini.  Pas d’ « embrigadement » dans le néant. Mais dans ce désert, nul endroit où aller. Tout y serait permis ; rien n’y serait possible.

Au contraire, la vraie liberté ne se réduit pas au désir — lui-même si aisément réductible à la marchandise. Être libre c’est essentiellement être capable de vouloir ce que nous devons faire, d’acquiescer avec courage et générosité à notre devoir. L’ingratitude, c’est précisément cette incapacité à reconnaître un dû, celui-là même qui est pourtant à la base de tout sentiment religieux. « Libre de quoi », se demandent les volontés brisées ; « libre pour quoi », se demande l’être religieux affirmateur.

Veillez donc, chers parents, à bien placer des pièges à rats à côté des chaussettes que vous déposerez, le dernier soir de l’Avent, devant votre cheminée, avec celles de vos enfants. Ces rats habiles sont agressifs en ces temps obscurs, empressés qu’ils sont à saper toute occasion de rêve. Là où le nihilisme fait loi et déguise la bêtise en science, l’espérance seule, qui est « la foi à l’épreuve du temps qui passe », est la gardienne de l’intelligence face à ces formes modernes de la barbarie, la barbarie sophistiquée. Et parce que « le merveilleux doit être un pont vers le spirituel » (Gustave Thibon), nous vous souhaitons un joyeux Noël à vous autres très chers lecteurs, et à vous, Monsieur Ramus.