Emanuele Arioli : « Ségurant, le chevalier au dragon, est le produit d’une rencontre exceptionnelle de cultures »

C’est un événement majeur pour le monde des lettres et pour l’histoire médiévale que l’on doit au jeune historien franco-italien Emanuele Arioli : la découverte, il y a près d’une quinzaine d’années, d’un roman oublié de la Table ronde, Ségurant, le chevalier au dragon.  Après avoir travaillé dix ans sur la recollection de manuscrits, souvent fragmentaires et dispersés dans diverses bibliothèques d’Europe, le médiéviste dévoile les aventures de l’invincible Ségurant, « le meilleur chevalier du monde », qui remporte haut la main moult duels et tournois sous les yeux ébahis de la cour du roi Arthur. Seul un enchantement de la fée Morgane, qui fait apparaître un chimérique dragon, parvient à exploiter le point faible du preux chevalier qui se lancera alors par monts et par vaux à la poursuite d’une illusion. Emanuele Arioli revient, pour PHILITT, sur la genèse de cette extraordinaire découverte d’un chevalier à qui l’on peut souhaiter et prédire une glorieuse postérité à l’instar des chevaliers Perceval, Lancelot ou Yvain, le chevalier au lion.  

PHILITT : Vous avez reconstitué les aventures d’un chevalier de la Table ronde, Ségurant le Brun. Il s’agit du personnage d’un roman oublié disséminé en plusieurs manuscrits parcellaires dans toute l’Europe. Dans un premier temps, comment peut-on expliquer que ce texte ait été oublié et pourquoi se trouve-t-il éparpillé dans diverses bibliothèques ?

Emanuele Arioli : Ce récit a rencontré beaucoup de succès au Moyen Âge, puisque vingt-huit manuscrits conservent aujourd’hui ses aventures. Cela peut sembler modeste, mais c’est considérable. À titre d’exemple, certains chefs-d’œuvre de la littérature médiévale sont conservés dans quelques manuscrits seulement (par exemple, les Lais de Marie de France dans cinq). De plus, deux épisodes de Ségurant ont été traduits en italien, et il existe des mentions du personnage en espagnol et en anglais. Comme vous l’avez dit, les manuscrits sont parcellaires, il n’y en a aucun complet. En reliant tous ces manuscrits entre eux, j’ai pu découvrir une trame cohérente qui se poursuit d’un manuscrit à l’autre et j’ai pu ensuite reconstituer un ensemble romanesque inconnu. Il ne s’agit pas d’un roman unitaire, mais de plusieurs versions distinctes.

Pourquoi ce récit a-t-il été oublié ? Il faut savoir qu’à partir du XIIIe siècle, les copistes compilent plusieurs romans en un seul manuscrit. Les épisodes d’un même roman peuvent ainsi se trouver dispersés dans des manuscrits non corrélés. De plus, plusieurs catastrophes (comme des incendies et des écroulements de bibliothèques) ont conduit à la perte de nombreux livres ou les ont détériorés de manière irréversible. Aujourd’hui, on estime que 90% de manuscrits médiévaux ont été perdus. J’en ai retrouvé plusieurs brûlés et en morceaux, par exemple à la bibliothèque de Turin, qui a été victime d’un incendie en 1904.

Sans compter que l’Église de Rome a mis à l’index certaines œuvres, dont les Prophéties de Merlin, œuvre arthurienne écrite en français, mais en Italie, vraisemblablement à Venise entre 1272 et 1273, avec laquelle les aventures de Ségurant étaient parfois entrelacées. C’est dans ces prophéties que Ségurant est qualifié de meilleur chevalier au monde. Elles ont été condamnées par l’Église, car Merlin était le fils du diable et un prophète douteux, annonçant une fin prochaine du monde et prenant également parti sur des faits politiques de l’actualité de l’époque.

Quelle est la genèse de ce personnage ? A-t-il été créé postérieurement aux autres personnages du cycle, ce qui pourrait expliquer l’importance moindre qu’on lui a accordée, alors que ses aventures se déroulent en parallèle de celles de Lancelot et des autres chevaliers ?

Ségurant a été effectivement inventé après Lancelot, Perceval, Gauvain… qui figurent déjà dans les romans arthuriens de Chrétien de Troyes. La version la plus ancienne de Ségurant, le Chevalier au Dragon date du XIIIe siècle ; plus précisément, j’ai pu la dater entre 1240 et 1273. Elle se place entre Guiron le Courtois, écrit avant 1240 (roman auquel il emprunte quelques personnages), et ces fameuses Prophéties de Merlin, composées en 1272-73.

Ségurant vient donc après les romans en vers de Chrétien de Troyes et également après le Petit cycle de Robert de Boron, le Cycle Vulgate, le Tristan en prose, Guiron le Courtois et le Cycle post-vulgate, qui sont les premiers grands romans arthuriens en prose. Et il annonce déjà le renouvellement du genre qu’on trouvera dans les textes de chevalerie à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance : on peut songer au Roland furieux de l’Arioste, aux romans de chevalerie espagnols (comme Amadis de Gaule), jusqu’à la parodie qu’en fait Don Quichotte. Ségurant est ce chaînon intermédiaire qui nous fait mieux comprendre l’évolution du roman de chevalerie du Moyen Âge à la Renaissance.

Les romans arthuriens ont eu divers auteurs, de Chrétien de Troyes à Robert de Boron, en passant par Raoul de Houdenc ou Geoffroy de Monmouth pour citer les plus connus. L’histoire de Ségurant a-t-elle eu un auteur principal ? Ou s’agit-il de plusieurs auteurs ? A-t-on une idée de leur identité ?

Votre choix d’auteurs est intéressant. En effet, en ce qui concerne les romans en vers, Raoul de Houdenc a laissé son nom ; si Chrétien de Troyes est le père du roman arthurien, Geoffroy de Monmouth serait en quelque sorte le grand-père, puisqu’il a écrit en latin une Histoire des rois de Bretagne, dans laquelle Arthur trouve une place dans la généalogie des rois de la Grande-Bretagne. Enfin, Robert de Boron, figure assez énigmatique, est celui qui réinterprète le Graal comme le calice recueillant le sang du Christ : il est l’auteur de romans en vers ensuite adaptés en prose.

Arrivée de Galaad à la cour du roi Arthur

Quant aux romans en prose, ils sont en général anonymes ou attribués à des pseudo-auteurs, comme le pseudo-Gautier Map pour le Cycle Vulgate, Luce de Gat pour le Tristan en prose, le soi-disant Hélie de Boron, qui serait le frère de Robert. Les Prophéties de Merlin mentionnent le nom de Richard d’Irlande, ce qui est amusant quand on sait que l’ouvrage a été composé dans la région de Venise. Il y a un jeu littéraire sur l’identité de l’auteur dans les romans en prose et il est toujours difficile de savoir s’il s’agit d’un ou de plusieurs. La question s’est posée pour le Cycle Vulgate, qui est un ensemble de cinq romans assez différents dans leur esprit. Aujourd’hui, on ne cherche plus à identifier les auteurs. Tout au plus peut-on dessiner un profil très vague à partir de similitudes dans le style ou les thèmes abordés.

Les diverses versions de Ségurant s’étendent sur trois siècles. Cela dit, même les plus anciennes versions se distinguent des romans arthuriens précédents ; en effet, elles montrent le monde extérieur à la cour (les paysans, les bourgeois…), avec un recours à l’ironie et à l’humour, et une attention pour les choses de la vie quotidienne : les marchandises, les tissus, leur valeur pécuniaire… Ségurant s’oriente donc vers quelque chose de nouveau, cela pourrait être dû au fait qu’il a été écrit en Italie, dans un milieu différent, peut-être dans la République de Venise. On peut se demander aussi s’il n’y a pas un nouveau lectorat, auprès des bourgeois, en plus de l’habituelle classe noble. Certains manuscrits sont richement enluminés, d’autres sont beaucoup plus modestes, et rédigés sur un parchemin de moindre qualité, comme c’est le cas d’un groupe de manuscrits écrits entre Pise et Gênes, sans doute destinés à un lectorat extérieur aux cours.  

Le style présente lui-même des singularités : on navigue du passé au présent dans la narration, un narrateur s’exprime à la première personne, on note de nombreuses répétitions de formules (notamment au début et à la fin de chaque paragraphe), comme celle-ci : « Maintenant le conte cesse parler de lui. » Était-ce un procédé habituel ?

C’est un procédé habituel dans les romans arthuriens. On pourrait avoir l’impression qu’il s’agit d’un style personnel, mais cela se retrouve dans d’autres romans en prose. Les continuateurs ne s’approprient pas seulement un univers mais également un style, fait d’apartés ou d’interjections : « Seigneurs, sachez que […]. » Cela s’explique aussi par le fait que les premiers textes de la littérature médiévale étaient des récits oraux. Cette mémoire est encore très vive à l’époque de la rédaction de Ségurant, et il ne faut pas oublier que ces récits étaient souvent lus à haute voix devant la cour. 

Vous avez dû établir un texte à partir de plusieurs versions : vous distinguez une version cardinale et des versions complémentaires et alternatives. Comment avez-vous pu reconstituer cela alors que l’état des manuscrits est parfois très endommagé ?

Les manuscrits sont nombreux (vingt-huit en tout) et très différents entre eux. Certains sont relativement en bon état et d’autres sont fragmentaires. En ce qui concerne Ségurant, nous disposons d’une version très étendue que j’ai appelée « cardinale ». Il s’agit d’un ensemble de trente-neuf épisodes qui sont principalement conservés dans un manuscrit de la bibliothèque de l’Arsenal et dont trois épisodes se trouvent aussi dans plusieurs manuscrits du XIIIe siècle. Dans la traduction parue aux Belles Lettres, je n’ai pas traduit l’intégralité, car ce texte ne relate pas seulement les aventures de Ségurant mais aussi celle de personnages secondaires. Je n’ai suivi que l’intrigue principale, alors que mon édition en ancien français parue chez Honoré Champion en 2019 présente tous les épisodes. Lorsqu’un même épisode est conservé dans plusieurs manuscrits, j’ai pu les comparer afin de reconstituer les relations entre les manuscrits et produire l’édition la plus complète possible.

La joute entre Ségurant et Galehaut dans le manuscrit de Turin, abîmé par l’incendie

En ce qui concerne les versions complémentaires et alternatives, plus parcellaires, il s’agit d’autres épisodes cohérents avec la version cardinale ou de réécritures à partir d’épisodes de celle-ci. Malgré quelques lacunes, on peut suivre la continuité narrative. Pour vous donner un exemple : la version cardinale s’achève sur le récit de la recherche, par un jeune homme irlandais (qui s’avérera être plus tard Golistan) et par deux cents chevaliers de l’Île Non Sachante, de Ségurant ensorcelé par la fée Morgane. La version complémentaire reprend au moment où les chevaliers reviennent sur les lieux du tournoi et on retrouve Golistan à la recherche de Ségurant. Il y a ici un manque sur lequel le narrateur nous donne en revanche des informations, car il fait plusieurs allusions précises à ce qui s’est passé avant (« comme vous avez entendu auparavant »). Ces versions complémentaires et alternatives présentent des variantes notables d’un manuscrit à l’autre… Il a fallu analyser en détail chaque manuscrit et chaque version pour établir la chronologie de l’écriture de cet ensemble romanesque.

Très récemment, des étudiants de l’université du Kentucky ont réussi, grâce à l’intelligence artificielle, à déchiffrer un papyrus de Pompéi brûlé lors de l’éruption du Vésuve. Avez-vous pu utiliser des procédés semblables ?

La grande différence entre le papyrus antique et le parchemin du Moyen Âge réside dans le fait que le manuscrit médiéval se présente sous la forme d’un codex, à savoir le format d’un livre tel qu’on le connaît actuellement. Le papyrus est enroulé ; cela peut paraître un détail, mais il a toute son importance. Quand des manuscrits médiévaux brûlent, les parchemins s’agglutinent et forment un bloc. Il est extrêmement difficile, voire impossible, de lire l’écriture sans décoller les pages.

Pour déchiffrer un parchemin effacé, on a recours à la lumière ultraviolette (la lampe de Wood), qui permet de révéler les écritures effacées grâce aux rayons ultraviolets qui mettent en évidence les traces métalliques dans l’encre. Il existe également une technique un peu plus complexe qui est l’imagerie multispectrale : on retravaille avec un ordinateur des photos prises avec des spectres de lumière différents allant de l’infrarouge à l’ultraviolet ; cela permet d’aboutir à l’image le plus lisible possible.

Évidemment, j’ai pensé à la technologie du scanner 3D, mais chaque typologie de livre requiert une technologie spécifique, et, pour les manuscrits agglutinés, il faudrait d’abord procéder à une restauration préalable. Reste aussi la difficulté du financement de ces technologies qui coûtent très cher, tout comme la restauration. En tout cas, les avancées technologiques peuvent nous faire espérer des progrès considérables en la matière.

Vous établissez une relation entre Ségurant et Siegfried ainsi que Sigurd, des épopées germanique et scandinave, à partir de la ressemblance de leurs noms. Quels sont les autres points communs avec eux ? Peut-on dire qu’il s’agit d’un héros à la dimension européenne ?

Tout à fait. Le roman a été composé en Italie du Nord, mais en langue française : il s’insère dans l’univers arthurien, qui est de dérivation celtique, et le personnage s’inspire très probablement d’un héros de l’épopée germanique et scandinave. C’est le produit d’une rencontre exceptionnelle de cultures.

Dans les plus anciens manuscrits, Ségurant est écrit « Sigurant », ce qui est très proche de Siegfried-Sigurd (« sigr » signifierait « victoire »), même si cela pourrait aussi être rapproché de l’étymologie latine, securus signifiant « sûr ». En dehors du nom, ils ont des aventures similaires : Ségurant et Siegfried-Sigurd traversent un mur ou un cercle de feu, ils rencontrent un dragon qui devient le cœur de leurs aventures, possèdent un trésor enchanté (pour Ségurant, c’est sa pierre lumineuse) et descendent d’une lignée de héros à la taille extraordinaire etc. Sans compter que des prophètes (respectivement Merlin pour Ségurant et Grípir pour Sigurd) prédisent leur avenir.

La légende du roi Arthur et l’épopée de Siegfried-Sigurd sont en effet entrées en contact : dans le Nord de l’Italie, proche du monde germanique, on trouve des traces manuscrites de la circulation de la Chanson des Nibelungen, ainsi que des traces picturales, comme une fresque de Castel Roncolo (dans le Haut-Adige ou Sud-Tyrol) qui représente Siegfried, mais aussi Arthur.

Le roman se divise en deux parties : d’abord une succession de joutes, qui montre l’invincibilité de Ségurant, et ensuite la quête du dragon avec force enchantements et éléments merveilleux qui font leur irruption. Cela peut faire penser, dans la structure du récit, à l’Iliade et l’Odyssée.

On peut voir la première partie de Ségurant comme une Iliade en miniature, où Ségurant serait Achille, le plus grand héros au monde, et la seconde partie comme une Odyssée où il doit accomplir tout un périple sous l’effet d’un enchantement. La mémoire gréco-romaine est encore présente, quoique dans des proportions moindres par rapport à la Renaissance. Un détail amusant est que Ségurant est ensuite devenu un héros de la guerre de Troie : au XVIe siècle, un auteur italien, Luigi Alamanni, a écrit une œuvre intitulée L’Avarchide, une « Iliade toscane », qui reprend la guerre de Troie en langue italienne en la transposant avec les personnages de la légende arthurienne : Lancelot y tient le rôle d’Achille, Ségurant celui d’Hector, la Dame du Lac celui de Thétis et ainsi de suite. Cette transposition se fonde sur l’interdit exprimé de la Dame du Lac, dans Ségurant, d’une joute entre Lancelot et Ségurant : cette joute évitée dans le roman médiéval se transforme dans le duel final qui conduit à la chute de Troie (qui, dans cette œuvre, devient Avaricum, ancien nom de Bourges). Ce texte a réussi à superposer de manière très ingénieuse Ségurant et l’Iliade.

Ségurant reprend les codes des romans arthuriens de chevalerie : un preux guerrier qui terrasse les ennemis ; un épisode de folie ; des enchantements ; le fait que Ségurant cache son identité. Il y a quand même une exception : Ségurant, en proie à un sort de la fée Morgane, ne terrasse pas le dragon, il est, tel un nouveau Sisyphe, pris dans une boucle qui se répète sans cesse. Peut-on voir là une illustration de la singularité de Ségurant ?

Ségurant est prisonnier d’une quête impossible ou d’une anti-quête. Il fait penser à un autre héros arthurien, Palamède, un chevalier sarrasin qui se convertit au christianisme et qui poursuit inlassablement une créature monstrueuse, la Bête Glatissante. Mais, à la différence de cette dernière, le dragon de Ségurant n’est qu’une illusion et ne peut pas être tué. Avoir inventé un objet de quête qui n’a pas d’existence réelle est très astucieux et original.

Au Moyen Âge, la magie était perçue comme une illusion ; seul Dieu crée la vie, les démons ne peuvent pas créer ; tout au plus, ils peuvent tromper les sens de leurs victimes, en leur faisant croire en des choses qui n’existent pas. Ségurant poursuit donc un leurre, un fantôme, et en cela, ce récit est novateur.

La version cardinale s’arrête en pleine action, comme le roman de Perceval s’arrêtait au milieu d’une phrase. Peut-être que l’histoire ne peut pas avoir de fin ?

Le premier auteur a peut-être voulu laisser la porte ouverte aux continuateurs et ne pas raconter l’histoire de la quête du Graal. Le Graal est annoncé plusieurs fois, mais reste insaisissable. Et si l’histoire est incomplète, c’est peut-être aussi qu’elle était inachevable. Il y a certes des épisodes qui ont été irrémédiablement perdus, mais malgré tout, comment pouvoir achever l’histoire d’un chevalier qui poursuit un dragon illusoire ?

Ségurant est un héros inabouti, car il n’est pas amoureux d’une dame. Ce n’est donc pas un roman de fin’amor, un roman d’amour courtois.

Ségurant est en effet un chevalier très atypique. Tous les chevaliers accomplissent des exploits pour une dame (qu’il s’agisse de Lancelot pour Guenièvre, Tristan pour Yseult…). Galaad, le héros du Graal, étant l’exception, car la dimension religieuse prend la place de l’amour. Accompagné de Bohort et Perceval, Galaad part à la recherche du Graal et ne se consacre qu’à cela. Il est intéressant de noter que Perceval connaît une évolution : il n’est plus le chevalier naïf de Chrétien de Troyes qui découvre l’amour et la chevalerie, il devient le chevalier pur. Car ces trois personnages doivent l’être pour mener la quête du Graal à son terme. En revanche, Ségurant ne s’inscrit pas dans cette logique : il n’est ni amoureux ni lancé dans une quête mystique. C’est ce qui fait sa spécificité. Sans compter qu’il a des traits grotesques, comme une voracité qui suscite l’émerveillement et le rire de ses convives.

Il n’y a en effet pas réellement de dimension sacrée ou mystique. Tout au plus, une version de la fin du XIIIe siècle fait partir Ségurant à la croisade, pour combler ce manque. Comment expliquer cette absence ?

C’est un univers très différent de celui de la Quête du Saint-Graal (roman du XIIIe siècle d’inspiration mystique). Avant cela, il pouvait déjà y avoir une vision profane, mais, avec Ségurant, nous évoluons vers une distanciation ironique et critique. Cela est assez paradoxal : nous ne sommes qu’au XIIIe siècle, mais on a l’impression que l’amour courtois est déjà daté. En tout cas, la chevalerie amorce un déclin progressif. Je pense au chevalier Dinadan, sarcastique et critique : il explique pourquoi il n’est pas amoureux et montre l’absurdité des règles de la chevalerie. Il y a donc une mise à distance ironique par rapport à l’amour et à la chevalerie, et par rapport aux valeurs établies.

On pourrait interpréter son ensorcellement comme la punition d’un péché d’orgueil, celui de se prétendre le meilleur chevalier du monde, qui le condamne à poursuivre une illusion, qui serait sa pénitence. Péché, châtiment et rédemption, des thématiques chrétiennes malgré tout.  

Les auteurs du Moyen Âge occidental baignent forcément dans un univers chrétien. Toutes ces références sont bien présentes, qu’on pense à saint Georges, à l’archange Michel, à tous les saints qu’on appelle sauroctones (tueurs de dragons). Le dragon est en effet lié au mal, mais aussi au péché d’orgueil. La poursuite de ce dragon-fantôme pourrait aussi être rapprochée de récits de châtiment post-mortem qu’on retrouve dans la prédication au Moyen Âge (par exemple, un être poursuivi par une créature infernale ou au contraire condamné à une quête sans fin) ou alors on pourrait entendre ce dragon comme un démon intérieur. On peut évidemment interpréter cette quête du dragon de mille façons différentes et c’est ce qui fait la force du symbole : être polysémique et laisser donc l’interprétation ouverte.

Comment Ségurant peut-il être le meilleur chevalier du monde si d’autres chevaliers comme Lancelot ont déjà cette réputation ?

La difficulté pour l’auteur de Ségurant consistait dans le fait d’insérer ce personnage et son arc narratif dans une chronologie déjà établie. Ségurant accomplit ses exploits en même temps que les meilleurs chevaliers, tel Lancelot et Tristan : avec une terminologie moderne, on pourrait dire qu’il s’agit d’un paraquel, une fiction se situant « en parallèle ».

L’auteur a eu recours à ce que j’ai appelé la « stratégie de l’illusion ». Après avoir fait naître et grandir le personnage dans une île éloignée, l’Île Non Sachante, il le présente comme le meilleur chevalier à la cour du roi Arthur, mais un dragon apparaît par enchantement et Ségurant disparaît en se lançant à sa poursuite. Morgane peut alors raconter à Arthur et aux chevaliers de la Table Ronde que ce héros n’a jamais existé, leur faisant croire à une illusion collective. Lancelot peut donc rester le meilleur chevalier du monde. Le narrateur justifie ainsi le fait que Ségurant était inconnu des romans arthuriens précédents : la cohérence avec l’univers arthurien est sauve, grâce à l’oubli de Ségurant. Ce qui est amusant est que le roman a lui-même été oublié par la suite, tout comme le personnage.

Ségurant est aussi une mine de renseignements sur le monde de la chevalerie, ses rites, ses tournois ; il est en effet assez rare de trouver des descriptions aussi détaillées de tournois et d’adoubements. Évidemment, il s’agit d’un roman, donc le récit est idéalisé, mais ce témoignage est très important pour mieux comprendre les différents rites liés à la chevalerie.

Il y a une iconographie assez abondante dans votre édition, avec des illustrations provenant d’ateliers français, italiens, flamands… dont un portrait de Ségurant. Il n’était finalement pas si oublié que cela.  

Le portrait de Ségurant que j’ai choisi de reproduire est une exception ; c’est l’image la plus spectaculaire du chevalier. Le nom de Ségurant n’était pas inconnu : il figurait dans des listes de chevaliers de la Table Ronde. Il disposait même d’un écu, qui lui a été attribué à la fin du Moyen Âge, à un moment où la littérature de chevalerie commence un déclin lent et inexorable. Cela étant dit, les images représentant Ségurant sont assez rares. On a donc ajouté des images provenant de manuscrits similaires, notamment enluminés par Evrard d’Espinques, artiste du XVe siècle.

Ségurant et le dragon décapité, illustration d’un Armorial de la Table ronde de la fin du XVe siècle (Bibliothèque de l’Arsenal)

Vous avez comblé ce manque d’illustrations en adaptant le texte en bande dessinée et en album jeunesse. Était-ce pour toucher un plus vaste public, notamment la jeunesse ?

Je pense que c’est une découverte qui doit être partagée avec le plus grand nombre. Cela fait partie de notre patrimoine littéraire. C’est la raison pour laquelle j’ai traduit le roman en français moderne.

Étant enseignant à l’université, je suis sensible au fait de rendre accessible la recherche à un public jeune : j’ai alors aussi adapté ce roman en bande dessinée et en album jeunesse avec le dessinateur Emiliano Tanzillo. Dans l’album publié au Seuil Jeunesse, j’ai voulu raconter à la fois ma quête à travers l’Europe et l’histoire de Ségurant, montrer le travail d’un chercheur en histoire et littérature médiévale. Cet ouvrage est pensé pour être utilisé dans les écoles et les collèges.

Dans la bande dessinée, j’ai voulu adapter librement cette découverte pour un public de jeunes adultes, en écrivant la quête du Graal de Ségurant – appelé Sivar dans la bande dessinée – que je n’ai jamais trouvée, même si elle est annoncée plusieurs fois dans les manuscrits. J’ai aussi comblé des lacunes du récit en ajoutant par exemple quelques personnages féminins, comme la mère de Sivar. Car dans le roman de Ségurant, qui évolue dans un univers entièrement masculin, on ne sait rien de sa mère alors qu’on connaît son père, son grand-père, son oncle et son grand-oncle. Étrange absence… J’ai souhaité remplir ce vide et d’autres, tout comme j’ai donné un rôle important à la pierre lumineuse de Ségurant, décrite dans le roman, sans que sa fonction nous soit clairement dévoilée.

Vous avez commencé à travailler sur ce texte en 2010. Comment votre découverte a-t-elle été reçue par la communauté scientifique ?

Cela a demandé un certain temps, puisque, avant de livrer les résultats de mon enquête, j’ai attendu de disposer d’une édition complète ainsi que d’une étude philologique et littéraire. J’ai publié des articles au fur et à mesure de ma recherche pour me rendre compte des questions qu’elle pouvait susciter et j’ai remarqué assez vite que les universitaires souhaitaient prendre connaissance du texte en ancien français référencé avec les différents manuscrits, car ils ne pouvaient pas juger tant que les trois volumes n’étaient pas complets. Ce fut chose faite en 2019 seulement.

On peut dire que vous êtes parti vous-même à la recherche de votre propre Graal. Cette recherche aura-t-elle une fin ou êtes-vous comme Ségurant, lancé dans une quête impossible ?

Je ne suis plus en quête de manuscrits, mais c’est souvent quand on ne cherche pas qu’on trouve. Je n’exclus pas de tomber sur un épisode encore inconnu. J’ai cherché dans toutes les bibliothèques et les archives accessibles auxquelles j’ai pu penser, mais de nouvelles pistes pourraient s’ouvrir et de nouveaux épisodes réémerger. Je rêve encore de découvrir l’épisode du Graal, s’il a jamais existé.

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