Pacôme Thiellement : « Les marginaux sont les victimes du monde tel qu’il est »

Essayiste et vidéaste, Pacôme Thiellement publie le quatrième volet de son cycle gnostique intitulé Le Secret de la société (PUF). Après La Victoire des Sans Roi (2017) consacrée à la religion, Sycomore Sickamour (2018) consacré à l’éthique et L’Enquête infinie (2021) consacrée à l’art, ce nouvel opus explore, sous le signe du réalisateur Jacques Rivette, l’angle mort de la politique, à savoir les marginaux et les sacrifiés.

Pacôme Thiellement, Crédit Arnaud Baumann

PHILITT : Le Secret de la société est le versant politique de votre cycle gnostique commencé avec La Victoire des Sans Roi (2017). Quelle est votre perception de la politique et qu’attendez-vous d’elle ?

Pacôme Thiellement : Dans mes livres précédents, je ne m’étais jamais posé la question du politique en tant que tel. Grâce au cinéma de Jacques Rivette, j’ai pu le faire, mais en suivant ce prisme qui est celui des marges. Ses films permettent de s’interroger sur les sacrifiés de la société. Dans le documentaire de Rivette Jean Renoir le patron (1967), ce dernier dit : « Il faut des sacrifices. Une société vit de sacrifices. Il y a des innocents qui sont sacrifiés pour qu’une société pourrie puisse continuer. » C’est avec cette idée en tête que j’ai commencé à interpréter Out 1 (1971). Le film raconte l’histoire de deux marginaux, Colin (Jean-Pierre Léaud) et Frédérique (Juliet Berto) qui sont informés d’un complot possible sur le modèle de L’Histoire des Treize de Balzac (qui regroupe Ferragus, La Duchesse de Langeais, La Fille aux yeux d’or) dans la société parisienne du début des années 70 et qui décident d’enquêter dessus.

Plus qu’un livre sur la politique, est-ce que ce serait un livre sur l’angle mort de la politique ?

C’est possible. Les gnostiques qui me sont chers sont déjà l’angle mort du religieux ou du théologique.  C’est peut-être que j’aime bien les angles morts… Mais en effet les marginaux sont bien un angle mort, en tant qu’ils sont les victimes du monde tel qu’il est.

Pourquoi avoir associé la question du politique et celle du complot ?

La question du complot était pour moi incontournable car Rivette a été associé dès Paris nous appartient (1961) au complot et à Balzac. Son cinéma touche donc les sujets de société de manière complètement unique et avec une actualité étonnante.  Je me suis donc penché sur l’origine du complot. J’ai lu l’abbé Barruel, le premier à proposer une théorie du complot unifiée sur la Révolution française, événement qu’il explique par un facteur unique, à savoir une conspiration fomentée depuis des siècles, voire des millénaires et qui se manifeste en dernière instance à travers la société des illuminés de Bavière et l’association des Jacobins. Mais, chez Barruel, le complot se prépare en amont depuis Mani, le fondateur du manichéisme ! C’était amusant de voir mes figures historiques préférées mises en accusation : les gnostiques, les manichéens et les cathares.

Jacques Rivette en 1989 sur le tournage de La Bande des quatre

En quoi les anticomplotistes participent-ils de notre sentiment d’impuissance politique ?

Le premier à avoir théorisé le complotisme est Karl Popper. En lisant La Société ouverte et ses ennemis (1945), je me suis rendu compte que c’était un livre d’une très grande paranoïa : 700 pages pour prouver que Platon est un manipulateur, qu’Aristote son continuateur et la philosophie occidentale en général ont entretenu un complot, car il n’y a pas d’autre mot, contre la société ouverte, c’est-à-dire la démocratie libérale. Le tout culminant évidemment dans la pensée de Karl Marx. Mon étude des anticomplostistes m’a conduit à Pierre-André Taguieff qui est le plus ridicule de tous. Voilà ce qui ressort à mes yeux : exactement comme leurs cibles les complotistes, les anticomplotistes détestent les révolutionnaires ; complotistes et anticomplotistes entretiennent une méfiance commune envers tous les mouvements populaires.

Pourquoi renvoyer complotistes et anticomplotistes dos à dos ?

Les uns comme les autres pratiquent le procès d’intention. Or on ne peut pas préjuger des intentions des gens. On ne peut pas aborder autrui sans avoir préalablement suivi le mystère d’un parcours de vie. C’est plus évident chez les complotistes qui cherchent avant tout à exprimer leur incompréhension face à un monde qui n’est pas comme ils voudraient qu’il soit. Pour autant, il ne faut pas prendre une position de surplomb car il y a des gens qui prennent ça très au sérieux et qui en crèvent. Il faut faire attention à ceux qui sont les éternels sacrifiés de nos jeux d’intellectuel. Les anticomplotistes, quant à eux, associent toute forme de rapport mystérieux au monde à l’irrationalité et à la paranoïa. Cela revient à nier le fait qu’il y a toujours quelque chose qui nous échappe. Les anticomplotistes  se méfient aussi du désir d’enquêter qui est pourtant un phénomène proprement humain et qui définit notre rapport au monde. Si on perd le goût de l’énigme au sens de Sherlock Holmes, on perd de surcroît la possibilité d’accéder au mystère au sens de Lewis Carroll.

Pourquoi l’œuvre de Balzac est-elle traditionnellement associée à l’idée de complot ?

Cette réputation tient dans L’Histoire des Treize et en particulier dans sa préface tapageuse qui soutient qu’un groupe de treize personne ont tenu Paris entre leurs mains : un pied dans tous les salons, une main dans chaque coffre-fort… Mais finalement, les treize ne font quasiment rien et ne réussissent aucune de leurs opérations. Ce n’est pas eux qui tiennent la société, c’est la société qui les tient. Même si le complot est dans les faits un échec on va faire de Balzac le romancier du complot, de même pour Rivette.

Juliet Berto en 1972

On sait que Jacques Rivette occupe une place très importante dans votre Panthéon artistique, mais pourquoi l’avoir choisi lui en particulier comme motif récurrent d’un livre consacré à la politique ?

Pour de nombreuses raisons ! Déjà pour sa singularité au sein de la Nouvelle Vague, courant qui était plutôt fascinée à la base par les anars de droite, même si ensuite ça a pu changer (sauf chez Rohmer qui a gardé un ancrage catholique et royaliste). Dès son premier film, Rivette fait de la Commune une des sources de son cinéma. Sans pour autant céder à la forme maoïste qui sera celle de Godard des années 1970, de manière non idéologique, il hérite de la répression des révoltes du passé. « Vous ne savez pas ce qu’est une révolution réprimée », dit le personnage qu’il joue dans Paris nous appartient. C’est un motif qui baigne l’ensemble de son cinéma et auquel on peut être sensible, comme on peut l’être pour la littérature de Nerval. Lorsque l’on comprend que celui-ci a puisé dans l’échec de 1830 comme dans la méditation du geste révolutionnaire réussi de Rousseau, ça transforme ce qu’on considérait comme une pure exploration onirique et fantastique en quelque chose qui peut s’interpréter selon les coordonnées d’une spiritualité révolutionnaire.

Associer de manière aussi étroite Rivette et la question politique est le pari de ce livre en quelque sorte…

Rivette a donné un nombre limité d’entretiens ce qui ne nous permet pas d’encadrer intégralement les intentions de l’auteur. Mais, de toute façon, il se débrouille pour que ses intentions ne débordent pas sur son cinéma. Chaque spectateur de Rivette peut interpréter son cinéma comme il veut. Inspiré par Renoir, il va essayer, à partir de L’Amour fou (1969), d’adopter la posture de « l’endormi », c’est-à-dire de détruire la place du réalisateur démiurge. Chez Rivette, le cinéma cesse d’être la forme pyramidale hiérarchisée par excellence. Inspiré également par Jean Rouch, il va créer un cinéma où les acteurs inventent leur personnage, où ils vont collaborer au scénario… Les acteurs, et surtout les actrices, s’émancipent. C’est ce qui fait que son cinéma est absolument unique  du point de vue des enjeux féministes de l’époque. Céline et Julie vont en bateau (1974) met en scène deux femmes qui sont copines et qui parlent d’autre chose que d’un homme. Il n’y pas d’histoire d’amour, elles sont animées par d’autres enjeux. C’est une révolution ! Cela ouvre des perspectives pour tout le monde : pour les actrices, mais aussi pour spectateurs et les spectatrices. Juliet Berto, coscénariste du film, va ensuite devenir une grande artiste : elle va publier des textes en revue, le livre La fille aux talons d’argile, et faire trois films visionnaires.

Vous évoquez tout au long du livre des figures lumineuses qui se sont opposées à l’impuissance politique (Simone Weil, Jeanne d’Arc…). Qu’est-ce que ces individus marginaux ont en commun et d’où leur vient cette détestation du monde tel qu’il est ?

De l’injustice et de l’oppression évidemment. On peut très bien voir Jeanne comme une figure anti-impérialiste ! C’est ce que m’a appris le cinéma de Rivette : ce n’est pas au résultat apparent qu’on juge un acte, c’est à l’acte lui-même. C’est cette idée qui traverse Jeanne la Pucelle (1994), personnage qu’il a voulu sauver de la mythologie nationaliste.  La Jeannette de Rivette, c’est l’enfant dans un monde d’adulte qui ne comprend pas les stratégies, les calculs et les intrigues.  Elle est seulement dans l’agir : il y a une injustice, il faut donc y mettre un terme ! C’est aussi la leçon de la Bhagavad-Gita : il te revient de penser l’action en dehors de son fruit. Dans cet essai, j’ai aussi voulu rendre hommage aux poètes et poétesses dont j’estime qu’on ne parle pas assez : Juliet Berto, Hermine Karagheuz, Colette Thomas… Je cherche à proposer un autre barème des importances. C’est peut-être finalement ça, le geste politique du livre.

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