Temps et perspectivisme : l’élaboration du roman proustien

Alors que les thèses consacrées à l’auteur de la Recherche se comptent par milliers et que la cadence ne faiblit point, une certaine témérité est requise pour quiconque se flatte d’y apporter un nouveau regard, surtout lorsqu’il s’agit d’éléments aussi rebattus que le statut du temps ou du narrateur. Gardons-nous d’une telle outrecuidance : prêtons l’oreille au spécialiste Jean-Yves Tadié, qui, dans Proust et le roman (1971), file la métaphore kantienne pour en faire les deux formes subjectives du romancier, les conditions de possibilité qui lui permettent de réaliser son œuvre.

Jean-Yves Tadié

Deux formes, selon Tadié, sont à la source de la création romanesque proustienne : le Je et le Temps. « La première unifie les perspectives du récit, soumet les héros à un point de vue central ; la seconde contrôle le déroulement du roman, l’histoire de la vocation du narrateur et la vie des personnages. Ce sont les deux formes de la sensibilité du romancier, son esthétique transcendantale. » Arrêtons-nous d’abord sur le narrateur qui, des déchirements maternels de Combray à la matinée finale chez la princesse de Guermantes, semble en permanence nimbé de mystère. À vrai dire cette atmosphère onirique, confusément sentie par tout lecteur d’À la recherche du temps perdu, se dégage d’un paradoxe propre au héros : jamais ne nous quitte le sentiment d’être à la fois intimement proche et infiniment lointain de lui.

Premièrement, en effet, le narrateur est anonyme ; certes, le nom « Marcel » figure bien à deux occurrences, mais il s’agit de la partie non corrigée de l’œuvre, que Proust eût alors sûrement rayé du récit. Et la thèse du Contre Sainte-Beuve interdit naturellement de faire du narrateur l’alter ego de l’auteur. Ensuite les descriptions physiques, fort rares, surgissent comme à la dérobée : un compliment d’Albertine par-ci, une furtive esquisse de Céleste par-là. De même en ce qui concerne sa personnalité morale : si l’on y décèle quelques traits récurrents au fil du récit, comme le souligne Tadié, « il est surtout l’homme à qui tel sentiment, telle passion sont arrivés : qui a aimé Gilberte, Oriane, Albertine, qui a voyagé, a vu mourir sa grand-mère ; c’est le lieu des passions. Plus qu’un « caractère », il a une histoire ». En aucun cas, pourtant, l’irréalité du protagoniste n’empêche le lecteur de s’immiscer dans ses pensées les plus confidentielles, ses souvenirs les plus reculés, comme s’il ne faisait qu’un avec lui. Si sa physionomie eût été bien arrêtée, en vérité, sa psychologie aussi frappante que la truculence d’un Charlus ou le snobisme d’un Legrandin, jamais cette coïncidence n’eût été possible. Mais ces contours évanescents du narrateur tiennent, au fond, à autre chose qu’à la parcimonie avec laquelle Proust consent parfois à en égrener quelques détails.

C’est surtout qu’aux yeux de Tadié « ce personnage omniprésent et insaisissable » n’est jamais que le spectateur de sa propre histoire. En effet, il semble ne pouvoir saisir le sens de ses actions et de ses émotions qu’à la faveur d’un examen rétrospectif : « Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n’en a que l’impression assez faible, c’est qu’étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s’il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l’impression d’étranges revirements qu’il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste beaucoup plus faux que celui que j’ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures : je ne connaissais qu’imparfaitement la nature suivant laquelle j’agissais[1]. »

Extérieur à lui-même, désincarné, le narrateur se dédouble dans le récit en un moi objet et un moi sujet, une matière et une forme. Sa vie défilant inlassablement sous ses yeux, tout se passe comme si son moi empirique devait constamment lui échapper : en sorte que seule la synthèse opérée par le Je transcendantal parvient à restituer après-coup la signification de ce qui a été vécu. « C’est que, écrit Tadié, pour que chaque lecteur puisse se lire dans le livre, le moi du narrateur doit avoir une généralité suffisante : non seulement il n’est pas celui de Proust, mais dans son absence, il doit n’être celui de personne pour l’être de tous. » Autrement dit, c’est uniquement parce que cette contemporanéité à soi est refusée au narrateur que le lecteur peut lui devenir contemporain. Mais réfléchissons-y : pourquoi diable nous est-il si malaisé d’imaginer dans cet élégant procrastinateur un personnage fait de chair et d’os, corporel et palpable comme tout individu physique ?

La question, en réalité, renvoie directement au sens inaugural de la Recherche – œuvre qui a « pour sujet sa propre rédaction ». Ce n’est qu’à l’issue du Temps retrouvé que nous comprenons que ce que nous lisons depuis Du côté de chez Swann est en fait l’autobiographie du narrateur, l’histoire de sa propre vocation d’écrivain. Aussi cette distance à soi n’est-elle pas le fait d’une personnalité qui manque d’envergure : c’est simplement que le personnage qui vit l’histoire n’est pas le même que celui qui l’écrit. La dichotomie des deux Je s’identifie donc à la structure même de la Recherche : « Le je permet alors de concilier dans l’œuvre l’avenir et le passé, de vivre les événements comme futurs et présents, mais de les raconter comme passés. Le je du narrateur et le moi du héros ne coïncident qu’à un seul instant : au dernier chapitre ». Par ce dédoublement, Proust élabore une nouvelle technique littéraire : la narration est conçue, non plus comme la construction d’une intrigue, mais comme la mise en perspective d’une vision.

Esthétique de la vision

Le Grand Hôtel de Cabourg (Balbec), villégiature proustienne

La technique du point de vue consacre le narrateur comme la perspective centrale du récit, à partir de laquelle se déploient les perspectives incarnées par les autres personnages : « C’est dans la galerie des glaces déformantes, note Tadié, qu’il cherche la vérité. » Ce faisant, Proust dépossède son héros du privilège de l’omniscience, et, pour interpréter son monde environnant, le confine exclusivement à sa mémoire et aux données actuelles de son champ perceptif. Il en ressort que le narrateur est dominé par l’incertitude liée aux événements et aux personnages : implacablement livré aux apparences, tâtonnant, il se débat non sans peine entre la vérité et l’illusion. Et plus d’une fois les apparences se sont avérées trompeuses : lors de sa première excursion à Balbec, par exemple, Saint-Loup lui fait d’abord l’impression d’un être altier et dédaigneux, avant qu’il n’en découvre la nature profondément généreuse et n’en fasse son grand ami. Ceci étant, la vérité révélée au cours de l’expérience demeure précaire : l’homosexualité du marquis est ainsi découverte dans Albertine disparue – et Tadié de souligner que c’est toujours rétrospectivement qu’est démasquée l’inversion des personnages par le narrateur. À cet égard, le cas d’Albertine est exemplaire : même après sa mort, les mystérieux penchants de sa petite amie continuent de l’obséder !

Tout en restreignant le héros à sa vision singulière, la technique du point de vue encadre la manière dont les autres personnages se manifestent à lui. C’est pourquoi, insiste Tadié, leur apparition s’accompagne systématiquement d’une interrogation. « Nombre de personnages importants n’apparaissent que comme figurants, poursuit-il, parce que, à leur entrée, ils ne montrent rien que leur apparence. […] ils ne livrent jamais d’eux-mêmes davantage que ce que le regard en peut saisir. » À cette altérité phénoménologiquement – et donc progressivement – dévoilée s’oppose la diversité des héros balzaciens dont chaque aspect exprime l’archétype qu’ils incarnent. Chez Proust, au contraire, l’évolution des personnages se réalise au fil des expériences et des rencontres ultérieures qui rectifient la connaissance initiale que le narrateur avait de chacun d’eux : rien n’aurait pu lui faire pressentir que Rachel, prostituée quelconque, deviendrait la maîtresse de Saint-Loup, ni que Vinteuil, médiocre professeur de piano, était l’auteur d’une sonate de génie.

Toujours susceptible de s’enrichir par quelque trouvaille, le caractère des personnages demeure nécessairement inachevé. Parce qu’il répugne à la déduction more geometrico, il se prête volontiers au caractère hypothétique de la spéculation, ainsi que notre narrateur lui-même le confesse : « une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour.[2] »

Faute de pouvoir en dégager l’essence, les personnages ont donc valeur d’image à ses yeux : ils n’existent qu’autant qu’ils apparaissent, et ce qui persiste sous ces apparences versatiles, l’identité réelle, reste pour lui un insondable mystère. Un réseau de signification a beau se maintenir de l’un à l’autre, un abîme sépare le physique du moral. Et la description du visage fournit moins d’indices sur la personnalité qu’elle n’en fait ressortir l’impénétrabilité. À titre d’exemple, le profil d’Albertine se démultiplie sous l’effet de la vision elle-même multiple du héros : « Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme […] ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait.[3] »

Le Temps, outil romanesque

Jeune homme à la fenêtre de Gustave Caillebotte

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le temps soit, d’une part, la seconde forme à partir de laquelle Proust organise son œuvre, alors que, d’autre part, ce n’est que dans les ultimes pages de celle-ci que son essence se révèle à notre écrivain en gestation : « Alors moi qui depuis mon enfance, vivant au jour le jour et ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi.[4] » Comme technique littéraire, remarque Tadié, le temps objectif – celui des horloges et du calendrier – ne sert qu’à faire valoir le temps de la subjectivité : « les héros ne se soumettent pas à la chronologie, mais elle à eux, elle leur est relative. » Bien que certains événements historiques balisent le récit (l’affaire Dreyfus, les Ballets russes, la guerre de 1914, etc.), les signes du temps, comme les sensations élémentaires propres à chaque saison, expriment mieux son passage que ne le feraient de simples dates. La conscience du narrateur déforme les unités temporelles classiques, les rend inégales en faisant, par exemple, passer certaines années comme un éclair tout en allongeant certaines heures à n’en plus finir. Que l’on se rappelle, dans Le Côté de Guermantes, la scène du dîner mondain chez Oriane et Basin qui court sur plus de 200 pages !

La chronologie n’est pas seulement brouillée par la subjectivité, elle l’est aussi par la mémoire. Car dans le récit, l’écoulement du passé vers l’avenir est loin d’être linéaire : le passé entrave la marche du temps en surgissant constamment dans le présent. Les réminiscences – la saveur d’une madeleine imbibée de thé, le tintement d’une cuiller, la vue de deux dalles disjointes – sont d’abord brutales, avant que ne s’ensuive le long effort de remémoration des jours d’antan que le rappel du souvenir charrie avec lui dans la mémoire. La temporalité de la Recherche est donc à la fois prospective et rétrospective : l’avancée dans l’avenir est simultanément approfondissement du passé. Et le passé, loin de se réduire à une masse informe de souvenirs, se dissémine en d’innombrables régions psychiques, chacune étant celle d’un moi révolu : « Et, comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décollant » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. […] Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était d’ailleurs fait de tant de passés différents qu’il m’était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie[5] ».

Par-delà la question de sa mesure, Tadié fait voir comment Proust élève le temps au rang d’œuvre d’art. Comme une mélodie, écrit le premier, c’est par des vitesses différentes, des variations de tempo que la chronologie et la structure du temps reçoivent une texture artistique, et que les musiques successives des jours sont différenciées. Après avoir survolé à tire-d’aile plusieurs semaines de bonheur, la durée intérieure traîne parfois sur un instant douloureux[6]. Puisque son écoulement est insensible, le romancier, au lieu de se contenter d’additionner les faits, doit mettre en œuvre des effets de contraste pour le faire ressortir, pour chiffrer son passage. Ces discontinuités sur fond de continuité scandent d’abord le cours d’une même journée – procédé exacerbé dans La Prisonnière où le quotidien du narrateur balance incessamment entre jalousie paranoïaque et brèves accalmies, au rythme des sorties et des retours d’Albertine au domicile. Mais, comme l’a encore remarqué Tadié, le temps se différencie aussi dans le récit en se nourrissant de lui-même, c’est-à-dire à rebours par des souvenirs : « Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m’ôtant la respiration, m’étouffant du vide de la solitude, les souvenirs, juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs où Albertine m’attendait ; mais déjà je trouvais ainsi le souvenir de la veille, de l’avant-veille et des deux soirs précédents, c’est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulés depuis le départ d’Albertine, pendant lesquels j’étais resté sans elle, seul, où cependant j’avais vécu, quatre soirs déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l’autre, mais que chaque jour qui s’écoulerait allait peut-être étoffer.[7] »

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[1] Proust, Marcel, La Prisonnière, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 469.

[2] Proust, Marcel, Le Côté de Guermantes, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 92.

[3] Proust, Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleur, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 587.

[4] Proust, Marcel, Le Temps retrouvé, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 286.

[5] Ibid., p. 213.

[6] Pour Bergson, la durée pure est toujours déjà tension, laquelle, intégrant en elle toute une gamme de degrés, explique que la durée puisse se détendre, se relâcher puis se contracter à nouveau pour regagner en intensité : « À quel signe reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? N’est-ce pas à ce qu’il embrasse une succession plus ou moins longue dans une vision simultanée ? Plus grande est la portion du passé qui tient dans son présent, plus lourde est la masse qu’il pousse dans l’avenir pour presser contre les éventualités qui se préparent : son action, semblable à une flèche, se décoche avec d’autant plus de force en avant que sa représentation était plus tendue vers l’arrière. » Bergson, Henri, « La conscience et la vie », dans : L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 2017, p. 15.

[7] Proust, Marcel, Albertine disparue, Paris, Le Livre de Poche, 2009, pp. 74-75.