Le retour du religieux dans nos sociétés, pronostiqué par tant de bons esprits, se traduira-t-il par un retour de l’art tragique ? Voire… Quelques éléments de réponse, avec l’aide d’Albert Camus et d’Olivier Adam.
Dans la belle conférence qu’il prononce à Athènes en 1955 sur l’avenir de la tragédie, Albert Camus constate deux choses : d’abord, qu’il vit au cœur d’une époque tragique. Ensuite, que celle-ci ne s’est pas montrée capable de créer un nouvel art tragique (il parle alors en dramaturge), malgré quelques belles tentatives – il cite Giraudoux, Montherlant, Claudel bien sûr.
Il est toujours difficile de décréter le retour d’une forme artistique. Mais il est légitime, surtout quand on est soi-même un grand artiste (et Camus l’était assurément), d’en espérer le retour. Commençons donc par revenir aux quelques éléments de définition qu’il propose, ça et là, dans son discours.
Évacuons le plus évident, exact bien sûr, mais de peu d’utilité pour nous : Camus rappelle que l’art tragique n’apparaît qu’à deux périodes de l’histoire européenne, dans l’Athènes du Ve siècle avant Jésus Christ, puis, à l’articulation des XVIe et XVIIe siècles, dans ce que l’on peut considérer comme le plein épanouissement de la Renaissance, la naissance des Temps modernes, allant du théâtre de Shakespeare à celui de Racine. Contrairement au mélodrame, rappelle encore Camus, la tragédie oppose des forces également justes, également légitimes, où tous ont à la fois tort et raison (Antigone, Créon, les morts, la Cité, etc.). Ce qu’il faut y craindre, c’est la démesure, cette limite que l’Homme ne peut franchir sans péril.
Mais Camus ajoute un autre élément, qui semblera peut-être banal à beaucoup, mais qui m’a paru extrêmement séduisant : l’art tragique ne peut naître qu’entre l’affaissement d’une pensée religieuse, qui situe l’Homme au sein d’un cosmos qu’il ne saurait remettre en question (l’Homme grec des temps archaïques, le chrétien du Moyen-Âge), et l’émergence d’un monde rationnel, où l’esprit critique favorise l’apparition d’un individu autonome (de ce point de vue, dit Camus, Socrate et Descartes jouent, à deux millénaires de distance, à peu près le même rôle). Si le monde est entièrement régi par la volonté divine, il ne peut y avoir de conflit tragique (et le Moyen Âge chrétien ne connaît que les mystères, pas la tragédie). Si le monde est, à l’inverse, réduit à la seule matière et dominé par la raison individuelle, il n’y a plus de dieu contre qui se révolter, et donc plus de tragédie non plus.
Adam de nouveau chassé du Paradis terrestre
Où en sommes-nous, aujourd’hui, par rapport à cette question ? Je ne me placerai pas sur le plan de la création théâtrale contemporaine, que je connais mal. Par contre, j’entends depuis plusieurs années, parmi les scies journalistiques les plus insistantes (et que les angoisses de l’époque, la théâtralité terroriste notamment, ne font qu’alimenter) l’hypothèse dite du « retour du religieux ». Si nous quittons une époque strictement individualiste pour entrer dans une nouvelle ère des dieux, pouvons-nous imaginer vivre, à notre tour, des temps tragiques ?
Cette interrogation me ramène à un article étonnant, lu en janvier de l’année dernière, peu de temps après les attentats, d’un écrivain nommé Olivier Adam (oui, Adam : Dieu n’existe peut-être pas, mais il a le sens de l’humour). Je vous vois faire la moue : vous vous dites que passer comme ça de Camus à Adam, c’est un peu raide. C’est certain, et j’ai envie de vous avertir, comme les employés de la SNCF, de prendre garde à la hauteur entre le marchepied et le quai. Mais enfin, vous allez voir, tout est lié.
Donc, dans ce texte publié en janvier 2015 dans Libération (et qui s’appelle joliment « Quand Dieu n’existait pas »), ce romancier de notre temps, mais alors vraiment très de notre temps, dit sa souffrance. Son désarroi. Il voit des curés partout (ou des rabbins, des imams, peu importe), comme d’autres des nains dans les désopilantes comédies d’antan. Voilà qui n’était pas prévu dans le scénario que les fées, penchées sur son berceau, lui avait pourtant promis à la naissance.
La religion, nous explique Adam, c’était juste pour le passé, c’était fini : « une vieille scorie déliquescente, un reste d’obscurantisme dont on avait mis des siècles à se délivrer mais ça y était, c’était fait, on tenait le bon bout ». Et encore cette phrase splendide, presque hugolienne : « Parce qu’on se croyait délivrés ». Pauvre Adam ! Lui, le premier homme des âges édéniques nouveaux ! Plus de dieux ! L’humanité régénérée ! L’enfance si sympa dans la banlieue pavillonnaire qu’on imagine aux couleurs de Zola peignant son Paradou, dans La Faute de l’abbé Mouret. Avec Polac à la télé, Renaud à la radio ! À la coule, quoi !
Sa description des derniers cathos d’alors, en race dégénérée quasi lovecraftienne, vaut son pesant de cacahouètes. « Coincés », « bornés », « aigris »… Sur les musulmans et les Juifs, il se lâche moins. Dommage, ça promettait d’être beau. Enfin, il me faut m’arrêter, car avec Adam, on a toujours le sentiment qu’il faudrait tout citer. Adam, c’est l’anti-Descartes : sa bêtise a quelque chose de chimiquement pur, et il avance sans jamais la masquer. Une sottise par phrase, telle est sa foulée !
En tout cas, son long lamento nous annonce une bien mauvaise nouvelle : le monde sans dieu n’est finalement pas pour demain. Les dieux sont encore là. Ils ont soif. Et faim. Ils donnent leur avis et tuent (ou violent des petits enfants). Ils ont, une fois de plus, chassé Adam du paradis terrestre.
La fin du crépuscule des dieux
Mais alors, tout cela veut-il dire que le temps de la tragédie est revenu ? On est vraiment tenté d’inverser les pôles de la démonstration d’Albert Camus, pour mieux les faire coller avec notre époque : affaissement du monde rationnel et de l’individu autonome d’un côté, délires mystiques et complotistes en tous genres, demande de sacré, retour des dieux, millénarismes et terrorismes de l’autre, j’en passe et des meilleurs. Au cœur de tout cela : résistance, tension, opposition de deux logiques hostiles. À notre tour ! Sera-t-on comme Don Giovanni, grand seigneur méchant homme, révolté jusqu’à la tombe, mais qui ne se révolte que parce qu’il a Dieu face à lui, ou sa figure de marbre (le Commandeur) ? Pas tout à fait. La grandeur de Don Giovanni tient à son refus de trembler, « même si le monde s’écroulait », alors que la punition divine demeure pour lui une certitude. Pour nous, ce sera plutôt le fait de chevaliers à la foi toute fraîche, dotés du fanatisme qui convient, face à un rationalisme qui vacille, mais qui n’est pas tout à fait mort non plus. Et qui délire aussi à sa façon, c’est-à-dire rationnellement.
Pas de tragique authentique sans Dieu ni raison, nous dit Camus. Pas de révolte ni de grandeur non plus. Mais la grandeur, la révolte, sont-ce là des choses qui passionnent notre monde, et avec lui Olivier Adam ? Pas vraiment, si j’en crois son article, et l’horizon heureux qu’il y dessine en quelques traits : devise républicaine, « esprits libres » et laïcité, c’est à peu près tout, je le crains (et ça vous a même un petit côté XIXe siècle à travers les âges, non ?).
Aussi je me pose la question : une tragédie dont les valeurs seraient ainsi renversées par rapport à celles des temps anciens, peut-on encore appeler cela une tragédie ? Ne serait-ce pas plutôt une comédie ? Comment savoir ? Pour autant, je n’oserais pas parier que l’art tragique ne reviendra jamais. De même, qui peut affirmer qu’un jour Olivier Adam n’écrira pas quelque chose d’intelligent ? Dieu seul le sait…