Baudrillard ou le triomphe du superflu

Consommer, est-ce vraiment faire un choix ? Qu’est-ce que la liberté à l’époque des Superprisunics ? Poursuit-on encore ce que Benjamin Constant désignait au XIXème siècle comme la liberté des modernes, cette « jouissance paisible de l’indépendance privée » ? Jean Baudrillard, philosophe farouchement hors-Système, est le premier à synthétiser en une seule analyse le projet sociétal de l’Ouest  à la fin des années 1960. Pour lui, le monde moderne s’est construit sur une dangereuse « disparition ». Il s’en remet au public dans un ouvrage resté emblématique : La Société de consommation.

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Jean Baudrillard

Le point de départ de la critique sociale de Baudrillard est le constat suivant : « Le ludique régit de plus en plus nos rapports aux objets, aux personnes, à la culture. » En 1970, alors qu’on inhume les restes de Mai 68 et le général de Gaulle, le philosophe propose un verdict original sur la décennie. Au-delà des divisions politiques, il développe dans son deuxième livre une théorie globale, qui englobe classes sociales et production industrielle. En effet, pour lui, entre l’ordre et la contreculture dans la décennie qui s’achève, c’est la marchandise qui a triomphé. Un nouvel ordre social s’instaure depuis que le monde est entré de plain-pied dans l’ère des masses. En étudiant le phénomène invasif de la consommation, Baudrillard décrit avec un style admirable la dérive sociale à l’œuvre en Europe depuis le Plan Marshall. Il en tire une critique essentielle de cette pratique nouvelle, consommer, qui pour lui est la clé du problème. Qu’est-ce que consommer ? Voilà la question selon l’auteur. Pourquoi ce terme rassemble des activités telles que manger, s’amuser, faire ses courses ? Quel est le sens caché de ce nouveau vocable ? En analysant les pratiques qui entourent ce phénomène, Baudrillard met à jour des dynamiques à l’œuvre dans les médias et la grande distribution. Là où Marx avait identifié une forme d’aliénation par le travail, l’auteur identifie un asservissement bien plus subtil, qui s’opère non plus à l’usine, mais au supermarché. En réalité, sous couvert de promouvoir une liberté individuelle, l’époque a subtilement changé ce droit en devoir, voir en « obligation de jouissance ». Selon le philosophe, les progrès techniques mis au service d’un marketing triomphant introduisent une toute nouvelle forme de domination.

Le drugstore

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Promenade sensorielle

Comment s’opère cette nouvelle mystification ? Baudrillard identifie deux mécanismes qui sous-tendent l’asservissement des masses. Il remarque dans un premier temps que la société actuelle entretient des mythes de « possession » et d’ « accumulation », notamment au travers de la publicité. Moins meurtriers qu’à l’Est, les outils de la propagande engendrent en Europe occidentale une « ambiance » propice à la consommation. Grâce à l’ensemble des nouveaux médias, en particulier la télévision, une immense « gamme » de slogans sont diffusés quelle que soit l’heure. Une forte densité de messages est proposée au quotidien à toute personne, où qu’elle se trouve. Ces messages ne manquent jamais une occasion d’atteindre leur cible, ce qui fait que le consommateur n’a plus le temps de s’entendre penser. A l’ère du marketing, Baudrillard énonce que le comportement devient la résultante des différents stimuli commerciaux. On ne désire plus. On croit désirer à toute force et l’on répartit compulsivement son temps et son argent. Les progrès vertigineux des technologies de communication sont ainsi un facteur de la transformation inédite de l’individu en fonction économique. Dans un second temps, l’auteur identifie une autre logique à l’œuvre, intégrée dans l’espace urbain. En effet, à l’ère des dynasties du commerce (E. Leclerc en tête), rien n’est plus simple que de s’abandonner à la facilité des « Super Shopping-Centers ». Tous les produits désirés, du papier-toilette aux livres, sont rassemblés dans d’immenses centres commerciaux, également pensés pour pousser à la consommation. Les galeries marchandes, conçues par des professionnels du comportement, sont des « théâtres » où la consommation est « mise en scène » : rien n’y compte que l’objet, dans son écrin commercial. Il n’y plus de contrainte apparente. Tout est supprimé, « fluidifié » pour reprendre l’expression de l’auteur, afin que l’achat soit le moins visible possible. On n’a affaire qu’à de bonnes affaires. De lieu a priori contraignant, le commerce se fait « musée », « promenade » sensorielle où l’on se détend en famille et entre amis. Il n’y a plus de frontières entre le jeu et l’achat. La « disparition de la réalité » est totale.

L’ego consumans

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Droit au bonheur

Conséquence de cette nouvelle organisation de la société, l’homme moderne est pris au pris au piège de sa liberté. Alors qu’il croit en profiter pleinement, il persiste dans sa frustration téléguidée. Il est captif de son « droit au bonheur ». Derrière cette double logique de création de désir et d’assouvissement, c’est tout l’ordre social qui est repensé : plus de temps mort. Une logique de rentabilisation s’interpose entre l’homme et ce qui l’entoure. Toute l’activité humaine est peu à peu impliquée dans un règne de l’accessoire. Mode, obsolescence programmée, injonctions au plaisir sont les gardiens de l’« épanouissement » dans tous les domaines (rentrée littéraire, vacances…). Et malheur à qui ne joue pas le jeu ! Tout pousse l’individu à devenir gestionnaire de son temps. Il en vient à rechercher en toute chose une satisfaction égocentrique et immédiate. Cela revient, entre autres, à rechercher dans l’art « l’inverse absolu » de la culture. Il faut désormais consommer Balzac comme un complément alimentaire, pratiquer son sport hebdomadaire, etc. L’auteur prédit que la décennie à venir reposera sur le « P.P.C.C (la Plus Petite Commune Culture) ». C’est l’aboutissement logique, selon lui, de la « mentalité consumériste ». Tout est soumis aux normes de l’immédiat, de la rentabilité et de la jouissance. Les activités du quotidien se défont de valeurs intrinsèques, de notions telles que l’éthique ou le devoir. Même en politique, l’individu en vient à rechercher une forme de divertissement.

L’homme-masse

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Fun Morality

Mais la centrifugeuse consumériste n’en reste pas là. En effet, les masses engendrées par la société de consommation ont, de plus, tendance à se désolidariser. Baudrillard constate que le processus de consommation « assigne collectivement les individus à un code, sans pour autant susciter de solidarité » : l’ère des masses est l’ère de l’individualisme, bien entendu. Le citoyen est livré à lui-même. Conséquence, le consommateur en vient à se détourner des cadres traditionnels de l’identité pour se définir par la consommation. Dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es, en quelque sorte. Exit les valeurs du travail chères à Charles Péguy,  ou cette « décence commune » des classes populaires chère à Georges Orwell. Les « standards » véhiculés par les médias (l’homme sportif et dynamique, la femme belle et mince) deviennent des règles de conduite, aux détriments de la construction individuelle. L’individu s’identifie à des modèles illusoires (people, rockstar et autres idoles) pour souffrir d’un décalage permanent. Cette différence constatée le mène encore à la consommation, ergo à la solitude. Dès lors que c’est par l’achat d’une « panoplie » liée à un modèle, l’individu se soulage. Il ne reste donc que peu d’espace pour le développement personnel ou collectif dans ce carcan. L’exception, en vertu de la sacro-sainte loi de la « Fun Morality », est regardée de travers. Le « vivre–ensemble » lui-même commence à ressembler à une interdiction de la solitude. Après tout, il n’est rien de pire que de ne pas « chercher à être soi-même » fut-ce au prix de sa liberté.