Il est le dernier des Hussards. Présenté trop rapidement comme « le romancier du bonheur », injustement vu comme « le moins doué de la bande », ce nomade sédentaire comme l’appelait Pol Vandromme a pourtant bâti une œuvre pérenne. Michel Déon, l’homme qui s’est « beaucoup promené », n’est rien de moins que l’un des premiers romanciers de son temps. C’est dans sa demeure irlandaise que le vice-doyen des académiciens, appuyé sur sa canne tel le Gilbert Audubon de La Montée du soir, a reçu Philitt pour évoquer ses voyages et sa longue carrière.
PHILITT : André Suarès a dit : « Un beau voyage est une œuvre d’art. » Que vous inspire cette citation ?
Michel Déon : Je suis tout à fait d’accord avec cette citation mais tout dépend bien sûr du voyageur, de sa personnalité, de son but. Il y a des voyageurs qui se plaignent de tout, d’autres encore qui ne voient que ce qui est beau et essentiel et qui, très égoïstement, ne sélectionnent que ce qu’il y a de meilleur dans un pays ou ce qu’ils jugent comme tel.
Pour ma part, j’ai dû attendre la fin de la guerre pour commencer à voyager. En effet, avant la guerre, à l’heure du bachot, je n’avais pas l’aisance financière nécessaire, ni une situation stable et ni surtout la liberté (tout le monde ne bénéficie pas de la même liberté dans sa jeunesse). Puis j’ai été mobilisé en 1939. Ensuite, je suis devenu journaliste, j’ai beaucoup voyagé et navigué [un de ses ouvrages s’intitule Je me suis beaucoup promené, ndlr]. J’ai cessé il y a longtemps, depuis que j’ai fondé une famille puis pour raisons de santé. Mais j’ai bénéficié de beaucoup de liberté jusqu’à l’âge de 70 ans pour m’y adonner.
Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de voyager mais de rester dans un pays, de le comprendre, de s’en imbiber. J’ai appliqué ce raisonnement pour des pays comme la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique du nord etc. Un peu moins l’Europe intérieure, à tort d’ailleurs, qui m’intéressait moins alors que l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’il y a un grand intérêt à connaître ces pays, comme la Serbie par exemple, très vivants intellectuellement et qui risquent malheureusement de disparaître, avec leurs traditions, leur culture.
Les voyages m’ont appris beaucoup de choses, notamment sur les civilisations d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. J’admirais beaucoup des pays comme la Syrie ou la Libye, que j’ai visités en voyageur commandé. Pour bien connaître un pays, il est important d’y avoir vécu, mangé, bu. On apprend beaucoup d’un pays par sa nourriture ou sa musique, en fréquentant sa « vie privée ».
Que représente le voyage pour vous : une initiation ou une formation, comme dans Le Jeune Homme vert, la fuite d’une réalité triviale, d’une évolution du monde en mutation accélérée, comme dans Les Poneys sauvages ? Ou est-ce la quête d’un éventuel retour aux sources, comme dans les Pages grecques par exemple ?
Toutes ces hypothèses sont valables. Pour parler de la Grèce, nous avions une maison à Spetses, où nous avons emménagé après avoir coupé tous les liens avec Paris. Il s’agissait d’une belle île, pas dramatiquement belle mais fréquentable et qui avait l’avantage de se situer à cinq heures d’Athènes en bateau. La vie n’était pas comme à Paris, où nous sommes constamment distraits par mille choses. Je consacrais mon temps au travail et à la solitude, au milieu de mes livres. Je me suis alors assez détaché de Paris, hormis pour les séances du jeudi à l’Académie.
Vous avez écrit que votre vraie patrie est l’Europe gréco-latine, une des raisons sans doute pour lesquelles vous avez vécu plusieurs décennies en Grèce [sur l’île de Spetses]. Vous avez également écrit : « N’est-ce pas au moment où nous avons peur qu’il faut retrouver ses racines ? » Pourriez-vous nous en dire davantage ?
Je fais référence à la peur du déclin d’une civilisation. Tous les pays traversent une période difficile et également pauvre sur le plan intellectuel. Il faut, dans les pays, choisir ce qui est encore très vivant. L’Irlande est un pays vivant, très connecté au reste du monde et particulièrement la France, à laquelle les Irlandais restent très attachés. La France y conserve une bonne réputation, pour des raisons historiques, et les liens restent forts et fidèles. Le français est d’ailleurs la langue la plus étudiée ici. De nombreux auteurs irlandais, comme Beckett et même Wilde, ont écrit en français.
À titre d’anecdote, le président actuel [Michael D. Higgins] est un très bon poète, pas forcément le meilleur qui soit, mais un homme très sensible qui a été élu sur la réputation de ses vers ; après son élection en 2011, il m’a rencontré et m’a confié avoir très envie de venir à Paris et assister à une de nos séances de l’Académie. J’ai pu le lui arranger et un Jeudi lui a été consacré.
Le tourisme modifie les paysages et les comportements. Vous en faites la narration dans Le Rendez-vous de Patmos et Spetses revisité, repris dans le recueil des Pages grecques, où vous dressez un constat désabusé, amer, sur ce qu’est devenue votre île : Spetses. L’Irlande du Taxi mauve a également été la proie de changements que vous décrivez dans Cavalier, passe ton chemin.
Je suis un monstre d’égoïsme. Mais le progrès n’a quand même pas fait que du bien. Il me semble qu’il y a même maintenant des voitures à Spetses, ce qui n’était pas le cas quand j’y résidais dans les années 70. Tous ces petits changements (l’arrivée de la voiture, le réaménagement des hôtels, la multiplication des restaurants, qui servent une nourriture standardisée et moins traditionnelle) sont révélateurs d’une époque révolue, de quelque chose qui s’en va. De plus, l’apprentissage de la langue française, qui était vue comme la langue de la révolte contre les Turcs, a reculé en Grèce. Cependant, il y a quelques années, l’université d’Athènes m’a invité pour une cérémonie d’hommage et me décerner un diplôme de professeur d’honneur. J’ai été alors frappé de voir la solidité exceptionnelle de leurs connaissances en français, qui persistent malgré ce relâchement. J’ai fait le même constat au Portugal, du moins sous les années Salazar. Il y a trois ou quatre ans également, j’ai été invité en Serbie, ce qui ne m’enchantait qu’à moitié bien que les Serbes ont toujours eu assez bonne réputation. J’ai été étonné, là encore, de leur rapport avec la langue française.
Vous préférez le terme de promener ou de flâner à celui de voyager. Pourquoi ?
Il faut être en liberté. Même si j’ai dû céder de nombreuses fois à certaines formalités (préparer des conférences etc.), il était important pour moi de me ménager des périodes de temps pendant lesquelles j’avais l’esprit complètement libre. Il faut auparavant s’être renseigné sur le pays que vous visitez. J’ai ainsi, avant de me rendre en Grèce, beaucoup lu sur la Grèce actuelle et antique, tout comme la Grèce du XIXe siècle. Il faut voyager avec des livres, car ils vous guident. Cela se retrouve d’ailleurs dans certains de mes ouvrages, notamment Le Jeune Homme vert où je décris Jean Arnaud, le protagoniste, visitant l’Italie avec son camarade allemand, le premier ayant à la main Rome, Naples et Florence de Stendhal, le second Le Voyage en Italie de Goethe.
Montaigne disait qu’il faut « voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ». Ce que vous avez fait en fréquentant les « autochtones », en immersion. Selon vous, dans Je me suis beaucoup promené, c’est même l’insularité qui nous rapproche de nos semblables. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles vous avez fréquemment élu domicile sur des îles ?
J’ai toujours beaucoup aimé les îles, depuis le premier livre que j’ai lu (puis relu et que j’ouvre encore fréquemment), à savoir Robinson Crusoé, que je préférais, enfant, au petit train électrique et que je lisais sous le drap quand mes parents me croyaient endormi. Ce livre part d’une idée fantastique, celle d’un homme qui devient le maître de tout, sans qu’il tue sauvagement, sans qu’il modifie beaucoup le paysage. C’est un livre de formation, à destination des enfants mais aussi des adultes. Mon intérêt pour les îles vient très certainement de là.
Lawrence Durell disait : « Je ne suis pas un écrivain en exil, je suis un écrivain anglais résidant à l’étranger. » Vous définiriez-vous ainsi ?
Bien sûr. Je ne suis pas du tout un exilé. J’ai vécu à l’étranger une très grande partie de ma vie, ce qui m’a beaucoup apporté, sur le plan des richesses intellectuelles et l’ouverture d’esprit. Et le fait d’être écarté des querelles intestines du pays d’origine, de quelque nature qu’elles soient, est salvateur. Vous ne perdez pas de vue le plus important, à savoir ce qui se situe au-dessus de ces querelles picrocholines, cet esprit de clocher.