Rémi Brague : « Je n’aime guère le culte du moderne pour le moderne »

Rémi Brague est philosophe. Il enseigne à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne ainsi qu’à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Nous avons discuté avec lui de la problématique de la modernité à partir de ses deux plus récents ouvrages Modérément Moderne (Flammarion) et Le Règne de l’homme (Gallimard).

PHILITT : Vous invitez à être « modérément moderne » contre l’impératif rimbaldien (« absolument moderne »). Vous ne vous revendiquez pas non plus de l’antimodernisme. Que trouvez-vous insatisfaisant dans ce courant de pensée ? En quoi consiste la voie médiane que vous prônez ?

Arthur Rimbaud
Arthur Rimbaud

Rémi Brague : Il me semble capital de distinguer l’époque moderne et ce que j’appelle le projet moderne. La première expression est une catégorie historique. Elle a apporté des choses bonnes et d’autres mauvaises, ce en quoi elle ne se distingue en rien des époques qui l’ont précédée. Parmi les choses bonnes, je mettrai bien sûr la découverte des autres continents, Amérique, puis Océanie, le passage des anciens régimes à la démocratie (même si j’aurais préféré que ce passage se fît plus calmement, comme en Angleterre, sans les flots de sang que nous a coûté notre Révolution), les sciences mathématisées de la nature, etc.

Je ne me décrirais donc en aucun cas comme un antimoderne, terme que je laisse à Maritain qui en a fait le titre d’un livre. En revanche, j’accepterais volontiers le terme d’« antimoderniste », en ce que je n’aime guère le culte du moderne pour le moderne, le « tout nouveau, tout beau » qui constitue le fond plus ou moins conscient de notre vision du monde. Nous ne sommes pas encore dégrisés de l’ivresse du progrès que nous avons attrapée au XVIIIe siècle. Les plus intelligents soignent tant bien que mal la gueule de bois que nous ont infligée le Holodomor, la Shoah, la « Révolution culturelle », et quelques autres espiègleries. Mais pour la plupart, elle nous fait voir l’histoire comme une sorte de tapis roulant qui irait automatiquement vers des lendemains qui chantent. Pensez à l’usage obsédant de la métaphore de la marche « en avant ». Il est pourtant des retours en arrière salutaires : celui de l’Allemagne après douze ans de nazisme, celui de la Russie après soixante-quatorze ans de léninisme.

Ce que j’appelle le projet moderne est un des faits culturels qui sont apparus à l’époque moderne. Il consiste à faire du « moderne » le critère dernier du bien, et de l’arrachement par rapport à tout ce qui nous précède un devoir absolu : arrachement par rapport à la nature, par rapport au Dieu créateur, par rapport au passé. Et à la place, la tentative de la part de l’homme (ou de certains hommes, qui avouent parfois qu’ils ne seraient pas mécontents de se débarrasser des autres s’ils ne sont pas « dans le coup ») de se définir soi-même sans recourir ni à la Nature ni à Dieu, et partant de faire main basse sur la première et de se substituer au second.

Supposons que, en faisant ce pari, notre civilisation se soit engagée dans une impasse. Serait-il très malin de foncer dans le mur ? Ne vaudrait-il pas mieux faire marche arrière ? Ce serait d’ailleurs pour pouvoir reprendre la route, car j’ai envie de connaître la suite du feuilleton occidental, que je trouve très intéressant…

PHILITT : Le titre de votre ouvrage est-il un clin d’œil à la sentence de Philippe Muray : « Il n’y a plus d’autre crime que de ne pas être absolument moderne. » ? Faut-il donc accepter d’être un criminel aux yeux du moderne ? Revendiquez-vous ce titre de criminel, en ce sens ?

Rémi Brague : J’ai lu un peu de Philippe Muray, et surtout ce qui reste probablement son chef d’œuvre, Le XIXe siècle à travers les âges, que j’utilise dans mes propres recherches. Je cite la façon dont il a épinglé l’expression stupide « de plus en plus moderne ». J’admire son sens extraordinaire de la formule, et je ris de bon cœur. Mais, en l’occurrence, la phrase que vous citez m’avait échappé. Donc, il n’y a dans mon titre aucun clin d’œil.

Criminel ? C’est devenu une coquetterie, très efficace comme coup de pub, que de se prétendre « rebelle ». Alors, bien entendu, qu’on ne risque rien. Sur le cou de ceux qui se disent « libertins » – je rappelle que le mot latin désigne un esclave affranchi – on voit la trace du collier. Muray, revenons à lui, parle quelque part des « mutins de Panurge »… Si vous tenez absolument à me coller une étiquette, je préférerais « iconoclaste »… Mais quant à moi, je me contenterais très bien, et ce serait même un honneur, si le titre n’était avili par toute une série de marchands de soupe, d’être appelé philosophe. 

Fedor Dostoïevski
Fedor Dostoïevski

PHILITT : Vous décrivez la modernité comme le « règne de l’homme » (« mesure de toute chose », rationalité, sécularisation…). Peut-on également constater un phénomène d’aggravation de la modernité quand, au XIXe siècle, l’homme forge le concept de surhomme (d’homme-Dieu) en opposition au Dieu-homme qu’est le Christ ?

Rémi Brague : J’explique en effet toutes ces choses dans mon tout dernier et tout récent ouvrage, qui a pour titre l’expression que vous citez1. Il fournit le dossier argumenté de ce dont Modérément moderne constitue une version plus superficielle.

Le prétendu « règne de l’homme » moderne ne coïncide nullement avec la rationalité. Celle-ci n’a nullement attendu ledit règne. Pensez à Euclide, à mon cher Aristote bien sûr et, au Moyen Âge, aux grands scolastiques chrétiens, chez les Juifs à Maïmonide, en terre d’islam à al-Fârâbî ou al-Bîrûnî (pour éviter de citer une fois de plus l’éternel Averroès…). Le projet moderne se prétend rationaliste. Mais quand on demande d’où vient la raison, il nous explique qu’elle est le résultat de la sélection naturelle, c’est-à-dire du jeu de forces irrationnelles.

La « sécularisation » est elle aussi un concept trompeur. Heidegger a fait remarquer à très juste titre que son usage est une pétition de principe. Parler de « sécularisation » veut dire en effet que l’on aurait transporté des contenus religieux à un « siècle » supposé préexistant. Alors que c’est justement l’existence d’un domaine profane qu’il s’agit d’expliquer2. Il est rendu possible par le reflux de la présence divine. Le divin est concentré tout entier dans la figure du Christ ; il libère ainsi une plage où une réponse humaine devient possible. Saint Paul a tiré les conséquences de l’événement de la venue du Messie par un coup de rabot appliqué aux commandements divins. Ils sont réduits au Décalogue, qui ne contient que les règles de base permettant la survie de l’humanité. Il ne suffit pas pour organiser l’ensemble de la vie humaine dans ses moindres détails, comme la halakha juive commençait déjà à le faire, et comme les différentes formes de la sharia islamique allaient plus tard le tenter. Du coup, cette organisation de la vie humaine était laissée à la libre initiative de la raison humaine.

L’opposition Homme-Dieu / Dieu-homme est déjà dans Dostoïevski, dans un dialogue entre Kirillov et Stavroguine3. Le premier parle d’Homme-Dieu, et le second croit qu’il reprend aux Pères de l’Église le concept de divinisation (theōsis), alors qu’il s’agit de tout autre chose. En 1872, le romancier ne peut pas encore profiter des Leçons sur le théandrisme que son jeune ami Vladimir Soloviev ne professera qu’à partir de 1877.

Le concept de surhomme a une préhistoire chrétienne. Nietzsche, quant à lui, n’a pas eu à chercher très loin pour le trouver, puisqu’il est chez Goethe. Mais il lui redonne un sens nouveau en flirtant (ses dénégations postérieures n’y font rien) avec l’idée darwinienne de l’évolution des espèces.

PHILITT : Dans quelle mesure les propositions modernes contenues dans le christianisme (notamment l’universalisme) ont-elles été dégradées par ce mouvement historique qui va de la Réforme aux Lumières ?

Martin Luther
Martin Luther

Rémi Brague : Il est intéressant de remarquer qu’une bonne partie des idées-forces de la modernité sont d’origine chrétienne : celle d’homme nouveau, d’émancipation par rapport aux précepteurs, de tension vers l’avant, d’autonomie, l’universalisme du salut par relativisation des oppositions de la prière juive (esclave / homme libre, homme / femme, Juif / païen), etc., tout cela est dans les épîtres de saint Paul. Cependant, la tonalité d’ensemble est très différente. Ce qui était pour Paul une tâche confiée par Dieu à la liberté humaine devenait un projet. Et le but, le salut comme réparation du faux pas initial de l’espèce humaine (« Adam »), le cédait à l’entreprise d’un salut de soi par soi.

Faire commencer la dégradation avec la Réformation protestante ? Oui et non. Non, un non décidé, si l’on tient compte des intentions des réformateurs, qui voulaient revenir à un christianisme plus pur. Je rappelle d’ailleurs que Luther croyait que la fin du monde était toute proche, et donc qu’il ne pouvait guère avoir des projets d’avenir pour le mouvement qu’il avait lancé4. Oui, à la rigueur, si l’on envisage les conséquences réelles du libre examen, comme un historien américain l’a fait récemment dans un livre remarquable5. Je me demande à ce propos ce que les Églises protestantes célébreront au juste en 2017, pour le demi-millénaire de la Réforme luthérienne.

Voir dans les Lumières la conséquence de la Réformation est une idée que l’on rencontre des deux côtés, chez les partisans comme chez les adversaires des deux mouvements. Du côté des adversaires, Joseph de Maistre verra dans la Révolution la suite logique de la Réforme. À l’inverse, François Guizot, qui était lui-même un protestant très pieux, et d’ailleurs remarquablement bien disposé envers l’Église catholique, la défend dans une tonalité positive. Il voit dans la Réforme une « grande tentative d’affranchissement de la pensée humaine ». Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître honnêtement que « la Réforme a […] exécuté plus qu’elle n’avait entrepris, plus même peut-être qu’elle ne souhaitait [et qu’elle] n’a pleinement compris et accepté ni ses principes ni ses effets»6. En ce qui me concerne, je ne connais pas assez bien cette période pour oser me prononcer.  

PHILITT : Péguy écrivait que la République avait été faite par des hommes de l’ancienne France. Un peu à sa manière, vous expliquez que c’est le Moyen Âge qui a rendu possible l’avènement des Temps modernes. Penser la continuité permet-il de penser la rupture et réciproquement ?

Rémi Brague : Voilà encore un auteur que j’aurais dû lire davantage. Mais il y en a tant… En tout cas, je n’oserais pas me comparer à Péguy. Tout au plus puis-je être flatté si l’on trouve que je lui fais écho.

J’explique en effet que beaucoup d’idées modernes, ou prétendues comme telles, sont nées au Moyen Âge. Comme par exemple l’idée d’élire les dirigeants, et de le faire en donnant à chaque personne une voix, procédé fondamental pour nos démocraties. Il a été élaboré dans les couvents, lorsqu’il s’agissait pour les moines de choisir l’un d’eux comme abbé. Seulement, cela, nous ne voulons pas le savoir. Regardez la façon dont l’Histoire de France, pour ce qui sert de pensée à nos politiciens, commence souvent avec les « Lumières » et avec la Révolution. Je reprends, pour nommer cette façon d’emprunter sans reconnaître sa dette, la notion de « parasitisme », qui est chez Péguy et aussi, sans le mot, chez Chesterton.

Je précise que la continuité est tout autre chose que la crispation sur le passé et, à plus forte raison, que le rêve de retourner audit passé. Dans « continuité », il y a « continuer ». Ce qui interdit une rupture radicale, un « faire table rase », soit de ce qui a précédé, soit de ce dont on considère que c’est venu s’ajouter au passé supposé pur. Progressistes et réactionnaires sont paradoxalement d’accord là-dessus.  

Charles Péguy
Charles Péguy

PHILITT : Que pensez-vous de la proposition de Péguy qui fait commencer la modernité vers 1880 ?

Rémi Brague : Pour Péguy, « la date discriminante est située aux environs de 18817 ». Elle marque pour lui le début de la domination du « parti intellectuel », de ceux qui se croient très malins, pas dupes, à qui on ne la fait pas, etc. Il est de fait que cette attitude est la répétition en un plus petit format de l’attitude fondamentale du projet moderne par rapport à tout ce qui l’a précédé.

Une ligne de partage des eaux me semble être l’apparition du mot lui-même, qui date sans doute de l’essai de Baudelaire sur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne, publié en 1863. Dans l’espace linguistique allemand, on distingue volontiers les Temps Modernes (Neuzeit), que l’on fait commencer, comme nous, au tournant du XVe et du XVIe siècles, et la modernité (Moderne), dont on fixe le début, justement, vers 1880. C’est ainsi que l’on parle des modernités viennoise, munichoise, berlinoise, avant tout dans le champ littéraire et artistique.

En tout cas, il est clair que les années 80 du XIXe siècle représentent une étape qui vient s’ajouter à celles du XVIe et à d’autres années 80, celles du XVIIe (Spinoza, la Querelle parisienne des Anciens et des Modernes, Newton, etc.), dont nos « Lumières » ne sont guère que la vulgarisation. Il me semble plus intéressant d’essayer de penser le déploiement du projet moderne comme une succession de « vagues ». Dans un article resté célèbre, Leo Strauss en distinguait trois, liées respectivement aux noms de Machiavel, Rousseau et Nietzsche8. C’est ce dernier qui représente ce que les années 80 ont apporté de plus radical. Péguy n’avait de l’auteur du Zarathoustra qu’une connaissance assez sommaire, acquise probablement avant tout par ouï-dire. Reste que leurs analyses de la modernité donnent beaucoup à penser.

PHILITT : La modernité tardive dans laquelle nous vivons peut-elle permettre de ménager une place pour le spirituel ?

Rémi Brague : Dans la mesure où cette place se situe à l’intérieur de l’âme humaine, plus précisément dans son « esprit », le « spirituel » ne saurait disparaître. Et certains parlent d’une spiritualité qui se passerait de Dieu. Le bouddhisme primitif, ai-je lu quelque part, s’en passait assez bien. Je ne m’inquiète donc pas trop pour l’esprit. Il saura bien se débrouiller.

Je me demande, quant à moi, si ce n’est pas plutôt le corps qui serait menacé par la modernité tardive. Regardez la façon dont celle-ci a du mal à l’accepter tel qu’il est. Nous sommes gênés par sa faiblesse, par sa division en sexes, par la nécessité hypothétique qu’il a de donner naissance si l’espèce doit continuer, par la nécessité catégorique de vieillir et de mourir. Nous déployons toute sorte de stratégies pour l’éviter, ou à tout le moins pour l’oublier. Nous vivons un spiritualisme pervers qui rappelle certains aspects du gnosticisme du IIe siècle de notre ère ou du catharisme qui en a constitué une sorte de reviviscence un millénaire plus tard.

PHILITT : Le retour au religieux que nous connaissons aujourd’hui vous apparaît-il comme un phénomène moderne ? Il semble en effet que l’islamisme contemporain reprenne certaines catégories du moderne (communication, matérialisme).

Rémi Brague : Y a-t-il vraiment un retour du religieux ? Celui-ci s’est-il jamais vraiment éloigné ? N’a-t-on pas plutôt cru pouvoir le considérer comme une quantité négligeable, promise à disparaître ? Le « modernisme » vivait de cette illusion.

Ce qui est vrai est l’effacement, en Europe du moins, des grandes Églises chrétiennes, catholique, protestantes et anglicane. C’est-à-dire des Églises dans lesquelles la foi avait secrété une culture, en philosophie, en architecture, en peinture, en musique, etc. Du religieux subsiste, sous une forme sauvage, y compris au sens de la sauvagerie dont nous sommes les témoins au Moyen Orient.

Il est curieux de voir à quel point une idéologie se proclamant « matérialiste » comme le marxisme-léninisme a abouti à des destructions matérielles, et avant tout des destructions de « matériau humain » sans précédent. Quant à l’islamisme, ce qu’il reprend, ce sont les techniques modernes : les armes, les avions, les portables et les vidéos. Mais y a-t-il là plus que des instruments au service de tout autre chose que la modernité ?

Notes

1 Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne, Paris, Gallimard, 2015

2 Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1961, t. 2, p. 146

3 F. Dostoïevski, Бесы, II, i, 5, Moscou, ACT, 2005, p. 218

4 Luther, Tischreden, n° 2756b (1532)

5 Voir Brad S. Gregory, The Unintended Reformation. How a Religious Revolution Secularized Society, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2012

6 F. Guizot, Histoire de la Civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française, 12e leçon, Paris, Didier, 1873 (13e éd), p. 336, puis p. 343 et 346

7 Péguy, Notre jeunesse [1910], dans Œuvres en prose 1909-1914, éd. M. Péguy, Paris, Gallimard, 1961, p. 520

8 L. Strauss, « The three waves of modernity », dans H. Gildin (éd.), Political Philosophy: Six Essays by Leo Strauss, Indianapolis et New York, Bobbs Merrill / Pegasus, 1975, p. 81-98